Un poème de Xavier Person


Dans le recueil de Xavier Person Extravague, les vagues du rêve vont et viennent sans fin, comme celles de la mer – les phrases du rêve. Les phrases et les vagues de l’amour.
Rêve, amour, phrase : pareil. La même eau. On ne sait jamais bien faire la différence. On/il plonge, nage dedans, s’en extrait parfois.
Extravaguer : sortir de la vague, ou au contraire la suivre, loin des solides routes terrestres ?



Réorganisation d’une phrase en lieu et place de sa répétition


Une phrase plongée dans l’eau se voit tordue par ses mouvements, essayant d’en décrire l’absence de couleurs je me trouve confondu avec celle-ci, je m’écoule, je fais corps avec cette phrase, dans presque une eau tumultueuse, je n’en vois pas d’abord la fin, je cherche à m’assoupir sur un matelas plein d’eau, je prends trop de temps pour tomber, après le départ trop brusque d’un rêve, attiré par sa chute, par ce qui dans sa chute en motive le cours, à un moment je n’en reviens pas de tout ce qui s’avère possible aux limites incertaines de cette phrase, du seul fait que je nage encore, essayant de décrire les choses, rêvant d’une phrase mais sans jamais vraiment en atteindre le fond, ayant tout perdu à un moment, ayant aimé cela, ayant aimé cette phrase comme jamais aucune phrase, alors que je dormais déjà, que tout scintillait, sans rien, déjà si loin.

Xavier Person, Extravague, Le bleu du ciel, 2009


Bill Viola, Ascension (extrait de film vidéo)




Vide-poche : François Jullien et Wang Wei


« Le paysage est une ressource … – ressource du vivre. L’intime est une ressource, le paysage en est une autre. Au fond, je vois le philosophe comme un sourcier, c’est-à-dire quelqu'un qui prospecte des ressources … et qui essaie d’en exploiter la fécondité ».

François Jullien dans l’émission de radio Les nouveaux chemins de la connaissance sur France Culture.

Et dans cette même émission, un poème de Wang Wei, traduit par François Jullien :


Shitao, Monts Jingting en automne

Les hommes au loin sont sans yeux.

Les arbres au loin sont sans branche.
Les montagnes au loin sont sans rocher,
Apparaissant à peine comme des cils.
Les eaux au loin sont sans vague,
A même hauteur que les nuages. 


« April is the cruellest month » (T. S. Eliot)


On aimerait bien pouvoir snober un peu T. S. Eliot, tellement il agace avec son conservatisme de grand bourgeois, avec son mysticisme de converti, avec son inévitable prix Nobel. On aimerait bien, oui mais. Le gars a quand même écrit des trucs comme ça – le début de The Waste Land, inépuisable :



April is the cruellest month, breeding
Lilacs out of the dead land, mixing
Memory and desire, stirring
Dull roots with spring rain.
Winter kept us warm, covering
Earth in forgetful snow, feeding
A little life with dried tubers.
Summer surprised us, coming over the Starnbergersee
With a shower of rain; we stopped in the colonnade,
And went on in sunlight, into the Hofgarten,
And drank coffee, and talked for an hour.
Bin gar kine Russin, stamm' aus Litauen, echt deutsch.
And when we were children, staying at the archduke's,
My cousin's, he took me out on a sled,
And I was frightened. He said, Marie,
Marie, hold on tight. And down we went.
In the mountains, there you feel free.
I read, much of the night, and go south in the winter.

What are the roots that clutch, what branches grow
Out of this stony rubbish? Son of man,
You cannot say, or guess, for you know only
A heap of broken images, where the sun beats,
And the dead tree gives no shelter, the cricket no relief,
And the dry stone no sound of water. Only
There is shadow under this red rock,
(Come in under the shadow of this red rock),
And I will show you something different from either
Your shadow at morning striding behind you
Or your shadow at evening rising to meet you;
I will show you fear in a handful of dust.


Avril est le plus cruel des mois, il engendre
Des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle
Souvenance et désir, il réveille
Par ses pluies de printemps les racines inertes.
L’hiver nous tint au chaud, de sa neige oublieuse
Couvrant la terre, entretenant
De tubercules secs une petite vie.
L’été nous surprit, porté par l’averse
Sur le Starnbergersee ; nous fîmes halte sous les portiques
Et poussâmes, l’éclaircie venue, dans le Hofgarten,
Et puis nous prîmes du café, et nous causâmes.
Bin gar kine Russin, stamm' aus Litauen, echt deutsch.
Et lorsque nous étions enfants, en visite chez l’archiduc
Mon cousin, il m’emmena sur son traîneau
Et je pris peur. Marie, dit-il,
Marie, cramponne-toi. Et nous voilà partis !
Dans les montagnes, c’est là qu’on se sent libre.
Je lis, presque toute la nuit, et l’hiver je gagne le sud.

Quelles racines s'agrippent, quelles branches croissent
Parmi les rocailleux débris ? O fils de l'homme,
Tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissant
Qu''un amas d'images brisées sur lesquelles frappe le soleil :
L'arbre mort n'offre aucun abri, la sauterelle aucun répit,
La roche sèche aucun bruit d'eau. Point d'ombre
Si ce n'est là, dessous ce rocher rouge
(Viens t'abriter à l'ombre de ce rocher rouge)
Et je te montrerai quelques chose qui n'est
Ni ton ombre au matin marchant derrière toi,
Ni ton ombre le soir surgie à ta rencontre ;
Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière.


T. S. Eliot, The Waste Land (extrait), in La terre vaine et autres poèmes,
traduits de l'anglais par Pierre Leyris (1976), Paris, Points Seuil, 2006


Klimt, Apfelbaum II