Niki Giannari, « Des spectres hantent l’Europe »


« Lorsque Maria Kourkouta, son amie de toujours, est venue à Thessalonique en mars 2016, Niki Giannari l’a emmenée au camp d’Idomeni où quelque treize mille personnes fuyant les guerres de Syrie, d’Afghanistan et d’ailleurs, tentaient de passer la frontière gréco-macédonienne, frontière qui était justement en train de se refermer devant eux. »

Maria Kourkouta, cinéaste, a filmé ces personnes qu’on ne laissait plus passer et Niki Giannari les a fait passer, elle, dans le poème qui accompagne les images du film. Poème et film s’intitulent Des spectres hantent l’Europe.
Georges Didi-Huberman a prolongé le poème en écrivant un essai sur ce que c’est qu’être réfugié, et comment se représenter cela.
L’ensemble est publié dans Passer, quoi qu'il en coûte, aux éditions de Minuit.


(...)
Ils passent et ils nous pensent.

Les morts que nous avons oubliés,
les engagements que nous avons pris et les promesses,
les idées que nous avons aimées,
les révolutions que nous avons faites,
les sacrements que nous avons niés,
tout cela est revenu avec eux.
Où que tu regardes dans les rues
ou les avenues de l’Occident,
ils cheminent : cette procession sacrée
nous regarde et nous traverse.

Maintenant silence.
Que tout s’arrête.

Ils passent.


Niki Giannari, « Des spectres hantent l’Europe », traduit du grec par Maria Kourkouta,
dans Didi-Huberman et Giannari, Passer, quoi qu'il en coûte, Editions de Minuit, 2017 


Image du film de Maria Kourkouta Des spectres hantent l’Europe

Note de lecture : Murièle Modély, "Tu écris des poèmes"


Une autrice que je suis avec attention depuis ses débuts, c’est Murièle Modély. Nous avons des points communs (on nous confond parfois, j’en ai eu récemment des indices) : un prénom, une année de naissance, la manie qu’a la société de nous caser dans la catégorie « femme ». Et puis nous avons publié notre premier recueil la même année (mais depuis, elle a pris de l’avance sur moi…).
Mais ce n’est pas pour cela que je lis ses publications. Ou peut-être que si, un peu… Tout de même, la raison première, c’est que j’aime ce qu’elle écrit. Et que, livre après livre, elle me semble construire un univers fort et cohérent, et qui tient le coup.

Son dernier recueil paru tout récemment, Tu écris des poèmes, confirme assurément cette impression.
« Tu », dans le livre, c’est « je » – cette fameuse je « autre », celle qui écrit des poèmes, justement. « Tu » est peut-être le meilleur de « je » : une je « obligé[e] d’inventer » pour exister, obligé de se dédoubler (« un peu de noir sur beaucoup de blanc ») et même de se démultiplier, de se décomposer – parties du corps, meuble, île, clavier d’ordinateur. C’est ce dédoublement répété et créateur que la première partie du recueil explore. Corps organique et corps textué dialoguent à tu et à toi. Entre vacillement au bord « du gouffre sous tes pieds » et sensation « que le mystère d’être / sur le poing du poème / est à portée de main », entre « je » absentée et « tu » prétextée, quelque chose prend place : le poème.

La troisième partie, « des signes », peut être lue comme le prolongement de cette entreprise de dédoublement. Ici, ce sont les signes de ponctuation du clavier qui constituent à proprement parler les pré-textes aux expériences de « tu », avec lesquelles ils se confondent. A chaque signe son histoire, son « tu ».

La partie centrale en revanche, « à la lettre » (texte qui avait déjà été publié à part, et auquel la reprise dans ce recueil donne une nouvelle profondeur), apparaît plutôt comme un contrepoint aux deux autres. « Je » y fait son retour. Elle déclare même : « Je suis / une fille unique ». Comme pour réfuter l’entreprise précédente de dédoublement salvateur. C’est qu’ici il est question avant tout d'une faute qui rend presque impossible l’idée de dialogue. Une histoire de mort et de culpabilité – un événement « unique » mais également sans fin : nié, dénoncé, répété, mythifié. « à la lettre » explore une faute originelle qui déforme à jamais les choses et les mots. Qui déforme le « je » aussi (jusque dans son nom : « mrlmdl » ou « uieeoey »). Ici, le double de la création, c’est la destruction.



comme le poème, tu as un trou au milieu de la phrase
un cratère d’où les mots roulent, s’écoulent jusqu’aux chevilles
agrandissent jour après jour la surface de l’île
d’un littoral friable
qui plonge dans la mer (…)

Murièle Modély, Tu écris des poèmes, éditions du Cygne, 2017


Marlene Dumas, For Whom the Bell Tolls

Jean-François Mathé, "Retenu par ce qui s’en va"


Régulièrement, il faut lire un recueil de Jean-François Mathé. Ça fait un bien fou. Je l’ai peut-être déjà dit, je le redis. 
C’est comme, je ne sais pas, entrer dans une église romane du Poitou. Régulièrement, aussi, il faut entrer dans une de ces églises romanes de campagne en pierre blanche. De celles qui sont signalées dans les guides touristiques mais sans insistance. Simples, rurales, droites, souveraines. Conçues pour la durée, pour le passage des saisons, pour la conversation avec les paysages mentaux et avec les morts.
Les poèmes de Jean-François Mathé, c’est pareil.
Ils ne sont pas dans l’air du temps, ils sont une conversation avec le temps.

Le petit recueil Retenu par ce qui s’en va par exemple – quel beau titre – est une suite impeccable de moments de grâce.

à Olivier Rougerie

Parfois l’horloge reste seule attachée par le temps.
Nous, déliés, nous voici libres de remonter dans nos vies
chercher par où a fui le gaz, par où s’est perdue l’eau
et colmater si nous pouvons.
Mais nous ne trouvons pas.

Au retour, l’horloge nous remet à notre place
dans le défilé du temps
et de la neige qui commence à tomber
chacun reçoit le flocon froid
qu’il lui faut ajouter à son âge.

Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va, Editions Folle avoine, 2015


Photo © Jungjin Lee


Victoria Guerrero Peirano, "La maison rouge"

La revue Europe, en écho au dossier César Vallejo que je mentionnais dans mon dernier post, publie aussi une poète péruvienne contemporaine, Victoria Guerrero Peirano. Elle conseille dans un ses poèmes de ne « pas baisser la tête » et d’être « plus Vallejo que Vallejo au congrès antifasciste »… Voici un autre de ses poèmes en extrait.


La maison rouge, 1

(…)
Moi par contre il y a des jours où j'avale le langage
Je le laisse fermé à clé chez moi
Mon chat en est le gardien
Et je sors dans la rue pour voir et vivre un peu
Juste un regard pour les pauvres gens qui me parlent
Ou un geste
Ils ne comprennent pas que j’ai laissé la parole chez moi
Certains sont comme les perroquets
Ils sautent sans cesse d’une idée à l’autre
Je ne sais comment les fuir
Je m’échappe
Le vent du retour est oblique
J’arrive chez moi, mon chat se roule par terre
Je sais qu’il veut mes caresses
Il ne veut pas de mots
Il est comme ça
C’est mon maître
Mon maître du langage (…)
 
Victoria Guerrero Peirano, traduit de l’espagnol par Laurence Breysse-Chanet,
Europe n° 1063-1064, nov.-déc. 2017

 
Pierre Bonnard

César Vallejo, "Pierre noire sur une pierre blanche"


Superbe dossier sur César Vallejo dans le numéro d’Europe de novembre-décembre, avec des poèmes de l’auteur péruvien qui vous arrêtent et vous intriguent. C’est à lire !
(Une raison de plus pour soutenir Europe, revue remarquable qui a pourtant vu ses subventions coupées récemment et sa survie remise en cause).


Pierre noire sur une pierre blanche

Je mourrai à Paris sous l’averse,
un jour dont j'ai déjà le souvenir.
Je mourrai à Paris – et je n’ai pas de honte –
peut-être un jeudi, comme aujourd'hui d’automne.

Ce sera jeudi, parce qu’aujourd'hui, jeudi, où je prose
ces vers, je me suis mis les humérus
à mal et jamais comme aujourd’hui je ne me suis,
avec tout mon chemin, revu si seul.

César Vallejo est mort, ils le battaient
tous sans qu'il ne leur ait rien fait ;
ils cognaient dur avec un bâton et dur

avec une corde aussi ; en sont témoins
les jours jeudi et les os humérus,
la solitude, la pluie, les chemins…

César Vallejo, traduit de l’espagnol par Florence Delay,
Europe n° 1063-1064, nov.-déc. 2017 (tiré de Poèmes humains, 1939)


Voici la version espagnole :

Piedra negra sobre una piedra blanca

Me moriré en París con aguacero,
un día del cual tengo ya el recuerdo.
Me moriré en París -y no me corro-
tal vez un jueves, como es hoy, de otoño.

Jueves será, porque hoy, jueves, que proso
estos versos, los húmeros me he puesto
a la mala y, jamás como hoy, me he vuelto,
con todo mi camino, a verme solo.

César Vallejo ha muerto, le pegaban
todos sin que él les haga nada;
le daban duro con un palo y duro

también con una soga; son testigos
los días jueves y los huesos húmeros,
la soledad, la lluvia, los caminos...


Détail d'une fresque de Diego Rivera

Cécile Mainardi : L’Homme de pluie


Sorti tout récemment semble-t-il, et déniché en librairie : le dernier livre de Cécile Mainardi, un petit volume intitulé L’Homme de pluie. Des variations autour de l’idée de pluie, et l’apparition-disparition d’un homme qui en découle. Extrait.


(...)

la pluie qui tombe en lui
est la condition non programmable
de son apesanteur


un cercle d’inutilité motrice
tous les six mètres
non tous les dix


le lire est la seule manière pour vous de le comprendre
et pourtant je regrette de l’exprimer avec des choses lisibles


quel ensemble la notion d’indessinable
et celle d’invisible ont-elles en commun ?


ce lieu où tombe la pluie
ce lieu que n’emprisonne pas la pluie
ce lieu du potentiel pur
d’où imperturbablement et sans répit
par une ligne tu surgis

(...)
Cécile Mainardi, L’Homme de pluie, éditions Série discrète, 2017   

Bill Viola, The crossing (extrait de la vidéo)

Alain Badiou, "Que pense le poème ?"


Alain Badiou est parfois exaspérant, et souvent stimulant. Tout n’est pas convaincant dans son recueil d’essais Que pense le poème ? — l’essai sur « Philippe Beck : l’invention d’un lyrisme inconnu » ou celui intitulé « Poésie et communisme » en particulier m'ont laissée sceptique. Surtout, il y a souvent chez lui, tout communiste qu’il est, une sorte de paternalisme bienveillant de médecin de famille qui me hérisse le poil. (Notons au passage – puisque la question m’intéresse – que bien sûr il ne cite pas une seule poète femme dans tout l’ouvrage – ni même d’ailleurs de philosophe femme). 

Ces réserves posées, son livre n’en est pas moins d’une grande richesse et, à ses meilleurs moments, vraiment passionnant. Son approche de la poésie, qui reste philosophique c’est-à-dire nécessairement extérieure, ouvre des pistes de réflexion remarquables – et notamment sur les rapports, justement, entre « Philosophie et poésie ». Cette approche explique qu’il privilégie un certain type de poésie plutôt que d’autres : cela explique l’intérêt pour Philippe Beck, par exemple, ou la place d’honneur accordée à Mallarmé, idole indétrônée des philosophes qui lisent de la poésie. On n’est pas obligée d’avoir le même Top 5 que lui pour apprécier ses lectures, ses rapprochements et ses synthèses très éclairantes.


La prose de Badiou peut être ardue, et il n’est pas facile d’en isoler un fragment. Mais voici tout de même un extrait :

« Il se pourrait alors que le poème déconcerte la philosophie pour autant que les opérations du poème rivalisent avec celles de la philosophie. Il se pourrait que, depuis toujours, le philosophe soit un rival envieux du poète. Ou, pour le dire autrement : le poème est une pensée qui est son acte même, et qui n’a donc pas besoin d’être aussi pensée de la pensée. Or la philosophie s’établit dans le désir de penser la pensée. Mais elle se demande si la pensée en acte, la pensée sensible, n’est pas plus réelle que la pensée de la pensée. (…)
Posons que la querelle est l’essence même du rapport entre philosophie et poésie. Ne souhaitons pas la cessation de cette querelle (…).
Luttons donc, partagés, déchirés, irréconciliés. (…) Luttons en reconnaissant la tâche commune, qui est de penser ce qui fut impensable, de dire l’impossible à dire. Ou encore, impératif de Mallarmé, que je crois partagé dans l’antagonisme même entre philosophie et poésie : ‘Là-bas, où que ce soit, nier l’indicible, qui ment.’ ».

Alain Badiou, Que pense le poème ?, éditions Nous, 2016

 
© Michael Biberstein

Elizabeth Willis, "Intrigue"


Koshkonong est une revue de poésie élégante, imprimée en belle typographie, sobre, sans falbalas, sans même de vraie page de couverture (on commence direct sur un poème).
Un peu plus d'"avant-garde", si ce mot a encore un sens et un intérêt, que les revues que je lis d’habitude. Un peu plus expérimentale, quoi. Et peut-être aussi un poil plus snob. (La dernière de couv’, occupée par un texte comme la première, consiste par exemple en un exercice de name-dropping, d’ailleurs intéressant : un « Souvenir d’une conversation avec Robert Grenier, 6 juin 2016, rue de la Montagne Sainte-Geneviève », où interviennent sur 20 lignes, outre Robert Grenier et la Montagne Sainte-Geneviève, Robert Creeley, Kenneth Rexroth, San Francisco, Harvard, Albuquerque, Stan Brakhage, Leslie Scalapino, plus deux épouses et un dédicataire désignés par leur seul prénom. Mais pas le nom de l’auteur, curieusement — Martin Richet).
La revue est dirigée par Jean Daive et publiée par Eric Pesty. Puis-je me permettre de trouver que 11 euros pour 24 pages, c’est quand même beaucoup ?

Un poème a attiré mon attention en couverture du numéro 12, daté de l’été 2017. Je l’ai lu et relu, puis relu dans le désordre, relu par bribes, et finalement, toujours intriguée, j’en recopie ici un extrait.



Intrigue

(…)

D’abord vient l’eau.
Puis l’air.
Un ouragan. Un soupir.
Abigail. Norma. Laquisha.
Molly. Sylvia. Roxanne.
Tempérance. Emma. Delilah.
Daphné. Wilhelmina. Georgette.
Glissement de terrain. Décombres.

La première phase fut l’enfance.
La deuxième phase fut Béatrice.

La première phase fut Béatrice.
La deuxième phase fut l’enfer.

D’abord la ville, puis la forêt.
La deuxième phase fut Virgile.
La troisième phase fut expurgée.
La quatrième passa inaperçue.
La dernière phase fut une lettre.
Une seule bêtise fredonnée.

Qu’est-ce qui vient en premier les blanchisseurs d’argent ou les flatteurs.
Qu’est-ce qui vient en premier le bûcher ou la glacière.

Au commencement une voix.
Au commencement la paramécie.

D’abord le carbone.
Puis l’électricité.
Ensuite les chaussures.

Au commencement un arbre. 

(…)

Elizabeth Willis, traduite par Martin Richet,
in Koshkonong, numéro 12, été 2017


© William Kentridge :
Black Monkey Thorn

Vide-poche : Clément Rosset et Giorgio Morandi

« Il n’y a pas de mystère dans les choses, mais il y a un mystère des choses. Inutile de les creuser pour leur arracher un secret qui n’existe pas ; c’est à leur surface, à la lisière de leur existence, qu’elles sont incompréhensibles : non d’être telles, mais tout simplement d’être. » 

Etonnant, dans la même journée, de lire ces réflexions de Clément Rosset, et de voir les œuvres de Giorgio Morandi exposées à la galerie Karsten Greve à Paris. Car comment mieux décrire l’impression que procure le peintre italien que par les termes de Rosset : Morandi donne à voir le mystère de la surface des objets, l'énigme de la lisière de leur existence. Un réel tout simple, tout bête, « idiot » (des pots et des boîtes) ; un mystère incompréhensible qu’on regarde fasciné.

Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, Minuit, 1977/2004
Giorgio Morandi, galerie Karsten Greve, Paris, 9/09/17 - 7/10/17


Giorgio Morandi, Natura morta, 1960

Note de lecture : Constantin Cavafis, Tous les poèmes


Un moment de bonheur poétique m’a été donné en 2017 par la publication de Tous les poèmes du Grec Constantin Cavafis chez Le Miel des anges, dans une traduction de Michel Volkovitch.
Le site Recours au poème publie ma note de lecture sur cet ouvrage. En voici la fin. Sinon, pour la lire en entier, c’est .



(…) Poète non publié de son vivant, individu périphérique, Cavafis crée un univers décalé, insaisissable, secret, et pourtant étrangement proche. Sa langue, très simple en apparence, donne une impression de transparence. Ses textes constituent autant de petites histoires facilement abordables a priori. Mais paradoxalement, aucun message clair ne nous parvient ; une opacité demeure. Quelque chose se cache.
Dans sa recherche du temps perdu[1] que sont, fondamentalement, la recherche de la Grèce passée et celle des amours enfuies, il ne faut pas lire en effet une nostalgie simpliste, encore moins une volonté de retour à une origine réductrice. Aucun goût pour l’explicatif et l’univoque chez Cavafis. Au contraire, il ne cesse de saisir des moments de transition, des visions d’entre-deux.
Ainsi, les deux derniers tiers du recueil déploient pleinement un univers du mélange, des frontières poreuses, du va-et-vient entre des identités multiples et qui, cependant, sont toutes grecques : mélange des religions avec le va-et-vient entre paganisme et christianisme ; transformation des empires ou des dominations politiques avec le passage des Grecs aux Romains, d’Antoine à Octave, des Byzantins aux Turcs ; franchissements incessants des frontières géographiques et temporelles (d’un port méditerranéen à l’autre, de la ville à la campagne) ; passage d’un nom à un autre (« On n’a pas besoin d’écrire un nouveau texte. / On n’a qu’à changer le nom[2] »). Tout cela, bien sûr, sur fond de cette sexualité mélangée, périphérique, « impure » qu’est l’homosexualité. Caractérisée chez Cavafis par une fusion et un échange constant des corps, des chairs, des désirs, des jouissances, l’homosexualité est en effet l’autre nom du mélange, du franchissement des frontières, d’une fécondité non pas physique mais intellectuelle, artistique et spirituelle :
L’accomplissement du plaisir interdit
a eu lieu. S’étant relevés,
ils se rhabillent en hâte sans dire un mot.
Ils sortent furtivement, séparément (…).
Mais comme elle y a gagné, la vie de l’artiste !
Demain, ou des années plus tard, seront écrits
les vers puissants dont c’est là l’origine[3].
« C’est là l’origine » : non pas dans une genèse biblique ou dans une épopée cosmogonique, non pas dans un récit unique de la séparation des éléments et des corps, mais au contraire dans le récit très bref et trivial d’une fusion furtive entre des corps non nommés. Ou, plus exactement, dans la répétition, poème après poème, de ces rencontres illicites des corps et des êtres, de ces mélanges « contre nature » d’où naît la plus haute forme de culture, l’art.
« L’origine » de notre civilisation, semble dire Cavafis, notre passé, il faut le chercher dans la répétition toujours recommencée des mélanges et des échanges. — En ce sens, la lecture de ces poèmes paraît particulièrement pertinente en ces temps de crise identitaire de l’Occident : on y trouve des échos politiques inattendus. Au fantasme nationaliste, qui se répand de plus en plus aujourd’hui en Occident, d’une identité unique et excluante que justifierait un passé mythifié, Cavafis permet d’opposer d’autres fantasmes, nourris par une lecture historique du passé plutôt que par le recours au mythe : fantasmes d’unions multiples, récits d’identités en circulation, poèmes des transitions fécondes et créatrices.
S’il est un pays, pour Cavafis, c’est la langue. La langue grecque est ce qui perdure et unifie au-delà des époques et des territoires, ce qui donne la noblesse et la fierté, ce qui permet la création : la « langue grecque, porteuse de mémoire[4] ». Mais même la langue, pourtant, doit s’hybrider pour devenir créatrice. La langue grecque elle-même doit se faire lieu d’échanges et de mélanges si elle veut rester lieu de vie :
Ton grec est toujours beau et musical.
Mais nous avons besoin ici de tout ton art.
Notre amour, notre peine passent dans l’autre langue.
Dans la langue étrangère, mets ton cœur égyptien.
Rafaïl, ces vers-là doivent, tu l’as compris,
être un reflet de notre vie à nous,
et chaque phrase laisser voir qu’ils sont écrits
sur un Alexandrin par un Alexandrin[5].
Cavafis l’Alexandrin « devient lui-même », pour reprendre le titre de la postface de Michel Volkovitch, en écrivant des vers grecs avec un « cœur égyptien ». Il devient le premier poète de la modernité grecque, et l’un des plus grands, en ouvrant son cœur, son corps et sa langue à tout ce qui, n’étant pas grec, permet à la Grèce d’exister.

Photo © Ferrante Ferranti (série Mère Méditerranée)

[1] Cavafis est le contemporain de Proust…
[2] « Dans une ville d’Asie Mineure », p. 286.
[3] « L’origine », p. 258.
[4] « Dans une ville d’Asie Mineure », p. 286.
[5] « Pour Ammon, mort en 610 à 29 ans », p. 211.

Linda Maria Baros, "La Maison en lames de rasoir"


Dans La Maison en lames de rasoir, l’écriture de Linda Maria Baros tient du tranchant mais aussi de l’excès, de l’abcès. C’est une écriture aussi « névrotique » que toutes les lettres de l’alphabet (« Puisque les lettres sont toujours comme ça. Névrotiques »). 
On ne réussit pas à pénétrer tous les recoins de sa maison, mais quand cela arrive on est happée, attrapée. En tout cas, qu’on réussisse à s’y installer ou qu’on s’y sente tenue à l’écart, on y est toujours un peu mal à l’aise. En ce sens, c’est une écriture qui nous force à garder l’esprit en alerte et les yeux grand ouverts – n’est-ce pas là une des visées de la poésie ?



Le fonds principal de mots


Si tu n’écris pas tous les jours mon nom,
oh, que ta main soit écrasée par l’étau des phrases !
Raidie, la bouche
avec laquelle tu gribouilles les mots !
Fouettée la parole
qui ouvre des pièges pour les loups
entre toi et nous !

Et qu’elles soient inguérissables à jamais, tes blessures,
que tu laves de mes larmes
amenées en ville dans une barrique !
Et que ton visage
soit éternellement souillé dans les fenêtres,
si tu ne taillades pas tous les jours
mon nom sur le bidon de l’amour !

Oh, mais si, en dormant, tu n’écris pas mon nom,
avec des lettres douces,
délicates, comme à nos débuts,
alors, je te le coudrai sur les lèvres
profondément, avec du catgut !

Linda Maria Baros, La Maison en lames de rasoir, Cheyne, 2008


© Joel-Peter Witkin, Feast of the fools

 

Emily Dickinson : un film et un essai


Emily Dickinson a été mise à l’honneur, un peu avant l’été, par deux sorties : celle du très beau film de Terence Davies Emily Dickinson : A Quiet Passion ; et celle du passionnant livre de Susan Howe Mon Emily Dickinson dans une traduction d’Antoine Cazé (qui signe aussi une excellente postface, « Fusil ChargéE »). Ce qui est frappant, c’est à quel point ces deux œuvres inspirées d’Emily Dickinson, tout en étant autre chose que des poèmes (l’un est un film biographique, l’autre un essai) sont aussi très manifestement, chacun à sa manière, des poèmes – à quel point ils relèvent d’un mode de pensée poétique. Emily Dickinson, qui dans sa vie a fermé sa porte à tout ce qui n’était pas poésie, ne saurait être approchée autrement que par l’écriture poétique.


Un extrait de Mon Emily Dickinson. Susan Howe écrit ceci en 1985, date de la sortie américaine de son ouvrage :

« Identité et mémoire sont essentielles pour quiconque écrit de la poésie. Pour les femmes, ce champ-là est encore d’une virginité terrifiante. Comment, en choisissant des messages dans le code établi par d’autres afin de contribuer au thème universel du Langage, puis-je l’extraire ELLE d’une myriade de symboles et d’apparitions qui le désignent LUI. Emily Dickinson soulevait constamment cette question dans ses poèmes ».


Et voici, parmi beaucoup d’autres, un court poème d’Emily Dickinson (le poème 870) cité par Susan Howe et traduit par Antoine Cazé :

Trouver est l’acte un,
L’acte deux, la perte,
Le trois, l’expédition de
La « Toison d’Or »

Le quatre, pas de découverte –
Le cinq, pas d’Equipage –
Pour finir, pas de Toison d’Or –
Jason – imposteur – lui aussi.


Finding is the first Act,
The second, loss,
Third, Expedition for
The "Golden Fleece"

Fourth, no Discovery —
Fifth, no Crew —
Finally, no Golden Fleece —
Jason — sham — too.


Photo du film de Terence Davies, Emily Dickinson : A Quiet Passion

Jean-Claude Pirotte: "je cherche un vers pour commencer"


Sortir les livres des cartons après un déménagement, c’est l’occasion de les feuilleter amoureusement ici ou là. Résultat pour aujourd’hui : ce petit poème mélancolique de Jean-Claude Pirotte, comme ça – un peu d’hiver au cœur de l’été.


je cherche un vers pour commencer
avec sérieux ma matinée
un vers de sept ou huit syllabes
en voici quatre sur la table

ce n'est pas très original
mais je ne cherche pas à l'être
je termine une vie banale
et demain je cesserai d'être

je disparaîtrai dans la brume
il suffira d'un simple rhume
je perdrai la notion du temps

je me noierai dans un étang
ou dans la rivière de lune
une nuit d'hiver par grand vent

Jean-Claude Pirotte, A Saint-Léger suis réfugié, L’arrière-pays, 2014


Photo Josef Sudek


Tal Nitzan, "Deux fois le même nuage"


Tal Nitzan est une poète israélienne. C’est aussi une enfant inquiète, une mère contradictoire, un voyageur qui ne sait pas quelle langue parler, un être nourri du chagrin que donnent les pays tourmentés. Yvon Le Men en parle très bien dans la préface du recueil Deux fois le même nuage.

Un extrait du poème « Dans quel pays » :



Je suis assise au coin d’une piscine, plongeant un pied dans l’eau profonde. Quelqu'un me pousse. Peut-être qu’il ne l’aurait pas fait s’il avait su que je ne sais pas nager, me dis-je en coulant. Je m’enfonce jusqu’à ce que mes orteils touchent le fond et alors je rejaillis. Je sors la tête de l’eau et je sais que maintenant je devrais crier « Au secours » avant de couler à nouveau, mais j’ai oublié dans quel pays je me trouve et dans quelle langue je suis supposée crier.

Tal Nitzan, Deux fois le même nuage, Al Manar, 2016


© Sally Mann, Faces


Prix de la revue Nunc 2017 pour "Regarder vivre"


Moi qui avais dit un jour, sur ce même blog, que je n’étais pas une fan des prix, voilà que je me trouve toute surprise et surtout extrêmement contente d’en recevoir un — mon premier ! C’est la revue Nunc qui me le décerne. Je remercie vivement tous les membres du jury.



Le Prix de la Revue NUNC 2017 a été décerné samedi 10 juin,

dans la catégorie "poésie française", à Murièle Camac

pour son recueil : Regarder vivre (N&B) 2016

et, dans la catégorie "poésie étrangère", à Ryôichi Wago 

pour son recueil Jets de poèmes dans le vif de Fukushima

traduit du japonais par Corinne Atlan (Po&Psy).

Les lauréats recevront leur prix le 20 juillet, lors du Festival de la revue NUNC "Présences à Frontenay" (Jura).



Honoré Daumier, Remise de prix