Vide-poche : l’anthropologue Pierre Clastres


Quarante ans après sa publication, le livre de Pierre Clastres La société contre l’Etat. Recherches d’anthropologie politique reste passionnant et nécessaire. L’auteur y analyse les sociétés « primitives » amérindiennes et montre que, d’un point de vue politique et économique, elles sont les « premières sociétés du loisir, premières sociétés d’abondance ». Leur refus délibéré du travail et de l’Etat comme pouvoir politique coercitif nous rappelle que le modèle occidental néolibéral, avec son culte du travail et des lois, n’a rien d’une évidence.
 
Pierre Clastres n’est pas un idéaliste béat : ces sociétés amérindiennes ne sont pas des paradis perdus. La vie y est dure. La condition humaine y est la même que partout ailleurs : difficile à supporter. Il analyse dans cette perspective le rôle que jouent le langage, la parole et le chant. C’est ainsi qu’il en vient à considérer, « situé au cœur même de la condition humaine », le langage poétique.

Chez les Indiens Guyaki, vivant en petits groupes de chasseurs-cueilleurs nomades, les hommes chantent seuls la nuit, individuellement et chacun pour soi, un chant qui n’est destiné à être écouté par personne. Les mots n’y font plus signe pour personne, ils sont convertis en « valeurs » :

« Loin d’être innocent comme une distraction ou un simple délassement, le chant des chasseurs guayaki laisse entendre la vigoureuse intention qui l’anime d’échapper à l’assujettissement de l’homme au réseau général des signes (dont les mots ne sont ici que la métaphore privilégiée) par une agression contre le langage sous la forme d’une transgression de sa fonction. Que devient une parole lorsqu’on cesse de l’utiliser comme un moyen de communication (…) ?
Bien loin de tout exotisme, le discours naïf des sauvages nous oblige à considérer ce que poètes et penseurs sont les seuls à ne pas oublier : que le langage n’est pas un simple instrument, que l’homme peut être de plain-pied avec lui (…). Il n’y a pas, pour l’homme primitif, de langage poétique, car son langage est déjà en soi-même un poème naturel où repose la valeur des mots. Et si l’on a parlé du chant des Guayaki comme d’une agression contre le langage, c’est bien plutôt comme l’abri qui le protège que nous devons désormais l’entendre. Mais peut-on encore écouter, de misérables sauvages errants, la trop forte leçon sur le bon usage du langage ? »

Pierre Clastres, La société contre l’Etat. Recherches d’anthropologie politique, Minuit, 1974


Photographie Sebastião Salgado

Un poème de Georges Séféris

Pour ces temps endeuillés et difficiles, un extrait d'un poème de Georges Séféris, transmis par des amis grecs.
Un poème, ça ne sert à rien, ça n'a aucune efficacité, et c'est précisément pour cela que c'est nécessaire. Ça libère la parole de son lien à l'utile. Ça nous libère un peu du temps et de nous-mêmes.
C'est une parole qui n'attend rien en échange.
 


Comprimant la douleur de notre plaie
Puissions-nous sortir de la douleur de notre plaie
Comprimant l’amertume de notre corps
Puissions-nous sortir de l’amertume de notre corps
Que des roses fleurissent le sang de notre plaie.



Μαζεύοντας τον πόνο της πληγής μας
Να βγούμε από τον πόνο της πληγής μας
Μαζεύοντας την πίκρα του κορμιού μας
Να βγούμε από την πίκρα του κορμιού μας
Ρόδα ν’ανθίσουν στο αίμα της πληγής μας


(Traduction de Robert Lévesque)


Robert Motherwell, Iberia

Fluctuat nec mergitur


Dessin de Joann Sfar, publié la nuit du 13 novembre 2015


Alejandra Pizarnik : "Arbre de Diane" (traduit par Jacques Ancet)

Les éditions Ypsilon, dont on a toujours grand plaisir à tenir les livres dans la main et sous les yeux (et sous le nez — l’odeur des livres, l’une des meilleures qui soit), ont eu l’excellente idée de republier les recueils d’Alejandra Pizarnik. — Un seul regret : que l’édition de ce recueil ne soit pas bilingue. —
 
Arbre de Diane est, selon son traducteur Jacques Ancet, la première œuvre majeure de la poète argentine. Octavio Paz présente ainsi le texte dans sa préface : « étant donné son extraordinaire transparence, rares sont ceux qui peuvent le voir. Solitude, concentration et perfectionnement général de la sensibilité sont des conditions indispensables à sa vision. (…) l’arbre de Diane n’est pas un corps qui puisse se voir : c’est un objet (animé) qui nous permet de voir au-delà, un instrument naturel de vision ». Pas de doute, nous avons bien affaire à un poème.

La vie et l’œuvre d’Alejandra Pizarnik évoquent de façon troublante celles de Sylvia Plath : le suicide très jeune, bien sûr, la souffrance de vivre et l’ombre planante de la folie ; mais aussi l’époque — toutes deux sont nées dans les années 1930 —, le rapport problématique au corps, le thème du double. Pourtant, l’écriture de Pizarnik est en quelque sorte à l’opposé de celle de Plath : très brève, condensée à l’extrême, comme réticente à exister. Alors que les poèmes de Plath, pour être tout aussi denses et brillants, sont beaucoup plus foisonnants et déployés. Comme si Plath laissait libre cours à l'excès du langage, et Pizarnik à l'excès du silence — deux facettes d’une même expérience.



8

Mémoire illuminée, galerie où traîne l’ombre de ce que j’attends.
Ça n’est pas vrai qu’il viendra. Ça n’est pas vrai qu’il ne viendra pas.

**

15

Etrange de me déshabituer
de l’heure où je suis née.
Etrange de ne plus jouer
mon rôle de nouvelle venue.

**

25

(exposition Goya)
un trou dans la nuit
subitement envahi par un ange

**

Je chante.
Non pas invocation.
Mais des noms qui reviennent.


Alejandra Pizarnik, Arbre de Diane,
traduit par Jacques Ancet, Ypsilon éditeur, 2014



8

Memoria iluminada, galería donde vaga
la sombra de lo que espero. No es verdad
que vendrá. No es verdad que no vendrá.

**

15

Extraño desacostumbrarme
de la hora en que nací.
Extraño no ejercer más
oficio de recién llegada.

**

25
(exposición Goya)
un agujero en la noche
súbitamente invadido por un ángel

**

Yo canto.
No es invocación.
Sólo nombres que regresan.

Photo Francesca Woodman

Etel Adnan : deux petits poèmes


Je suis revenue sur terre
par habitude
il y a des rues que j’ai retrouvées
d’autres ont disparu
la plupart de mes amis sont morts
je suis devenue étrangère à
ceux qui ont survécu

***

J’aimais les fontaines de Paris. Cela n’est plus. Les mers asséchées de la lune et le bruit grinçant des galaxies sont les rares choses qui m’enchanteraient le cœur. Et je vais devoir m’y préparer. Attendre ne me dérange pas.

Etel Adnan, Le cycle des tilleuls, Al Manar, 2012 


Photo Sally Mann