Un film: "Amour fou" de Jessica Hausner


La figure du grand écrivain romantique – ici Heinrich von Kleist – ne sort pas grandie du film Amour fou de Jessica Hausner… Et la poésie – celle de Goethe notamment, présente à travers le lied « La violette » chanté par le personnage féminin principal – y apparaît d’une totale futilité : un simple divertissement bourgeois sans conséquence. Pourtant, les textes chantés constituent un écho troublant à la vie de la femme qui les chante. Mais ils sont incapables d’exprimer réellement l’ennui abyssal qui la mine de l’intérieur. 

Henriette Vogel, femme vidée par la vie, ne sera pas sauvée par la poésie, mais sacrifiée par un poète sans fantaisie. Leur « amour fou », finalement, ne sera qu’une mise en scène pas très au point. 

Celle de Jessica Hausner, par contraste, est d’une implacable efficacité. Elle nous dit qu’on ne saurait tricher avec la réalité. Et, tout en dénonçant les mythes trompeurs de la poésie, elle pratique elle-même une forme aboutie de poésie cinématographique : celle qui, tout en captant la beauté là où elle se trouve (son film se caractéristise par une grande beauté visuelle), dénonce toute forme d’aveuglement et de prétention. 

Il revient aux femmes d'incarner « l’ironie éternelle de la communauté », dit Avital Ronell. Jessica Hausner s’acquitte magistralement de ce rôle.



Inger Cristensen, Alphabet (extrait)


Inger Cristensen (1935-2009) est souvent considérée comme le plus grand poète danois contemporain. Dans le numéro 163 de Décharge, on la présente tout simplement comme l'un des plus grands poètes contemporains dans le monde. Après lecture de son recueil le plus connu, Alphabet, publié pour la première fois en 1981, je ne peux que partager cet avis.
Merci aux excellentes éditions Ypsilon d’avoir réédité en 2014 la traduction française de ce recueil, introuvable depuis longtemps.


(…) pense comme
pense un oiseau qui construit son nid,
pense comme un nuage, comme
les racines du bouleau nain

pense comme pense une feuille
sur un arbre, comme pensent la lumière et l’ombre
comme pense l’écorce luisante,
comme pensent les nymphes derrière
l’écorce, comme pense le lichen
sur un peu de bois pourri,
comme pense la clandestine écailleuse,
comme pense la clairière
brumeuse, comme pensent les marais
quand la montée de l’arc-en-ciel
se reflète, pense comme pensent
un peu de bourbe, quelques gouttes
de pluie, pense comme un miroir

si vital ; regarde le tourbillon
de la tempête de sable
sur son trône de néant ;
regarde ô combien banalement,
enfermée dans le moindre
petit grain de sable une subtile
vie fossilisée se repose
après le voyage ; regarde comment,
calmement, elle porte la
nuée de commencements de
la première mer ; regarde
un signe si simple
dans lequel, tel un être,

la vérité se reflète ;
mais regarde
combien c’est vrai, gracieux ; laisse
les choses, ajoute
les mots, mais laisse
les choses ; regarde
la facilité avec laquelle
elles trouvent d’elles-mêmes un abri
derrière une pierre ; regarde
la facilité avec laquelle
elles se glissent dans
ton oreille et chuchotent
à la mort de s’en aller

Extrait de Alphabet, édition bilingue de Janine & Karl Poulsen, 
Ypsilon éditeur, 2014.


Photo de Paul Caponigro

Le recueil de Fabrice Farre "Le chasseur immobile"


Ça commence par quatre vers magnifiques de Federico Garcia Lorca en épigraphe – que je ne peux pas résister au plaisir de citer ici :
Jaca negra, luna grande,
y aceitunas en mi alforja.
Aunque sepa los caminos,
yo nunca llegaré a Córdoba.

Lune grande, jument noire,
olives dans mon bissac.
J’ai beau connaître la route,
je n’atteindrai jamais Cordoue.

Le « chasseur immobile » de Fabrice Farre lui non plus n’atteindra jamais Cordoue. Mais sa route à lui ressemble plutôt aux rues des villes modernes. C’est une route ponctuée de poèmes courts en vers libres, chacun avec son titre, chacun avec son image, sa présence, son désir. On sait d’avance que cette route ne mène à aucune destination nommable (« La fin d’une route conduit / toujours en dehors du monde »). Raison de plus pour accorder une attention particulière au présent, au « hic », au quotidien, et d’atteindre à défaut de Cordoue une certaine forme de sagesse, peut-être : « là-bas les dernières paroles au débit irrégulier / révèlent l’état du chéneau dans la cour / visité par le quotidien non potable qui fuit ».

Poésie désabusée mais pas désenchantée, « immobile » mais nullement figée, qui débusque partout une forme de lyrisme mélancolique – métaphore, association surréaliste –, dans la chambre ou dans la rue, jusqu’à l’intérieur de la poche où la main roule un petit caillou.


Désir

Quand on passe, les chevaux rallongent
leur cou, on voudrait leur donner
du pain, mais on hésite. On
garde les mains dans nos poches.
Ils sont habitués par les présences
qui errent aux lucarnes de leurs yeux
le long des écuries. Ils s’étirent
et se déforment. Du vent
serait issu un cavalier possible.
Le désir désarçonné n’aurait-il plus de mains.


Le chasseur immobile a été publié en 2014 aux toutes jeunes éditions Le Citron Gare, et illustré par de très belles images de Sophie Brassart.


© Sophie Brassart