Catastrophe (ou de l'art académique)

Pour planter le clou du post précédent, ce petit commentaire :

« C’est désormais l’œuvre qui définit le média utilisé et non l’inverse », décrète superbement l’une des porte-parole de l’art contemporain académique, Caroline Bourgeois de la François Pinault Foundation (citée par Télérama n° 3274, 10/10/12).
Or c’est bien là tout le problème. C’est bien là le contresens artistique – doublé d’un affront politique.

Contresens artistique : éliminer le terme de « matière » pour parler de « média » : on est vraiment dans la pure com’. Et on n’en est pas mécontent. Enfin extirpé, l’art, ce subversif !

Affront politique : vouloir que « l’œuvre » vienne en premier : on est dans le concept le plus creux, dans la plus pure langue de bois.
Quelle arrogance de prétendre que « l’œuvre » est là a priori, avant tout travail, avant toute confrontation au réel ! Que l’œuvre existe avant même d’avoir les moyens d’exister ! Il est symptomatique de trouver ce genre de déclaration dans la bouche d’une employée de François Pinault. N’est-ce pas là en effet, dans toute sa suffisance, un raisonnement de financier – un raisonnement de dominant déterminé à plier le monde à ses dollars virtuels ainsi qu’à son mépris ?

Aucune œuvre n’existe a prioria priori n’existe que la matière. Quelle que soit celle-ci (métal, bois, son, couleur, forme, mot, lumière).
En la travaillant, en la comprenant – et surtout en l’aimant – on réussit parfois à la transformer en « œuvre ».

Klara Kristalova, "Catastrophe"

Un spectacle de danse (Faces de Maguy Marin) et une expo (Bertrand Lavier)


Ces temps-ci, à Paris, Maguy Marin présente des spectacles au Théâtre de la Ville (temple de la danse contemporaine) et Bertrand Lavier a l’honneur d’une rétrospective au centre Pompidou (temple de l’art contemporain). Les deux temples étant géographiquement voisins, on peut donc enchaîner  l’un sur l’autre, ce que j’ai fait le week-end dernier (un vrai week-end de prof de lettres – passons). C’était en ce qui me concernait un premier contact avec deux artistes français que je ne connaissais pas. Le dirai-je d’emblée, je ne suis pas sûre de souhaiter un deuxième contact.


Dans les deux cas, mon impression a été d’assister à une expérience artistique non pas mauvaise, mais plutôt ratée – ratée par excès de prétention, de creux, de concept.

L’expo Bertrand Lavier par exemple : on entre dans une salle. On voit des objets exposés. Objets pas beaux (évidemment), pas émouvants (on s’en serait doutée), pas même surprenants non plus (les ready-made, on connaît déjà). Mais ce n’est pas grave, on est bien disposée, on ne veut pas renoncer tout de suite comme la première réac venue, on veut croire qu’il y a là quelque chose d’intéressant.
Et de fait ces objets ont un côté intriguant, énigmatique. On ne les comprend pas. On se doute qu’il y a quelque chose à comprendre qui nous échappe – c’est intéressant, ça. On imagine qu’il doit y avoir un « message » à trouver.
On ne passe pas trop de temps à chercher ce fameux message : puisqu’il y a une explication au mur, on va plutôt lire ça. On lit donc. Effectivement, il y a bien un « message » dans ces objets. Le texte au mur nous dit lequel. Le texte explicatif explique, assez brillamment d’ailleurs, et on comprend tout. Le texte fait dix ou quinze lignes. Une fois lues ces dix ou quinze lignes, il n’y a plus rien à lire, plus rien à regarder surtout. Puisqu’on a tout compris et qu’à part se faire comprendre, ces objets ne proposent rien. On passe à la salle suivante. Un nouveau texte nous explique brillamment le nouveau message derrière les nouveaux objets exposés. Objets pas beaux, pas émouvants, pas même surprenants. Objets, une fois compris leur « message », une fois gratté leur mince vernis d’énigme, d’un ennui total.
On sort de l’expo en ayant déjà tout oublié – si ce n’est, peut-être, le rouge vif de l’Alfa Roméo accidentée trônant dans une salle, dont le message est… quel est le message, déjà, pourtant dans le petit texte ça avait l’air intelligent, tant pis, tout oublié à part le rouge vif.

Le spectacle de danse de Maguy Marin, c’était exactement la même chose, transposée sur scène. Pas de danse (ça risquerait d’être beau, émouvant, surprenant), mais des messages, des idées (éculées, faut-il le préciser). Quelques rares minutes où l’attention est soudain éveillée, où le plaisir surgit soudain, parce que sur scène, soudain, il y a de la danse – de l’émotion visuelle. Le reste du temps, un ennui total. Et un gros sentiment de talents gâchés (pour les artistes) et de temps perdu, sans parler de l’argent (pour la spectatrice).

Un artiste visuel travaille la matière et les couleurs, une chorégraphe travaille les corps en mouvement. Pas les idées. Pas les concepts. Pourquoi cela semble-t-il si difficile à admettre, pour l’art contemporain dominant (institutionnalisé, c'est-à-dire académique) ? En quoi est-ce si moralement ou philosophiquement inacceptable ?
Les idées, en art, naissent de la matière travaillée. Sinon, elles ne sont qu’ennui. Et rien n’y fera.


Bertrand Lavier, Giuletta


Un poème de Valérie Rouzeau (du recueil Vrouz)

Bon, je ne suis pas une obsédée des distinctions officielles, mais Valérie Rouzeau qui reçoit le prix Apollinaire (le « Goncourt de la poésie »), ça mérite quand même une petite mention et un petit hommage.
J’ai découvert cette poète d’abord grâce aux revues de poésie qui en faisaient l’éloge et donnaient à lire des extraits de son œuvre – merci à elles – et ensuite en lisant quelques-uns de ses recueils : Mange-Matin, Pas revoir, Neige rien, et tout récemment le fameux Vrouz qui lui a valu le prix. Prix mérité : son écriture est pour moi l’une des plus stimulantes et les plus roboratives de la poésie contemporaine en France. Lire Rouzeau, c’est faire mentir tous ceux qui pensent la poésie élitiste, difficile d’accès ou déconnectée des préoccupations quotidiennes : chez elle, le dialogue avec l’époque et la société se fait tout naturellement. Le travail sur le langage devient – ce qu’il devrait être – tout entier jeu (jeu sérieux bien sûr) et plaisir. Et la poésie surgit sans effort apparent : avec candeur, avec humour, avec mélancolie.

En plus, c’est une excellente traductrice : voir ici un exemple de son travail sur un poème de Sylvia Plath.

Et pour une petite note politique :
Notons que sur les vingt dernières années, seules deux femmes, avant Valérie Rouzeau, ont obtenu ce très respectable prix (et avant elles, deux autres femmes seulement depuis 1947) – il faut toujours rappeler ce genre de détail.
A mettre en rapport avec le nombre considérable de femmes qui durant les mêmes vingt dernières années ont écrit de la poésie, et de la bonne, en tout cas pas de la moins bonne que celle des hommes. — Mais le monde littéraire n’est pas du tout crispé sur ses vieux privilèges, non non, pas du tout étriqué d’esprit ! Mais le monde littéraire reste l’avant-garde éclairée de la société, sa conscience, son honneur !
(Réflexion à prolonger ici...)


Un extrait de Vrouz :

On me demande de rédiger une note de frais
Et moi je pense au fond de l’air
Je sonde ma personne facture donc
Ma crève et mon temps de parole
Tant de paroles pour une intro
Vertie comme moi il faut tenir
Vertie convertie à mourir
De trac de trouille tracasserie
A sonner mots justes et injustes
Palabres graves ou devinettes
Sornettes voire onomatopées
Le palpitant au maximum
Du nombre de ses coups minute
Boum j’ai écrit et j’ai signé ma note de frais.
 

Valérie Rouzeau, Vrouz, La Table ronde, 2012 


Installation d'Annette Messager

"départ"

Le dernier poème de la série « Paros », dont une partie a été publiée dans la revue Friches (n° 108) et une autre (voir post précédent) dans la revue Verso (n° 150).



départ



…et la mer l’ignore




demain donc je te quitte
île fermentant sous la lune 
île décantant au soleil
île aimée du vent et de la mer
belle indifférente

ma tristesse en vagues nonchalantes
vient battre contre mes pensées




une île s’éloigne
un continent se rapproche
des êtres transitent          




pourtant j’en ai déjà quitté bien des endroits
je n’ai jamais connu cette envie de rester
cette impression d’avoir le cœur trop à l’étroit
comme si désormais prenait fin la beauté


Nicolas de Stael, Bateaux

"katharizo"

Le numéro de septembre 2012 de Verso, la jolie revue lyonnaise (numéro 150 !), réunit des poèmes publiés sous le thème « faire eau » – beau titre. Parmi ceux-ci, quatre sont à moi… Ils appartiennent à la même série « Paros » que les poèmes déjà publiés dans Friches et lisibles sur ce blog.
Voici le premier des quatre.


katharizo


tous les chats sont morts
quel est le mot
qui veut dire nettoyer
et comment dit-on
eau de javel
le mot tragédie
ne sert à rien

mais catharsis oui
du quotidien
à coups de serpillière
et de pitié aussi

sur la terrasse
les taches s’acharnent
la mort ne part pas

et moi qui n’ai aucune
passion pour l’immaculé
je m’acharne aussi
j’efface autant que je peux
les traces

Photo Cartier-Bresson (Sifnos, Grèce)


Un photographe : Anders Petersen

L’exposition sur Claude Nori, actuellement à la Maison européenne de la photographie à Paris, est particulièrement intéressante – je trouve – pour la partie sur son travail d’éditeur. De nombreux photographes remarquables ont été publiés par lui dans la revue Contrejour. Parmi eux, le Suédois Anders Petersen : son travail sur les habitués d’un café miteux deHambourg, c’est à la fois une chanson populaire de l’entre-deux-guerres, une nouvelle de Bukowski, et un poème moderne pas encore écrit sur la grandeur et la misère de l’humanité.


Photo Anders Petersen (Série "Café Lehmitz")