Une critique : l'expo « Soleil double » de Laurent Grasso

J’ai un faible pour la galerie Emmanuel Perrotin à Paris. C’est grand. C’est beau. L’architecture intérieure est vraiment réussie. Ça fait riche, contemporain, de bon goût. J’adore l’entrée de gauche (la galerie, en deux morceaux, s’étend de part et d’autre d’une impasse), celle qui donne sur la partie du haut : on dirait une habitation troglodytique boboïsée à l’extrême. Les expo sont chiadées, les commissaires connaissent leur métier. Ce sont souvent des expos assez conséquentes, un peu comme ce qu’on peut voir au Centre Pompidou dans la partie dévolue aux artistes contemporains, sauf que chez Perrotin, c’est gratuit. Et même, la galerie, pas radine, offre des petits livrets explicatifs assez touffus aux visiteurs. On se sent considérée. (Je précise que je n’ai aucun lien ni de près ni de loin avec cet Emmanuel Perrotin).

En plus, parfois, les artistes qui sont exposés me plaisent.
Est-ce le cas de Laurent Grasso, exposé en ce moment (en haut de l’entrée troglodytique) ? Hm.

Laurent Grasso explore le thème de la catastrophe, type apocalypse, fin du monde – ou peut-être plus exactement le thème de l’inquiétude cosmique. Beau sujet. Chez lui, c’est le motif scientifique du « soleil double » qui symbolise cela : le soleil se dédouble, rien ne va plus. Les volcans explosent, des pluies de feu tombent, des torrents se déversent, la terre tremble, le déluge emporte tout. La terre ne sait plus autour de quel soleil tourner, elle ne tourne plus rond.

Il s’agit d’une installation, bien sûr, avec des médias variés. Des soleils doubles en néon ou en cuivre répètent leur sourde menace de salle en salle. De petites huiles sur bois, représentant diverses catastrophes dans le style Renaissance, ou bien des livres très anciens, ouverts à une page traitant de  prédictions funèbres, rapportent du fond des siècles l’ancestrale angoisse eschatologique. Un film montre en grand format le Vésuve ou le Stromboli fumant et les ruines de Pompéi. Les époques se télescopent, la temporalité est brouillée. L’ensemble finit par instiller un sentiment d’étrangeté, par susciter une sombre songerie qui n’est pas dénuée d’une certaine poésie. Par cet aspect-là, l’installation est réussie.


Mais. Il y a un « mais ». Ce « mais », c’est celui de tout (ou presque) l’art contemporain conceptuel. Laurent Grasso a travaillé son concept. C’est réfléchi, c’est structuré, c’est érudit. Le livret offert gracieusement par la galerie compile tout un cas de citations et de références sur le thème de l’expo, qui créent elles aussi – plus encore peut-être que l’installation elle-même – un effet d’inquiétante étrangeté. Bravo. Mais Laurent Grasso n’a travaillé que son concept. Le reste, c’est-à-dire ce qui constitue l’installation elle-même, c’est-à-dire ce qui devrait, normalement, être les œuvres d’art proprement dites, il n’y a pas travaillé lui-même, il a fait faire le boulot par d’autres. Normal : Laurent Grasso étant un artiste conceptuel, il conçoit, il ne fait pas. Manquerait plus que ça, qu’un artiste conceptuel perde son temps à peindre lui-même des huiles de style Renaissance, à sculpter lui-même un bas-relief dans le style toscan, à filmer lui-même les ruines de Pompéi avec une équipe de professionnels qui connaîtraient le cinéma !

Non. Les peintures ont été faites par des copistes, le bas-relief par un marbrier, la vidéo a été filmée par des drones. Les peintures sont sans émotion, le bas-relief ressemble à un article de déco qu’on achèterait chez Habitat, le film – tourné, je le rappelle, dans la lumière toujours exceptionnelle de la Méditerranée – présente une image terne et grisâtre qui donne envie de faire une dépression. (Est-ce délibéré ? Mais quel intérêt de proposer délibérément une image merdique qui empêche toute émotion ?)

Je ne sais pas quel serait le résultat si Laurent Grasso avait mis lui-même la main à la pâte. Mais je sais que, réalisée ainsi, l’installation reste curieusement atone, pour un sujet aussi riche et captivant. L’exposition m’a fait penser par son thème au magnifique film Melancholia, de Lars von Trier. Mais là où le film – œuvre d’un cinéaste passionné, d’un véritable artiste du médium cinéma – constitue une expérience sidérante et bouleversante, l’installation ne parvient qu’à susciter un certain sentiment d’étrangeté.

Ce qui n’est pas si mal, sans doute. Mais je persiste à ne pas trouver cela suffisant. Travailler le concept, en art, ça ne suffit pas ! Devant l’installation de Laurent Grasso, on ressent la même frustration que lorsqu’on lit un roman dont l’histoire est bien trouvée et bien menée, mais la langue inintéressante, sans charme, sans force. On n’a que la moitié du plaisir – et la moitié la moins intense, la moins durable.



Note de lecture : "Diplomatiques" de Guillaume Decourt

Au printemps dernier, Guillaume Decourt, dont j'avais déjà fort goûté le Polder, a publié un délicieux petit recueil chez Passage d’Encres, Diplomatiques.

Il s’agit d’une autobiographie en sonnets et pantoums, en rondeaux et triolets. Decourt raconte son échec en tant qu'enfant musicien prodige, et en faisant cela il trouve sa musique d’adulte poète. Enfant de diplomate, il dit le ballet des baisemains dans les ambassades, les embrassades dans le foin loin de toute ambassade, et le ballet des noms étranges comme Intifada ou Weihnachtskuchen que sa langue poétique marie sans cérémonie. 
Il évoque aussi un autre échec, une amitié par lui sacrifiée, désertée, et sa poésie y trouve une profondeur inattendue : la mélancolie du remords, la nécessité de faire réparation. On n’est jamais vraiment à la hauteur, semble dire Guillaume Decourt, pianiste paralysé et ami infidèle, toujours un peu « à contresens » – mais écrirait-on de la poésie si ce n’était pas le cas ?


Mon amie du hameau savait pêcher la truite

A la main et le buron proche la rivière

Devenait notre rendez-vous à l’heure dite

Je l’y retrouvais ligne appât mouches et vers

En poche elle glissait sa main sous un rocher

Elle avait l’art de bien caresser le poisson

Avec patience avant de lui déchirer les

Ouïes majeur et pouce en guise d’hameçons

Truite à terre elle dansait avec une joie

A démolir le monde entier à faire fuir

Un homme heureux à rendre le bonheur bien bas

A faire sembler l’espérance malhonnête

J’imaginerai toujours son éclat de rire

Enfoncé dans les monts comme une colonnette


 
Chagall, Le cirque bleu

Note de lecture: "Je te vois" de Murièle Modély

Murièle Modély a publié quatre recueils en deux ans : un beau rythme, qui dit l’urgence de l’écriture chez cette poète dont je suis l’évolution depuis le début. Elle vient de faire paraître Je te vois aux éditions du Cygne.

Il y a toujours un fil narratif dans les recueils de Murièle Modély, et c’est le cas ici. Mais le minimalisme est de mise : un couple dans une chambre, c’est tout. Une femme et un homme, « je » et « tu ». Deux corps nus, qui « font l’amour » ou « baisent » (c’est selon) puis se séparent ; un regard qui se pose sur l’autre (« je te vois ») ou bien s’en éloigne ; une langue qui cherche à émerger, avec les mêmes difficultés et hésitations, avec les mêmes va-et-vient que le couple se formant et se déformant. Dans Je te vois, le regard est un sexe et le sexe un instrument d’écriture. Les seuls moyens d’espérer laisser le « chaos » dehors.



les spasmes
sont les flèches plantées dans le petit matin
de mon demi sommeil
qui hésite
pressent la chute
l’amour
disparu
à venir
je mets ton visage en plein cœur de la cible
mes yeux sont ouverts l’arc est entre mes mains
mon geste est sûr la pointe entre tes reins
je tire :
tout revient à sa place


Murièle Modély, Je te vois, éditions du Cygne, 2014


Photo Henri Cartier-Bresson