Un poème de Jean Le Boël


Jean Le Boël est l’éditeur qui se cache derrière les dynamiques éditions Henry, mais c’est aussi un poète de grande qualité, auteur de nombreux recueils.

Un texte à méditer en ces temps inquiétants (en ces temps où la haine ou le mépris sont devenus des réactions recommandées, et la hargne d’extrême-droite respectable) :



et nous serions ainsi
indifférents à toute perte
hors la nôtre
prudents penseurs de paroles
partageant parcimonieusement nos ventrées

soucieux du désordre de la misère
jusqu’à farder la face
du pauvre

émus pourtant des clameurs du stade et de l’arène
prompts à la vindicte
et à l’oubli

ah, le froid m’en glace le dos

Jean Le Boël, Le Paysage immobile, Les Ecrits du Nord - Editions Henry, 2010


Brueghel l’ancien, Les Aveugles

13 novembre 2015 : après


Il y a un an, le 13 novembre 2015, vers 21h30, j’étais à Paris dans le 11e arrondissement et je remontais la rue de Charonne depuis Bastille. Il faisait doux, les terrasses de café étaient pleines, et rien, pas même les voitures de police qui, de plus en plus nombreuses, passaient à toute allure en hurlant, n’aurait pu me faire concevoir le massacre qui était en train d’avoir lieu un peu plus haut dans la même rue de Charonne. Et ailleurs, dans d’autres rues, tout près.

Depuis, Paris n’a plus été tout à fait le même. Il y a une tristesse qui plane. Et des militaires qui patrouillent, même dans les endroits les plus paisibles.



J’ai vu passer trois militaires
en bas de la rue des nonnains d’Hyères
hier trois treillis trois mitraillettes
adieu jadis adieu nonnettes

oh tous ces siècles assassins
siècles de tueurs et de saints
oh le nouveau siècle est violent
pauvre Paris que j’aimais tant

faut-il qu’on y patrouille
faut-il qu’on ait la trouille
faut-il qu’on y meure souvent
aux terrasses sous les auvents

buvons le café buvons le vin       
assis entre terreur et chagrin
buvons l’alcool sobre l’eau amère
qui calme la mort et les nerfs


Picasso, Les Deux Saltimbanques

Anne Parian, extrait de "La chambre du milieu"


La chambre du milieu, c’est celle de l’enfance. Celle où le « je » se dit au centre des mère, père, frère, grand frère mort, jeunes demi-sœurs, grands-parents, beaux-parents, cousine, tante, oncle. Celle où on se repose, en suivant les fleurs de la tapisserie, d’affronter toute la journée le monde immense, effrayant, merveilleux. 
« Dans la chambre d’enfant, et plus encore d’adolescent, se nouent des pactes fondamentaux, des alliances définitives », dit Michelle Perrot dans Histoire de chambres (Seuil, 2009). La « chambre du milieu » d’Anne Parian a gardé intacte entre ses murs la voix des premières années.


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Jean-Pierre ne doit pas franchir en dormant la ligne que je trace au milieu du grand lit que nous devons partager.

Il y a de fréquentes occasions où nous dormons tous les deux dans la chambre du milieu.

La grande armoire à glace au bout du lit laisse juste la place pour passer. A l’opposé de la porte la fenêtre donne sur l’arrière du jardin.

La mère dort dans cette chambre alors entièrement dérangée quand elle vient.

Il y a un lit à une place de part et d’autre de la chambre des enfants à côté des W.-C. La chambre des grands-parents est au bout du couloir à gauche.

Du lit de gauche je peux suivre longtemps les motifs de la tapisserie à fleurs en déplaçant mes pieds sur le mur.

L’arrière-grand-mère y est morte.

A travers les volets un rayon de soleil balaie le mur au passage de chaque voiture. Je suppose l’éclair éblouissant sur les carrosseries que je compte.


Anne Parian, La chambre du milieu, P.O.L, 2011


Sally Mann, Naptime