Vide-poche : Nicolas Bouvier

La fin sublime de L’Usage du monde – il faudrait relire ça tous les jours :
Afghanistan. Le centre du monde, le bout du monde. Nicolas Bouvier reste immobile pendant une heure devant un incroyable paysage « de terre et de roc », où « le monde de l’anecdote était comme aboli ».
Et il dit :

« Ce jour-là, j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. »

On apprend cela en effet en vieillissant : qu’il existe des moments de grâce, mais que la grâce ne dure pas, et ne change rien – rien, en tout cas, au fait que tout est toujours à recommencer.


Afghanistan, photo Didier Lefèvre


Une critique de l'exposition photo/vidéo « Human form » : Frédérique Chauveaux et Michael McCarthy


C’est dans le Marais, rue des Coutures Saint-Gervais, dans la belle galerie Duboys. Michael McCarthy, photographe et plasticien américain, et Frédérique Chauveaux, danseuse et vidéaste française, ont été réunis ici pour leur travail sur la forme humaine, « human form » : de la forme naît le sens, la possibilité d’un sens, pour appréhender ce que c’est qu’être « humain ».

© Michael McCarthy
Dans la première salle, Michael McCarthy, « photographe qui peint ou bien peintre qui photographie » comme il se définit lui-même, expose d’étonnants autoportraits photo. Il transforme son propre corps, son propre visage, en un lieu de méditation à la fois douloureuse et étrangement sereine sur le temps, sur la présence humaine, sur la vulnérabilité et la grâce. Les photographies très travaillées – négatifs coupés, déchirés, peints – deviennent des objets soumis au travail du temps au même titre que le corps. L’effet produit est intense, presque fantastique : on a l’impression d’assister à la fois à une désintégration (en particulier pour les « Anti-portraits ») et à une affirmation de puissance.
« Ce qui est le plus proche est souvent le plus mystérieux », dit le titre de l’une de ses séries, d’après une citation de David Hockney.


© Frédérique Chauveaux
On passe dans l’autre salle. Frédérique Chauveaux, danseuse, chorégraphe, a filmé des morceaux de son corps en mouvement, ou de celui des autres : mains, nuques, têtes, torses. Elle les projette sur des objets inattendus, les objets qui accueillent ces morceaux de corps au quotidien, oreiller, chemise, lavabo. Les objets de la vie courante, façonnés et utilisés par le corps humain, deviennent ainsi des lieux soudain insolites où le corps fragmenté prend son sens, et en même temps le questionne. On retrouve là, dialoguant avec les photographies, une méditation fascinante sur ce qu’est un corps dans le temps et l’espace.

Une critique du recueil "Penser maillée", de Murièle Modély

Un début qui a retenu mon attention : Murièle Modély vient de publier son premier recueil, Penser Maillée, aux éditions du Cygne. Elle n’avait jusqu’ici fait paraître que quelques poèmes en revue, et elle tient aussi un blog très riche, que je suis depuis quelque temps. Ma façon d’écrire de la poésie est, je crois, assez différente de celle de l’auteur ; peut-être est-ce pour cela, entre autres, que j’ai été touchée.
Murièle Modély, nous dit-on dans la présentation, est originaire de l’île de la Réunion. Dans le livre, cette dernière est juste appelée « l’île » ; elle s’impose au fil des poèmes comme une présence obsédante. « L’île », c’est le lieu de l’entre-deux – ou peut-être serait-il plus juste de dire le lieu des conflagrations violentes : entre mer et volcan, eau et feu, entre mère et fille, entre noir et blanc, entre français et créole, entre désir et perte, jouissance et errance. Tout est violence dans ces poèmes aux vers brefs, cassants – d’une violence vitale, volcanique, qui apparaît comme source première d’énergie – pas très loin, me semble-t-il, de la « cruauté » créative d’Antonin Artaud :
« Un jour
Il faudra bien (…)
Que le crâne
Se fende
Que gerbent en continu
La bouche et le volcan »
Le recueil est une coque fendue d’où sort, dans la première partie, un prénom mystérieux : Jeanne. Qui est Jeanne ? Mère, fille, sœur ? Désir, absence ? Jeanne est un nom, un « je », un « elle », une île aussi, elle fait naître le poème mais lui échappe :
« Je m’appelle Jeanne
Tu
Elle
Ile
Un coup de bec
Fêle la cloche
Il n’y a pas de lignes
Elle n’est pas un livre
On ne peut pas la lire »
Ce nom à l’identité jamais élucidée constitue pour moi l’une des forces du livre, qui creuse l’énigme sans chercher à y mettre un terme.
Dans la deuxième partie du recueil (divisé en deux), les lieux changent : l’île est toujours là, mais vue d’une voiture, d’un muséum, d’un bar, vue d’« ailleurs », ou de « nulle part ». Il y a « l’homme », le sexe, « maman », et un « je » qui n’est « pas elle », « pas elles » – en quête d’une identité toujours irrésolue. La toute fin suggère tout de même une voie possible : celle du poème, sans doute, où « Mots / Et / Morts » sont « Emmaillés », et la « pulpe recomposée ».

Mais il n'est pas besoin d'attendre la fin pour savoir qu'on a là un auteur à suivre.

Murièle Modély, Penser maillée, Editions du Cygne, 2012


Tableau de Francis Bacon


"Pâques opaque"

(Suite de la série "Paros").


Pâques opaque


la mer immobile
isolement inutile
pas même un exil


abandon au temps
la paralysie du jour
le creux de l’instant


les galets ricochent
je reste sur le rivage
le sable s’accroche


– à Pâques cette année
Jésus a dû oublier
de ressusciter


Tableau de Claude Monet