Emanuele Coccia : "La raison est une fleur"


Ce n’est pas tous les jours qu’un ouvrage bouleverse votre façon de considérer les choses et le monde. La vie des plantes, passionnant essai du philosophe Emanuele Coccia, réussit cet exploit. Son auteur part du point de vue des plantes, les grandes oubliées de la réflexion philosophique : du point de vue des feuilles, des racines, des fleurs. Du corps immobile des plantes, entièrement exposé au monde — « corps qui privilégie la surface au volume » pour mieux absorber le monde et être absorbé par lui.

Le monde, c’est le mélange, dit Emanuele Coccia, qui sous-titre son essai « Une métaphysique du mélange ». La vie, la pensée, c’est le mélange. Et c’est au corps alchimique des plantes qu’on doit la possibilité du mélange sur terre. Le corps des plantes vit, sent, pense, crée ; et grâce à elles, nous aussi.

En lisant Emanuele Coccia, on se dit que ce n’est pas un hasard si les fleurs sont un topos de l’écriture poétique ; et on comprend mieux pourquoi.
« Grâce aux fleurs, la vie végétale devient le lieu d’une explosion inédite de couleurs et de formes, et de conquête du domaine des apparences. […] Les formes et les apparences ne doivent pas communiquer du sens ou du contenu, elles doivent mettre en communication des êtres différents. »
« La raison est une fleur. […] La fleur est la forme paradigmatique de la rationalité : penser, c’est toujours s’investir dans la sphère des apparences, non pour en exprimer une intériorité cachée, ni pour parler, dire quelque chose, mais pour mettre en communication des êtres différents. »

N’est-ce pas aussi la raison d’être de la poésie ? Non pas dire quelque chose, mais mettre en communication des êtres différents.

Emanuele Coccia, La vie des plantes. Une métaphysique du mélange,
Bibliothèque rivages, 2016

 
© Christine Rebet, Mystic River

Vania Vargas, "Mi madre tiene una cicatriz vertical"


Du Guatemala, je me souviens entre autres — aujourd’hui, c’est soirée diapo, je balance mes souvenirs de voyage — je me souviens entre autres que tout le monde m’appelait mi amor, mi vida, ce qui fait bizarre au début et puis on s’habitue ; et que les gens se levaient très tôt mais n’étaient pas pressés.
Mais j’ignorais à l’époque que le pays avait des poètes, et des bonnes.
Heureusement, Laurent Bouisset m’aide à combler mes lacunes : sur son site Fuego del Fuego, on trouve nombre de beaux poèmes guatémaltèques traduits, et ce sont de vrais bonheurs de lecture. Voici par exemple un texte écrit par Vania Vargas, qu’il propose en traduction. Mais il faut vraiment aller flâner parmi les autres aussi.



Une cicatrice verticale partage
le ventre de ma mère en deux

je lui ai faite
il y a des années
quand je suis née
en sortant par l'épaule

Sans me le dire
elle se pose la question
du nombre d'années où ma vie
continuera à lui faire mal

Je le sens à chacun de ses regards
à sa manière de me caresser les cheveux
de m'écouter pleurer parfois

Elle sait
que je persiste à chercher la sortie
par le mauvais chemin
et que les cicatrices
maintenant
je serai seule à les porter


Vania Vargas, traduite par Laurent Bouisset. 
Extrait du recueil "Quizá ese día tampoco sea hoy", Editorial Cultura, 2010 (Guatemala)

Mi madre tiene una cicatriz vertical
que le parte el vientre a la mitad

Se la hice yo
hace varios años
el día que nací
de espaldas a la salida
Sin decírmelo
ella se pregunta
cuánto tiempo más
le seguirá doliendo mi vida

Lo sé por la forma en que me mira
me acaricia el pelo
me escucha llorar

Sabe
que sigo buscando la salida
por el camino equivocado
y que ahora
las cicatrices
solo yo las voy a llevar


Gravure de Käthe Kollwitz