"le vent"


Les filles des Polders font leur numéro de Cabaret : ça vient de sortir ce mois de décembre (c'est le n° 8) et le meneur de revue est tout naturellement Claude Vercey, le patron de la collection Polder !
De concert avec lui, on sort toutes nos trucs à plumes (plumes de zoiseaux, de zanimaux) : Murièle Camac, Claire Ceira, Delphine Guy, Valérie Harkness, Anna Jouy, Sophie G Lucas et Amandine Marembert (toutes des auteures Polder).
Sans oublier Luce Guilbaud pour l’édito et Flora Michèle Marin pour la chorégraphie.

De votre serviteure, vous trouverez par exemple ce poème, que je donne ici dans une version légèrement modifiée :



le vent !
oh le vent transformait
les rues en ravins
les places en landes maudites
la ville en ventre de baleine

oh dans le vent nous
devenions feuilles d’arbre
et nos manteaux ailes d’oiseau
shamans nous aurions pu nous envoler
chavirer comme une illusion
ou nous éparpiller en mille embruns

le vent, le vent, quand le vent déversait
sur la ville ses nostalgies
de monstre marin
la cathédrale se faisait montagne
et refuge ses grottes sculptées
et le dieu lui-même depuis si longtemps parti
revenait de sa main la maintenir en place


© Kiki Smith 



Emmanuel Merle : le recueil Schiste


Emmanuel Merle, dont j’ai déjà parlé ici à l’occasion de son excellent Ici en exil, vient de faire paraître un nouveau bref recueil aux éditions Alidades, Schiste.
Il continue son chemin – ou plutôt il s’arrête en chemin, fasciné – sur les pierres et dans la neige de l’enfance. C’est du schiste, ça brille, et pourtant il suffit d’un rien et « la pierre en est ternie, / qui buvait la lumière ». Pas facile de garder son éclat à la pierre, non plus qu’à la vie. Mais nul désespoir. Les poèmes d’Emmanuel Merle sont comme des bouts de montagne : « des effrois, des nœuds de pierre (…) une promesse / et son écharde ». Denses et endurants.


Ce chemin, entre la maison d’enfance
et la route, c’est la solitude apprise.

La lumière crépite sur le mica,
un miroitement,
mais la menace est là : un fil
à haute tension bourdonne,
un insecte rabote l’air.

C’est un enfant, tête baissée,
avec un bâton et des pierres,
comme s’il y avait déjà de l’amour
inemployable, même empoisonné.

Je connais bien Perceval figé,
l’arrêt du rêve devant
ce qui aurait pu être.
On ne ramasse pas le sang,
le schiste détaché du sol déçoit.

Schiste, éditions Alidades, 2013


© Gérard Traquandi

Deux petits poèmes de Guy Chaty


Guy Chaty est un poète délicieux et un comédien éprouvé. Il faut le voir et l’entendre lire ses petits textes subtilement orfévrés pour en apprécier pleinement la saveur : humour, légèreté, esprit d’enfance, profondeur cachée.
Bon, on peut aussi se les lire tout seul à voix basse et ça fait très bien l’affaire. Ou bien les lire à voix haute à un enfant si on en a un sous la main : son dernier recueil en particulier, A cheval sur la lune, entrera dans les jeunes oreilles comme dans du beurre. En plus, dans A cheval sur la lune, on aura en prime les dessins très réussis de Raphaël Lerays.
Raphaël Lerays, c’est tout pareil que Guy Chaty : humour, légèreté, esprit d’enfance, profondeur cachée. Mais avec des taches de couleurs.


Vélo-voilé

La roue de mon vélo
est voilée
Mon papa va
la réparer

Le soleil d’hiver
est voilé
Le printemps va
le réparer



Poussière

Quand le soleil a une poussière
dans l’œil
il pleure
quelques rayons tout noirs
qui donnent sur la terre
les méchancetés du soir


A cheval sur la lune, Editions Soc et Foc, 2012


Une page du recueil illustrée par Raphaël Lerays

Le recueil "Le paysage est sans légende", de James Sacré


Ce n’est pas une entreprise facile que d’écrire des poèmes sur ou à partir d’images. Le risque est de ne pas pouvoir s’éloigner de l’image (et pourquoi s’en éloigner quand on y est bien ?), de décrire pour décrire – décrire ce qui est représenté, ou comment c’est représenté, sans trouver à aller plus loin que ça. A ce jeu-là, le texte peut difficilement gagner face à la force de fascination de l’image.

James Sacré, dans Le paysage est sans légende, réussit à s’en tirer. Il s’en tire même très bien. Il s’en tire en ne se laissant pas impressionner ; en mettant mots et dessin dans le même panier. Texte et image, même tentative, même échec (« Ou si tout le contraire ? »).

Ce n’est pas parce qu’on se trouve bien dans un dessin – et comme on est bien en effet dans les superbes dessins de Guy Calamusa, qui accompagnent les poèmes de James Sacré – qu’on doit en être dupe pour autant, pas plus qu’on ne se laisse duper par les mots :

On nomme des endroits de ce monde
L’oued Bouskoura, la rivière Vendée
Un nom de village ou celui de plusieurs choses
Une échelle un puits des noms des mots
Comme pour mieux se tenir au monde
Avec un dessin c’est pas mieux, tout s’éboule
Et pas grand-chose
Qui reste dans les mains. Quand même
On est bien.

C'est vrai, on est bien ! On n’y arrive pas vraiment, à mieux se tenir au monde, mais quand on voit sur l’image « Quelque chose / Comme des cailloux de granit noir », sans trop savoir ce que c’est, on prend : « (Tu ramasses) ». Et on fait pareil quand on voit dans le poème des mots comme « Cougou » ou « Agloo ». Souvent, ça ne mène « nulle part ». Pas grave. On aura fait, on aura regardé, on aura lu, somme toute on aura vécu, comme le « petit personnage » du dernier poème :


Quelques traits d’encre qui sont
Gestes d’avoir vécu en ce qui n’est plus là
Et solitude d’un graffiti, comme un essai raté
D’affirmer de la vie.

Le paysage est sans légende, dessins de Guy Calamusa,
Al Manar - Editions Alain Gorius, 2012

Dessin de Guy Calamusa

Deux petits poèmes de Yannis Ritsos


Après l’Irlande, un autre pays mythique – un autre amour, une autre mer, une autre vie : la Grèce, mal en point ces temps-ci (mais elle en a vu d’autres, elle se relèvera).
Et un grand poète : Yannis Ritsos.


Le cyclamen

Petit oiseau couleur de rose, attaché par un fil
avec ses ailes enroulées volette dans le soleil,

Et si tu le regardes une fois, il te sourira
et si tu le regardes deux fois ou trois, tu te mettras à chanter.



Ne pleure pas sur la Grèce

Ne pleure pas sur la Grèce – quand elle est près de fléchir
Avec le couteau sur l’os, avec la laisse sur la nuque,

La voici qui déferle à nouveau, s’affermit et se déchaîne
pour terrasser la bête avec la lance du soleil.


Dix-huit petites chansons de la patrie amère, traduit par Anne Personnaz,
éditions Bruno Doucey, 2012


Alexandre Calder, Soleil rouge

Vide-poche : Barbara Cassin


Quand donc est-on chez soi ?, telle est la question qui sert de sous-titre à l'essai La Nostalgie de Barbara Cassin. Sa réponse : le chez soi, c'est la langue qu'on parle, et plus exactement la langue qu'on contribue à inventer tout en la parlant (c'est-à-dire la langue dont on défait les clichés).

« La langue n’est plus ‘maternelle’ dès lors qu’on n’y invente plus …. Quand la langue maternelle n’est plus une langue, alors il n’y a plus que de la propagande. De fait, c’est parce qu’on a une responsabilité à l’égard des mots qu’on emploie, une responsabilité d’auteur et non de récepteur ou de passeur communiquant, que la langue est elle aussi chose politique. »

Barbara Cassin dans La Nostalgie. Quand donc est-on chez soi ? (Autrement, 2013)


© Cy Twombly

Un poème de Eavan Bolan (2)


L’Irlande : pluie, vent, partout du vert, partout des pierres, partout des souvenirs des humiliations passées (le spectre atroce de la famine, la noirceur aigre du catholicisme étroit, l’émigration). Des esprits et des fantômes qui ont le sommeil plus léger qu’ailleurs. L’amour déraisonnable des habitants pour les mots, le sens du dérisoire, un peuple d’anges.

Un deuxième poème de l’Irlandaise Eavan Bolan. Quand on aime on ne compte pas.



Quarantine


In the worst hour of the worst season
of the worst year of a whole people
a man set out from the workhouse with his wife.
He was walking – they were both walking – north.

She was sick with famine fever and could not keep up.
He lifted her and put her on his back.
He walked like that west and west and north.
Until at nightfall under freezing stars they arrived.

In the morning they were both found dead.
Of cold. Of hunger. Of the toxins of a whole history.
But her feet were held against his breastbone.
The last heat of his flesh was his last gift to her.

Let no love poem ever come to this threshold.
There is no place here for the inexact
praise of the easy graces and sensuality of the body.
There is only time for this merciless inventory:

Their death together in the winter of 1847.
Also what they suffered. How they lived.
And what there is between a man and woman.
And in which darkness it can best be proved.


Quarantaine


A la pire heure de la pire saison
de la pire année de tout un peuple
un homme quitta l’asile des pauvres en compagnie de sa femme.
Il se mit à marcher, ils marchèrent ensemble, vers le nord.

Mais la famine la rendait si fiévreuse qu’elle ne pouvait le suivre.
Alors il la souleva, la porta sur son dos.
Il marcha ainsi vers l’ouest, l’ouest encore, enfin le nord.
Jusqu’à ce qu’au crépuscule ils fissent halte, sous le firmament glacé.

Au matin, on les retrouva morts tous les deux.
De froid. De faim. Victimes de toutes les toxines de l’histoire.
Mais elle avait les pieds serrés contre sa poitrine à lui.
Qui lui avait offert la chaleur de son corps en ultime cadeau.

Ce seuil, ce n’est pas à un poème d’amour de le franchir.
Pas de place ici pour l’éloge imparfait
des grâces faciles et de la sensualité du corps.
Seulement le temps de faire l’inventaire impitoyable qui suit :

Leur mort à tous deux, pendant l’hiver 1847.
Leur degré de souffrance. Leur vie.
Le lien qui peut unir un homme à une femme.
Et les heures sombres où l’on en donne la plus belle preuve.


Traduit par Martine Chardoux et Jacques Darras, in Poésie irlandaise contemporaine,
édition bilingue, Le Castor Astral, 2013.



Photo Chris Killip

Un poème d'Eavan Bolan (texte original et traduction)


Dans l’élan du récent Marché de la poésie, qui rendait hommage à la poésie irlandaise, un poème d’Eavan Bolan que j’ai découverte à cette occasion. Elle est née en 1944 et s’est attachée dans ses textes « à déconstruire l’image féminine traditionnelle dans le contexte irlandais » (présentation par Jacques Darras dans l’édition du Castor Astral).



Called


I went to find the grave of my grandmother
who died before my time. And hers.

I searched among marsh grass and granite
and single headstones
and smashed lettering
and archangel wings and found none;

For once, I said,
I will face this landscape
and look at it as she was looked upon:

Unloved because unknown.
Unknown because unnamed.

Glass Pistol Castle disappeared,
Baltray and then Clogher Head.
To the west the estuary of the Boyne –
stripped of its battles and history –
became only willow-trees and distances.

I drove back in the half-light
of late summer on
anonymous roads on my journey home

as the constellations rose overhead,
some of them twisted into women:

pinioned and winged
and single-handedly holding high the dome
and curve and horizons of today and tomorrow.

All the ships looking up to them.
All the compasses made true by them.
All the night skies named for their sorrow.


Appel


Je suis allée à la recherche de la tombe de ma grand-mère,
morte avant mon heure. Avant la sienne.

J’ai fouillé parmi le granit et la spartine
les pierres tombales esseulées,
les inscriptions abîmées,
les ailes d’archange, sans rien trouver.

Pour une fois, me dis-je,
je vais faire face à ce paysage
et le regarder comme on la regardait, elle :

Mal-aimée parce qu’inconnue.
Inconnue parce que sans nom :

Disparu le château de Glass Pistol
Baltray puis Clogher Head.
A l’ouest, l’estuaire de la Boyne,
dépouillé de ses batailles et de son histoire,
n’était plus que saules dans le lointain.

J’ai roulé sur le chemin du retour
dans la lumière du soir
de la fin de l’été
sur des routes anonymes

cependant que les constellations montaient dans le ciel,
certaines tordues en forme de femmes :

ailes et rémiges déployées
tenant d’une main le dôme
la courbe et l’horizon de ce jour et du lendemain.

Tous les bateaux regardant dans leur direction.
Toutes les boussoles ayant confiance en elles.
Tous les ciels nocturnes portant le nom de leur douleur.



Traduit par Martine Chardoux, in Poésie irlandaise contemporaine,
édition bilingue, Le Castor Astral, 2013.
(J’ai modifié – amélioré, j’espère – un vers de la traduction).



© Kiki Smith, Girl with stars 

D'après Kontakhof de Pina Bausch


D’habitude je ne mets pas de work in progress sur ce blog, pas de poèmes écrits tout récemment – je m’étais dit que je mettrais de préférence des poèmes déjà validés par une publication, il faut bien se fixer des règles. Mais comme il faut bien aussi faire des exceptions aux règles, voilà pour une fois un poème tout récent. Je l’ai écrit après avoir vu au Théâtre de la Ville à Paris Kontakhof, le spectacle de Pina Bausch dont on trouve des extraits dans le documentaire Les rêves dansants. Il est directement inspiré du spectacle. Je ne suis pas du tout sûre qu’il soit fini.



je descends l’élégant escalier de marbre
dans ma robe de satin pastel
la main glisse distinguée sur la rampe en fer forgé
j’ai le pas altier dans mes chaussures à talon
un port de danseuse
je souris délicatement   
les os fins sous la peau
j’en fais peut-être un peu trop

(en bas de l’escalier j’entrouvre
la porte d’une cave
il y a de la lumière à l’intérieur
je n’ose pas pousser la porte
si j’entrais je trouverais peut-être du monde)

le groupe des femmes en robes de satin pastel
le groupe des hommes en costume noir
c’est dans la salle de bal qu’ils se trouvent
la danse va commencer
la comédie sociale

je souris gracieusement je rejoins la ronde
les corps anguleux les gestes dérisoires
les offenses les ratages
on en fait peut-être un peu trop

on est mal assortis
et les histoires d’amour finissent mal en général


Kontakthof, photo Maarten van den Abeele


Vide-poche : le pianiste Glenn Gould


« L’objectif de l’art n’est pas le déclenchement d’une sécrétion momentanée d’adrénaline, mais la construction, sur la durée d’une vie, d’un état d’émerveillement et de sérénité ».

Glenn Gould


Ambrogio Lorenzetti, Les effets du bon gouvernement (détail) 

"Les puces"


On ne peut pas habiter toute sa vie au paradis. Depuis quelques années, j’habite dans le 9-3 – qui a aussi ses bons côtés. Quand je sors de chez moi, je vois les puces de Montreuil qui font des métastases jusque en bas de mon immeuble.
D’où ce poème paru récemment dans Traction-Brabant.


les puces


j’en ai marre des pauvres
oui oui je sais il faut pas dire ça
c’est pas chrétien c’est pas de gauche mais
en même temps puisque c’est la vérité
j’en ai marre des pauvres
il faut pas dire ça mais excusez-moi
j’ai quand même un peu le droit de le dire
car je les vois toutes les semaines
juste en bas de chez moi
ça me donne une certaine légitimité
tous les week-ends de l’année ils sont là
les pauvres il faut dire ça pour eux
ne prennent jamais de vacances apparemment
tous les week-ends de l’année
ils viennent étaler la misère du monde
et la leur plus particulièrement
sur des bouts d’étoffe à même le trottoir
et ils revendent la misère du monde
à d’autres pauvres qui n’en ont pas assez faut croire

ce sont de vrais pauvres
des qui sont importés de l’étranger
de là où on fabrique les plus beaux pauvres
Chine Roumanie Afrique
de vrais pauvres mal habillés
et qui parlent fort et mal et qui crachent
et qui poussent devant eux
des chariots minables pleins de pauvres choses
et qui plient bagage en deux secondes
quand la police arrive
pour leur compliquer encore plus la vie
(et certains jours oserai-je le dire
c’est pas chrétien c’est pas de gauche
certains jours tant pis je le dis
j’aimerais que la police les vire
une bonne fois pour toutes)

quand ils sont là et que
j’essaie d’avancer
sur le trottoir encombré
de misères à vendre
(paire de baskets usagée
passoire en plastique
poupée Barbie défraîchie)
ou bien après leur départ
quand je marche sur le trottoir
transformé en décharge
(sac plastique
basket esseulée
passoire éventrée
Barbie démembrée
sac plastique)
je les maudis « salauds de pauvres » je leur dis
en moi-même

et puis quand j’en croise un ou une
un peu à l’écart
qui attend le bus par exemple avec son gros sac
je vois le visage inquiet la peau durcie
par les peurs et les soucis
la jeunesse vieillie d’avance
je vois les sourires aussi
j’imagine le voyage depuis la Chine
depuis la Roumanie la Mauritanie
toutes ces frontières à traverser
toutes ces routes à tracer
toutes ces langues à comprendre
jamais personne qui vous fasse la place
alors je reste sans voix


Willy Ronis, Marché aux puces


Un poème de Marie Etienne (recueil Dormans)


L’une des séquences du recueil Dormans de Marie Etienne s’appelle « Frontières », et les frontières sont en effet le lieu privilégié d’où la poète écrit : frontières entre rêve et veille ou entre mort et vie, mais aussi entre homme et femme, entre orient et occident, entre compassion et cruauté, entre prose et vers…

A la fin du recueil, parlant de ses textes, elle pointe la « nécessité de la clarté dans l’incompréhension » et « le langage, l’écriture, comme une lampe à huile que l’on promènerait sur les parois originelles » – image magnifique. (Il y a donc quand même autre chose que le seul « choix du noir » !). Comment ne pas avoir envie de s’engouffrer avec elle à la découverte de ces parois oubliées qui nous attendent quelque part ?



Elle a les mains le long des cuisses, ses petits pieds
empaquetés dans des chaussettes.
A croire qu’elle est déjà partie.
Les morts ont ce qu’il faut, une maison et parfois
deux, des chaussettes pour leurs pieds.

Merci merci besoin de rien, indifférents même à
l’enfant qu’ils adoraient.
Le public est sceptique.
– Elle m’adorait, criè-je.
Et sur le ton de la conversation :
– N’insistons pas je m’en retourne.

Je m’interroge encore sur sa disparition.
D’un certain point de vue, elle n’est pas morte,
puisqu’elle me rend visite, avec ou sans ma sœur
Iris, toutes deux ni vivantes ni mortes, simplement
écartées de la vie, non débusquables.

Marie Etienne, Dormans, Flammarion, 2006


© Cindy Sherman

Vide-poche : Victor Hugo et l'exposition "L’ange du bizarre"


« L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement. L’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir. »
Victor Hugo


Par ces paroles saisissantes – ce qui sort de la plume de Victor Hugo, on a toujours envie de le recopier et de l’encadrer – se termine l’exposition L’ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Max Ernst au Musée d’Orsay
Gouffres, spectres, paysages sinistres, jeunes filles pâles, madones sadiques…
Toutes ces images qui sont devenues des clichés un peu ridicules possédaient à leurs débuts une poésie étrange et une vraie puissance. En parcourant l’exposition, on constate que celles-ci sont restées intactes. Quel plaisir de se plonger dans les ténèbres romantiques…


Caspar David Friedrich, Homme et femme regardant la lune

Lecture à la Lucarne des écrivains à Paris


VENDREDI 19 AVRIL 2013 À 19 H :
SOIRÉE VERSO
A LA LIBRAIRIE LA LUCARNE DES ECRIVAINS

Soirée organisée en présence de l’animateur de la revue Verso, Alain Wexler, de Murièle Camac, Valérie Canat de Chizy, Xavier Lapeyroux et François Teyssandier.

"On a pu lire de Murièle Camac dans Verso des textes aussi beaux que les îles grecques. Aussi essentiels. Les taches que l’on ne peut effacer : la mort. Elle y approche les éléments de la tragédie grecque.
Valérie Canat de Chizy écrit dans ce registre-là. Sa tragédie, c’est la communication. L’universel. Affrontement avec le réel dont elle conjugue les formes.
Xavier Lapeyroux, dans le n° 148 était aux prises avec ses différentes identités comme si l’on en changeait avec le temps. Il avait aussi un cobra dans la gorge.
François Teyssandier, c’est l’artiste d’un dialogue avec la conscience, avec l’espace, avec des mots tranchants comme des silex."

Tél. : 01 40 05 91 51
Métro Crimée, ligne 7

Vide-poche : Mathias Lair


Avec la revue Décharge, on est toujours sûr d’avoir de quoi se nourrir pour un bon moment, et ce n’est pas le dernier numéro qui me contredira ! Entre les poèmes de Thomas Vinau, de François de Cornière ou la découverte d’un Iranien étonnant, Alirezâ Roshan, grand derviche et grand poète, on a de quoi méditer.
Et puis comme d’habitude « Il y a poésie », la rubrique de Mathias Lair, est un bonheur de réflexions intelligentes sur la poésie. Ce mois-ci, Mathias Lair s’inspire de l’indispensable François Jullien :

« On peut comprendre que l’acte poétique ne peut rencontrer le succès auprès des foules, puisqu’il est la voix de ce que notre langage exclut. Il laisse entendre un monde autre que le nôtre. Autre au sens fort : étranger. Il creuse un écart entre notre vision du monde et cet autre monde qu’il donne à entrevoir. Il ne contredit pas, ce qui serait encore reconnaître ; il n’établit pas de différence, ce qui impliquerait encore de se comparer et donc s’enfermer dans le principe d’identité ; l’acte poétique se contente de vaquer ailleurs… »


© Fabienne Verdier


Une expo : Anticorps d’Antoine D’Agata


Une œuvre forte et brutale qui vous tombe dessus d’un seul coup et ne vous lâche plus : c’est l’exposition photographique Anticorps d’Antoine D’Agata, au BAL à Paris jusqu’au 14 avril 2013.

« C’est une quête cruelle et sans issue que d’embrasser la violence de la rue, d’en vivre l’expérience dans sa chair : apprendre le langage meurtrier qui dépasse toutes les poésies, traquer l’irruption de la vie, sale et brutale, dans l’ordre des convenances… »
Antoine D’Agata


© Antoine D'Agata

Une critique de l'exposition "Gisants" de Jan Fabre



Vu hier les Gisants du plasticien flamand Jan Fabre à la galerie Templon à Paris.  

(Résumé : toute la galerie est transformée en deux chambres funéraires, une pour chaque gisant en marbre, un homme et une femme, représentant deux scientifiques ayant réellement vécu – je passe sur ces détails, d’ailleurs pas inintéressants, destinés à donner du grain à moudre aux critiques. Disposés sur des colonnes autour des catafalques, des cerveaux sur lesquels poussent des plantes et se posent des insectes.) 

Comme l’œuvre n’est pas nulle, et comme Jan Fabre est un artiste très en vue, et très cher (« Ne touchez pas, ça coûte 80 000 euros », a dit l’une des galeristes à une dame s’approchant trop près d’un cerveau), je me dis que c’est une bonne occasion d’aborder un problème qui me tarabuste régulièrement. 

Le problème du « métier », pour reprendre un mot cher au poète italien Cesare Pavese. 

Le métier de Jan Fabre, c’est plasticien. Ce plasticien nous propose ici des sculptures. D’ailleurs, sur Wikipédia, il est présenté comme sculpteur.

Or il y a un « détail » beaucoup plus intéressant que de savoir quel scientifique représente tel ou tel gisant, et qui pourtant n’est mentionné par aucun texte critique rassemblé par la galerie dans le classeur de présentation : c’est que Jan Fabre n’a pas réalisé lui-même les sculptures présentées. Evidemment ! Lequel, de nos jours, parmi les artistes très cotés (Koons, Hirst), s’abaisse à sculpter lui-même la matière ? Lequel d’ailleurs en serait capable ?

Dixit la galeriste aux 80 000 euros, en réponse à ma question : Jan Fabre a fait les dessins préparatoires et les modèles en plâtre, puis des marbriers de Carrare ont réalisé l’œuvre elle-même.

Le gros, gros problème, c’est que le discours dont Jan Fabre accompagne son œuvre revendique avec insistance une inscription dans la tradition chrétienne des gisants, qui remonte au Moyen-Âge. C’est-à-dire dans la tradition du « métier » le plus abouti, le plus maîtrisé, le plus exigeant. Les références prestigieuses pleuvent : tombeaux des ducs de Bourgogne à Dijon, gisant d’Ilaria del Carretto par Jacopo della Quercia à Lucques, Christ voilé de Giuseppe Sammartino à Naples… Le name dropping, c’est censé faire bon effet, mais là, c’est une vraie catastrophe. Car ces chefs-d’œuvre sont en effet ce qui vient immédiatement à l’esprit devant les gisants de Jan Fabre – et c’est terrible. S’ouvre devant nous tout l’abîme qui sépare ces réalisations bouleversantes de spiritualité des blocs de marbre de Jan Fabre. Della Quercia ou Sammartino avaient mis toute leur âme dans le marbre. Fabre n’y a rien mis du tout, pour l’excellente raison qu’il n’y a pas touché.

Que voit-on ? Non pas un hommage à la spiritualité si raffinée de l’art gothique, mais plutôt un hommage au réalisme soviétique. Des sculptures très réalistes, techniquement irréprochables, et totalement dénuées de toute âme, de toute émotion (on n’ose pas dire de toute vie…)
On reste, c’est le cas de le dire, de marbre.

Les sculptures de cerveaux s’en tirent mieux : étant des images originales, inédites, elles ne souffrent pas d’une comparaison avec des modèles qui les écrasent. L’exécution de type réalisme soviétique est toujours là, mais il y a de l’idée et on se dit que, réalisé par un bon artiste, ça aurait peut-être pu donner quelque chose de remarquable.

Pour finir, et puisqu’il s’agit ici d’un blog de poésie, je voudrais vous demander d’imaginer ceci. Un grand poète connu, auteur de best-sellers réputés (il s’agit d’un monde fictif), conçoit une idée de recueil. Il élabore un cahier des charges : le recueil devra avoir tant de parties qui auront tels titres, telles épigraphes ; telle séquence aura tel contenu thématique et tel style, telles métaphores, telles allitérations, commencera  par tel vers, aura telle longueur… Puis il réunit son équipe de poétriers. Il leur explique. Attention les gars je suis très pointilleux sur les détails, c’est pas n’importe quoi hein c’est de la poésie, je vous ai embauchés parce que vous êtes les meilleurs soyez à la hauteur. Et donc allez-y. Allez-y poétriers, écrivez mon recueil, tout est là c’est moi qui ai tout conçu.

Grotesque, non ?…

Jacopo della Quercia, gisant d'Ilaria del Carretto (Lucques)


Spécial mini formats (3)


Les éditions du Pré # carré publient par abonnement, quatre fois par an, de mini plaquettes cousues main aux jolies couvertures en papier florentin...

Je ne connais qu'un peu le travail d’Amandine Marembert mais j’aime bien son apparente simplicité, son goût du jardinage, ses métaphores domestiques qui ne cherchent pas à en mettre plein la vue. Depuis le romantisme on adore associer poésie et folie, mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi, on le sait bien, tout un pan de la poésie qui explore plutôt la sagesse. Eh bien, c’est par là qu’on trouve Amandine Marembert.



Il m’a fallu éclaircir les carottes
pour mettre de l’ordre
dans ma tête
mais la mauvaise herbe
y est dure à arracher
les lignes de l’avenir
n’apparaissent pas clairement
mes larmes sont de l’eau d’arrosage
trop chaude
qui sourdent d’un puits sans fond


Tu m’as dit
que tu nous embrassais bien
que tu espérais nous voir
chez toi bientôt
à la revoyure
lançais-tu
une fois le portillon refermé
cet au revoir
est reporté à perpète

Amandine Marembert, à perpète, éditions Pré # carré, n° 53, 2007


© Holly Lynton, Solid ground     

Spécial mini formats (2)


Dans la famille « mini format », j’ai une affection spéciale pour la collection Polder, excroissance de la revue Décharge, et pilotée par Claude Vercey (inutile de le nier, il y a conflit d’intérêt ici)… C’est un petit format mais attention, avec marque-page customisé !!

Le choix a été difficile mais voici deux jeunes auteurs qui ont été publiés récemment par Polder – deux auteurs à suivre : Jean-Baptiste Pedini et Guillaume Decourt.



1. Chez Jean-Baptiste Pedini, la nuit est partout : dans la ville, dans les chemins, dans l’été, dans l’hiver, dans les visages, dans l’oreille. Poésie de fenêtres et de solitudes. Mais riches en images et en sensations étranges : est-il besoin d’autre compagnie ? C’est une drôle de nuit, la nuit de Pedini : elle illumine.



Personne n’a sommeil

La nuit s'adoucit lentement. Personne n’a sommeil et les larves rosées qui grouillent dans le ciel nous font penser aux lèvres sucrées de l’été. Si lointaines déjà pour annoncer une lune ronde. Remuer nerveusement quand la nuit est trop noire et que les corps se consument. On en brûle toujours alors que le soleil caresse les fenêtres des plus hauts étages. On le devine en transparence et c’est à peine si l’on regarde les formes nues qui s’en détachent. Elles passent dans nos yeux comme l’ombre de ces nuages qui balaient l’horizon à l’approche de l’orage. Elles passent et laissent sur nos peaux  de petits négatifs froids. Pour l’empreinte peut-être. Pour patienter jusqu’à la prochaine nuit.

Jean-Baptiste Pedini, Prendre part à la nuit, Polder n° 153 (2012)




2. Guillaume Decourt pratique la rime, l’alexandrin, et même le pantoum ! Et c’est jouissif. Il pratique aussi des formes plus libres et le plaisir n’y perd rien. C’est sexy, intelligemment exotique, drôle, toujours follement irrévérencieux.



Menteur

S’il avait marché
Sur l’océan indien
En sautant à cloche-pied
Sur les tortues marines
De l’îlot Bandrélé,
Je t’aurais cru.
Mais c’était à Tibériade…

Guillaume Decourt, La Termitière, n° 151 (2011)