Pause

L'été, c'est fait pour les longues pauses à l'ombre des arbres.

Edward Chambré Hardman, A Memory of Avignon

Murièle Modély, "Feu de tout bois"


Une actualité brûlante comme l’asphalte en juillet : Murièle Modély vient de faire paraître Feu de tout bois aux éditions de la revue Nouveaux Délits (Délit buissonnier n° 1). Il y a une mère, des enfants, la vie et les mots. A lire !

Un poème très court très beau :


cuisine

certains jours
la langue quitte la bouche
et se balade limace au dessus de nos têtes




...Et le début d’un autre poème :


velot

j’entends des grognements à l’étage, c’est étrange
car il n’y a pas de fauve dans la jungle de leur chambre
il n’y a aucun animal dans la brousse sous leur lit
à peine peut-on voir les jours électriques surgir du papier peint
un ou deux monstres verts
tout dépend du matin, des lectures de la veille
(...)


Marc Chagall
 

Apollinaire, "Il pleut"


Récemment, à l’occasion de l’exposition Apollinaire à l’Orangerie, j’ai lu pour la première fois le calligramme « Il pleut » dudit Apollinaire. Enfin bon, non, évidemment, ce n’était pas la première fois que je le lisais, mais c’était la première fois que je le lisais. C’est-à-dire qu’avant, conformément d’ailleurs (je suppose) à la volonté de son auteur, je l’avais surtout regardé. J’avais vu les mots qui se rapportaient à la pluie, j’avais vu la correspondance entre le texte et le dessin, j’avais déchiffré l’ensemble du texte mais avec difficulté et en m’arrêtant surtout sur les mots qui illustraient le dessin (« il pleut, il pleut, gouttelettes, il pleut »), et qui ne sont pas certes les plus intéressants. 

Il faut dire que dans l’édition Poésie/Gallimard des Calligrammes que tout le monde a et qui est aussi la mienne, la police est toute petite, les caractères minuscules pour pouvoir former le dessin, et la lecture en est d’autant plus laborieuse. 

Là, dans l’exposition, le calligramme reproduit en grand était beaucoup plus lisible et pour la première fois, je l’ai vraiment lu, comme un texte et non comme un dessin. Et je me suis rendu compte – quoi d’étonnant – que c’était un texte superbe :

Il pleut des voix de femmes comme si elles étaient mortes même dans le souvenir
C'est vous aussi qu'il pleut merveilleuses rencontres de ma vie ô gouttelettes
Et ces nuages cabrés se prennent à hennir tout un univers de villes auriculaires
Écoute s'il pleut tandis que le regret et le dédain pleurent une ancienne musique
Ecoute tomber les liens qui te retiennent en haut et en bas

C’est un texte superbe, du Apollinaire en grande forme, et je ne m’en étais jamais rendu compte parce que j’avais toujours été obnubilée par son aspect de dessin. 

J’ai d’ailleurs toujours eu de la difficulté avec les autres poèmes du même recueil qui sont présentés ainsi sous forme de dessin. Aucun ne m’a réellement marquée. C'est que les dessins ne relèvent pas (désolée Guillaume) du grand art (« Il pleut » est sans doute le plus réussi visuellement), et les textes, quant à eux, disparaissent sous le dessin.

Tout ça pour dire que si les recherches sur une mise en valeur visuelle de la poésie me paraissent évidemment intéressantes, je me demande dans quelle mesure elles sont viables : dans quelle mesure un texte – un tissu de mots tenus par une syntaxe – peut rester lisible lorsqu’il n’est plus présenté sous cette forme de tissu qui est sa raison d’être. Une « poésie visuelle » implique sans doute alors, comme l’ont fait Ilse et Pierre Garnier par la suite, de renoncer au texte : mettre en dessin des mots isolés, comme des fils débobinés, et non plus un tissu de mots.

Eugène Boudin, Ciel pommelé

Emmanuel Merle: "Démembrements" et "Nord, seul point cardinal"



L’actualité éditoriale d’Emmanuel Merle est riche ces temps-ci. Signalons deux remarquables publications récentes, deux ensembles situés aux deux bords opposés du champ chromatique.

Dans le dernier Décharge (n° 170, juin 2016), la série de poèmes intitulée « Démembrements » est noire, très noire, et elle laisse des marques. Comme du charbon qui s’effrite entre les doigts et noircit les ongles — du charbon froid, sans feu. On voit les corps, les vies, les voix partir à la dérive, tenter de se raccrocher au peu qui reste : « souvenons-nous de nous / souvenons-nous de nos membres / de nos mains dans ce pays silencieux ».

Aux éditions Pré#carré, le dernier livret de la collection Poésie#carré s’intitule Nord, seul point cardinal. Là non plus il ne fait pas chaud. La couverture, très réussie (et réalisée par Emmanuel Merle lui-même), a de faux airs d'un Rothko — elle est rouge rose. Mais l’intérieur des textes est blanc, très blanc, avec des nuances de gris et de bleu glacier. Et ils font entendre (les poèmes) un petit cric-cric plaintif de neige qui grince.

On voudrait tout mettre — je ne donne que le poème d’ouverture :


1.

Tu marches sur la glace, tu pressens
que remontent par-dessous,
lointains encore,
les disparus,
avides d’une seconde vie,

des nœuds dessérrés
des paroles mal entendues.

Emmanuel Merle, Nord, seul point cardinal, éditions Pré#carré (n° 91), 2016


Installation d'Andy Goldsworthy, Before the mirror