Vide-poche : le poète argentin Juan Gelman

« Tu ne sais pas ce que tu vas écrire. Alors le voyage vers le poème, c’est ça : la distance entre ce que tu sais et ce que tu écris. »

Juan Gelman, poète argentin, cité dans l’émission de Sophie Nauleau « Ça rime à quoi » sur France Culture (le 22 janvier 2012)



 Dessin de Giacometti (Standing Figure)


"végétation"

Le numéro spécial "Humour et poésie d'aujourd'hui" de Poésie/Première (n° 51, voir post précédent) contenait aussi cet autre poème.

  
végétation


un jour la plante de mes pieds
s’est mise à pousser tige à tige
moi qui marchais comme un troupier
j’ai dû m’asseoir, un vrai vertige

depuis ma plante a fait du vert
en quantité – c’est à son ombre
que je vis été comme hiver
comme du feuillage en surnombre

sur ses branches pousse le gui              
sacré des vieux druides – c’est drôle   
si je me mets comme un yogi
tête à l’envers j’ai l’air d’un saule


Installation de Louise Bourgeois

"caprices de vers"

Un petit poème publié deux fois: une première dans Poésie sur Seine, puis une deuxième fois, récemment, dans le numéro spécial "Humour et poésie d'aujourd'hui" de la belle revue Poésie/Première (n° 51).

  
caprices de vers


quand parfois il m’arrive de mourir
de mon corps les vers avec délices
se repaissent
et toute une végétation en liesse
sur moi pousse

mais lorsque ensuite je ressuscite
et que, lyrique, je les sollicite
les vers passent
et de mon cerveau poétisant
déguerpissent


Installation de Yayoi Kusama 
(dans la surprenante rétrospective à voir à Paris au Centre Pompidou)

"entre poids et contrepoids"


On peut lire un de mes poèmes dans le dernier numéro de Décharge (n. 142). 
Un jour, je me suis mise à regarder les grues qui décorent nos villes (chose que j’avais toujours soigneusement évité de faire jusque là), et je les ai trouvées assez belles, en fait.


 

entre poids et contrepoids
le grutier perché
transporte

entre vent et béton
le grutier déplace

il monte le matin, descend le soir
et tout le jour fait bouger
horizontale
sa flèche dans toutes les directions

sa machine a un nom d’oiseau migrateur
mais il n’y pense jamais

son travail c’est juste de soulever



Vassily Kandinsky 

Un poème d'Antonio Machado: "He andado muchos caminos" (texte espagnol et traduction)

Je connais très peu, très mal, avouons-le, Antonio Machado ; mais les quelques poèmes de lui que je connais, ils m’accompagnent depuis très longtemps. Je les ai assimilés très intimement, comme une incantation, comme une formule parfaite et mystérieuse, comme une fable de La Fontaine qu’on apprend par cœur, à huit ans, sans comprendre tous les mots. En fait, comme une chanson : car je connais Antonio Machado à travers la mise en musique qu’en a faite Joan Manuel Serrat, chanteur-compositeur catalan, voix puissante*.

Rendons hommage aux cours d’espagnol : c’est au collège, grâce à mon professeur, que j’ai entendu pour la première fois le poème « La Saeta » dans la magnifique version de Joan Manuel Serrat. J’ai rapidement oublié le nom du chanteur aussi bien que celui du poète, mais il faut croire que l’expérience m’avait marquée car cinq ou six ans plus tard, à Madrid, traînant seule dans une librairie, j’ai réentendu la chanson, et j’ai été saisie au point d’aller demander au libraire quel était ce disque qu’il passait. Désormais, c’est l’un de mes disques fétiches.

Je donne ici non pas « La Saeta » mais un autre de mes poèmes/chansons préférés, « He andado muchos caminos », suivi de sa traduction.


*[Disque Dedicado a Antonio Machado, poeta, Zafiro/Novola, 1969]

 
He andado muchos caminos,
he abierto muchas veredas;
he navegado en cien mares,
y atracado en cien riberas.

En todas partes he visto
caravanas de tristeza,
soberbios y melancólicos
borrachos de sombra negra,

y pedantones al paño
que miran, callan, y piensan
que saben, porque no beben
el vino de las tabernas.

Mala gente que camina
y va apestando la tierra...

Y en todas partes he visto
gentes que danzan o juegan,
cuando pueden, y laboran
sus cuatro palmos de tierra.

Nunca, si llegan a un sitio,
preguntan a dónde llegan.
Cuando caminan, cabalgan
a lomos de mula vieja,

y no conocen la prisa
ni aun en los días de fiesta.
Donde hay vino, beben vino;
donde no hay vino, agua fresca.

Son buenas gentes que viven,
laboran, pasan y sueñan,
y en un día como tantos,
descansan bajo la tierra.


Extrait de Solitudes,
traduction Sylvie Léger et Bernard Sesé (Poésie Gallimard)

II

J’ai connu beaucoup de chemins,
j’ai tracé beaucoup de sentiers,
navigué sur cent océans
et accosté à cent rivages.

Partout j’ai vu
des caravanes de tristesse,
de fiers et mélancoliques
ivrognes à l’ombre noire

et des cuistres, dans les coulisses,
qui regardent, se taisent et se croient
savants, car ils ne boivent pas
le vin des tavernes.

Sale engeance qui va cheminant
et empeste la terre…

Et partout j’ai vu
des gens qui dansent ou qui jouent,
quand ils le peuvent, et qui labourent
leurs quatre empans de terre.

Arrivent-ils quelque part,
jamais ils ne demandent où ils sont.
Quand ils vont cheminant, ils vont
sur le dos d’une vieille mule ;

ils ne connaissent point la hâte,
pas même quand c’est jour de fête.
S’il y a du vin, ils en boivent,
sinon ils boivent de l’eau fraîche.

Ce sont de braves gens qui vivent,
qui travaillent, passent et rêvent,
et qui un jour comme tant d’autres
reposent sous la terre.


 Photo Henri Cartier-Bresson