Vide-poche: John Cage

« Ce qu’il nous faut, c’est le silence. Et ce qu’il faut au silence, c’est que je continue de parler. »

John Cage, entendu à la radio (France Culture bien sûr), cité en français.


Masaccio, détail (autoportrait) de La Résurrection du fils de Théophile

Anna Akhmatova, trois traductions du "Verdict"


Eté 1939 à Leningrad. Des journées pleines de lumière, des nuits pleines de douceur, mais Lev, le fils d’Anna Akhmatova, est emprisonné dans les geôles staliniennes. Il attend une inévitable condamnation au goulag. Pour sa mère, l’attente pèse comme tous les hivers d’une vie. Elle écrit Requiem, qu’elle publiera beaucoup plus tard, après la mort de Staline.

Voici trois traductions différentes d’un poème du recueil, « Le verdict » (je les ai classées par ordre de préférence).



Le verdict

La parole de marbre est tombée
Sur ma poitrine encore vivante.
Ce n’est rien. Je m’y attendais.
Je m’en sortirai, comme je pourrai.

J’ai maintenant beaucoup à faire :
Il me faut en finir avec la mémoire,
Il me faut une âme de marbre,
Il me faut apprendre à vivre de nouveau,

Sans quoi… Le murmure brûlant de l’été,
A ma fenêtre, comme une fête.
Je les voyais venir depuis longtemps
Ce jour limpide et cette maison désertée.

                                                Maison de la Fontanka, été 1939

Traduit du russe par Henri Deluy,
in Le Requiem, éditions Al Dante, 2015




Voilà. Le mot, pierre, est tombé
Sur mon sein encore vivant.
Ce n’est rien. Je m’y ferai.
J’étais prête depuis longtemps.

J’ai bien du travail aujourd’hui.
Il me faut tuer ma mémoire,
Il me faut empierrer mon âme,
Il me faut réapprendre à vivre.

Et pourtant…Ce foisonnement brûlant de l’été,
Comme une fête à ma fenêtre.
Depuis longtemps je pressentais
Ce jour si clair, cette maison déserte.

                                                Eté 1939
Traduit du russe par Sophie Benech,
in Requiem, éditions Interférences, 2005




Et la parole de pierre tomba
Sur mon sein encore vivant.
Ce n'est rien. J'étais préparée.
De toute façon je m'y ferai.

Aujourd'hui, j'ai beaucoup à faire ;
Il faut que je tue ma mémoire jusqu'au bout,
Il faut que l'âme devienne comme de la pierre.
Revivre, il faut que je l'apprenne.

Sinon... Le chaud bruissement d'été
Est comme une fête derrière ma fenêtre.
Depuis longtemps je pressentais
Ce jour si clair et la maison déserte.

                                                (Eté 1939)

Traduit du russe par Jean-Louis Backès,
in Requiem, Poème sans héros et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 2007


Rogier van der Weyden, La descente de croix (détail : Marie)

Jean-Philippe Domecq sur le problème de l’art contemporain


Ça faisait longtemps que je ne m'étais pas énervée contre "l'art contemporain"... Allons-y donc !

« Il y a tout de même un problème. Il y a un problème dans ce que [Claude Lévi-Strauss] a appelé ‘le métier perdu’, c’est-à-dire dans la négation de l’intelligence du faire. Le fait de faire quelque chose fait que (…) l’œuvre d’art est plus intelligente que la préconception que l’on peut en avoir — que l’artiste peut en avoir.
Rembrandt, on ne va pas me faire croire qu’il n’avait pas des concepts dans la tête. Ils étaient moins formulés que peut-être pour l’art conceptuel des années 60, mais il avait des concepts. Il n’en demeure pas moins que l’œuvre dépasse ses intentions. Et là où il y a un problème de la critique d’aujourd’hui, c’est que (…) une partie de la production, au fond, a créé un jeu rhétorique entre la théorie et la pratique qui fait que la pratique répond à la théorie. Alors à ce moment-là, à quoi bon ? (…) Autant faire de la théorie appliquée. L’art n’est pas une théorie appliquée. »

Jean-Philippe Domecq entendu dans Les Nouveaux chemins de la connaissance,
sur France Culture, le 01/01/16


  
J’ai déjà abordé plusieurs fois, ici ou (ou ), ce problème de la perte du « métier » chez les artistes contemporains, sans savoir – je ne suis pas une spécialiste, juste une qui écrit des poèmes et qui regarde des œuvres d'art – que Claude Lévi-Strauss avait déjà fait le même constat en 1981 (dans un article qui par ailleurs peut susciter quelques réserves). L’art contemporain a laissé tomber « l’intelligence du faire », comme le dit Jean-Philippe Domecq. Et sans cette intelligence-là, qui est un peu le principe fondateur de l'art, eh bien… il ne reste pas grand-chose à ce dernier. La théorie. Le concept. Comme si l’art devait devenir de la philo.

Peu sont ceux dans le monde de l’art contemporain à oser s’élever contre la dictature de la pensée unique qui domine celui-ci : contre l’académisme omnipotent de l’art institutionnel et institutionnalisé, théorique et théorisant, à la fois complètement soumis à l’injonction d’une « transgression » obligatoire (contradiction dans les termes) et complètement moralisateur.
Complètement soumis, surtout, aux lois et à l’idéologie du capitalisme le plus arrogant, ennemi de la complexité et de la finesse — ça ne rapporte pas assez.

Je suis d’accord avec Domecq lorsqu’il déclare que la critique est la grande coupable de cet état de fait, plus encore que les artistes (qui après tout font ce qu’ils veulent). Coupable de bêtise, selon lui – ce que je trouve généreux de sa part – ; plutôt coupable de mauvaise foi et de lâcheté, selon moi.

Evidemment, Domecq, de même que les quelques autres critiques qui, comme lui, osent s’élever contre cette pensée unique, se fait systématiquement traiter de réac. Trouver faible – très faible – l’art contemporain institutionnel, c’est donc refuser son époque, c’est donc être réac. Quel raisonnement !

La critique d’art institutionnelle, petit chien servile des grands capitalistes qui utilisent l’art pour spéculer à leur aise (en France, Pinault et Arnault, les deux no-no), promeut une production creuse, superficielle, fainéante ; au mieux, bling-bling (au moins ça brille). Cette ennuyeuse prolifération non seulement envahit les musées mais surtout – c’est bien pire – elle empêche des artistes excellents mais non alignés d’accéder à une reconnaissance.

Mais on n’a pas le droit de critiquer. On n’a pas le droit de trouver indigent Jeff Koons, affligeants les pois de Damian Hirst, déprimant le pseudo-joyeux Murakami, insipide le pseudo-scandaleux Paul McCarthy, rasoir le gentil (?) Ai Weiwei, et chiants comme la mort les innombrables musées d’art contemporain qui, de par le monde, nous les infligent, toujours les mêmes. Non, on ne peut pas, ce serait réac.

— On va quand même dans ces musées d’art contemporain parce que la plupart, heureusement, sont sauvés par leur architecture : de véritables œuvres d’art, elles. C’est que l’architecture ne tolère pas la fainéantise ni l’ignorance du métier. Merci Frank Lloyd Wright, Renzo Piano, Frank Gehry, Herzog & de Meuron, Tadao Ando, et les autres…

Et puis on y va aussi parce que parfois, entre une expo bling-bling Jeff Koons et une expo poët-poët Andy Warhol, on nous y montre des merveilles : au Centre Pompidou, en ce moment, c’est Anselm Kiefer qui régale !

Anselm Kiefer, Tempelhof

L’exposition « I love John Giorno » à Paris


Je reste partagée au sujet des performances. En poésie aussi bien qu’en art, d’ailleurs. Le principal problème, il me semble, est qu’il s’agit d’un véritable métier – le métier de comédien, en gros, ou bien de danseur – et que ce fait est rarement pris en compte. Ainsi la spectatrice doit souvent subir des amateurs qui jamais n’obtiendraient un rôle au théâtre mais que, en art ou en poésie, curieusement, on laisse faire sans oser critiquer. La performance veut se situer hors catégorie, et de ce fait, elle se situe également hors de portée des critiques habituelles de spectacles. C’est bien commode. Mais le résultat est la médiocrité très fréquente des performances. Alors que quand la personne connaît son métier et est véritablement un ou une comédienne, on assiste souvent à des « événements » qui marquent.

Je parle de cela parce que je suis allée voir une exposition riche en performances, l’exposition « I love John Giorno » au Palais de Tokyo (qui se termine ce week-end). Le temple parisien de l’art contemporain, en consacrant toute une rétrospective à John Giorno, poète et non artiste (mais le parcours est conçu par Ugo Rondinone, un artiste), met en pleine lumière la zone frontière où se trouve une partie de la poésie actuelle : mi-art contemporain mi-poésie contemporaine.

A ce titre, l’exposition est vraiment intéressante : elle regorge de « contemporain ». Brouiller les genres, comme elle le fait, c'est indéniablement être contemporain. En d’autres termes, c’est faire plaisir aux critiques.

Pourtant, au-delà du côté « contemporain » trendy, ce qu’on retient surtout de cette rétrospective, c’est la personnalité charismatique de John Giorno : c’est sa personne. Et la conviction que le vrai brouillage des frontières, des époques et des genres, il vient précisément de ce charme que peut dégager une personne — sorte de léger miracle quotidien. Cela peut se produire indépendamment de l’âge (Giorno a 75 ans), du sexe, de l’apparence physique, et d’une quelconque « contemporanéité » ou non.

La performance sur le poème « Thanx 4 nothing » notamment, filmée et projetée en ouverture dans la première salle, est vraiment captivante (mais évidemment il est préférable de comprendre l’anglais…). On trouve aussi une lecture de ce poème sur Youtube, moins aboutie cependant que la performance mise en scène et en lumière dans l’exposition.

John Giorno n’est peut-être pas un très grand poète, mais c’est certainement un vrai comédien ; un grand charmeur, un envoûteur. Portés par sa diction de New-Yorkais allumé et par son air de petit rital sorti d’un film de Scorsese, ses textes ont le don de transporter dans une Amérique qu’on a tous fantasmée et que lui a vécue, celle de la génération beatnik et du pop art, celle des drogues et du sexe « dans tous les sens ». L’Amérique des fifties et des sixties qui contrôlait le monde et dont une partie des artistes et poètes s’est vouée à une perte de contrôle totale – souvent jusqu’à la mort.

Le charme de John Giorno lui vient d’une époque et d’un pays précis, et de ce qu’il dépasse ce pays et cette époque. Dans ce type de poésie, la performance prend tout son sens. L’œuvre d’art, c’est John Giorno lui-même plus que ses textes. 



I want to give my thanks to everyone for everything,
and as a token of my appreciation,
I want to offer back to you all my good and bad habits
as magnificent priceless jewels,
wish-fulfilling gems satisfying everything you need and want,
thank you, thank you, thank you,
thanks.

May every drug I ever took
come back and get you high,
may every glass of vodka and wine I’ve drunk
come back and make you feel really good,
numbing your nerve ends
allowing the natural clarity of your mind to flow free,
may all the suicides be songs of aspiration,
thanks that bad news is always true,
may all the chocolate I have ever eaten
come back rushing through your bloodstream
and make you feel happy,
thanks for allowing me to be a poet
a noble effort, doomed, but the only choice.

John Giorno, extrait de « Thanx 4 nothing »

Je veux remercier tout le monde pour tout,
et en gage de ma gratitude,
je veux vous offrir en retour toutes mes bonnes et mauvaises habitudes
comme des joyaux magnifiques et inestimables,
des gemmes porte-bonheur accomplissant tous vos besions et tous vos souhaits,
merci, merci, merci,
merci.

Que toutes les drogues que j’ai prises
puissent revenir et vous défoncer,
que chaque verre de vin et de vodka que j’ai bu
puisse revenir pour que vous vous sentiez bien,
pour apaiser vos terminaisons nerveuses
pour permettre à la clarté naturelle de votre esprit de s’émanciper,
que tous les suicides puissent être des chants d’aspiration,
merci pour les mauvaises nouvelles qui sont toujours vraies,
que tout le chocolat que j’ai mangé
puisse revenir pour parcourir votre flux sanguin
et vous rendre heureux,
merci pour me laisser être un poète
un noble effort, voué à l’échec, mais le seul choix.

Traduction du Palais de Tokyo

John Giorno, poème visuel

Ariel Spiegler, "J’ai mis ton chien dans mon poème"


Ouvrons l'année 2016 en faisant le vœu qu'elle soit moins triste que 2015 et en pariant sur l'avenir : en l'occurrence, sur Ariel Spiegler, jeune poète qui semble n’avoir pas encore publié de recueil mais qu’on trouve ici ou là – à chaque fois avec bonheur – en revue et sur le net. Par exemple, sur le site de Recours au poème, qui nous dit qu’elle est née en 1986 à Sao Paulo – et rien de plus – si ce n’est qu’elle écrit de petites choses délectables comme ceci :


J’ai mis ton chien dans mon poème.
Il y a bavé très longtemps.
Je pense à des dimanches blêmes
d’hiver où il pleut doucement,
au mois de mai qui veut qu’on aime
et qu’on embrasse son amant.
Je veux sortir de la semaine
et voler éternellement.



© Max Neumann