Un extrait du poème de Walt Whitman "Chanson de moi-même" (texte anglais et traduction de Jacques Darras)

 
A peu près à l’époque où Baudelaire, romantique agonisant et désespéré ironique, donnait aux Français ses fleurs malades et magnifiques, de l’autre côté de l’Atlantique et du monde Walt Whitman élaborait pour les Américains une œuvre toute à l’opposé, et tout aussi magnifique. Comment ne pas adorer Whitman ? Ce serait ne pas aimer la liberté, la candeur, l’amour, un continent inconnu, les hommes, les femmes, la poésie, l’herbe vert tendre. Ce serait ne pas s’aimer soi-même. 
Comment ne pas adorer quelqu'un qui, en toute simplicité, trouve l’odeur de ses aisselles « arôme plus subtil que la prière » ? 
Je me demande si Baudelaire aurait aimé Whitman.

***
Pur produit de Manhattan, Walt Whitman : un cosmos !
Fort en gueule, charnel, sensuel, mangeur, buveur, baiseur,
Pas sentimental, pas au-dessus des autres hommes, ni des autres femmes ni à part d’eux,
Ni plus immodeste que modeste.

Qu’on dévisse les serrures aux portes !
Qu’on dévisse les portes de leurs charnières !

Si tu avilis quelqu'un c’est moi que tu avilis,
Quoi que tu dises ou fasses cela me reviendra.

/…/ Par moi toutes ces voix longtemps muettes,
Ces voix d’interminables générations de prisonniers, d’esclaves
Ces voix de désespérés, de malades, de voleurs, de nabots,
Ces voix de cycles de préparation, d’accrétion,
De fils connectant les étoiles, d’utérus, de semence de père,
De droits d’individus opprimés par d’autres,
De difformes, de laids, de plats, de méprisés, d’imbéciles,
De la brume dans l’air, du scarabée roulant sa boule de fumier.
Par moi les voix interdites,
Les voix de la faim sexuelle, voix voilées – et moi j’enlève le voile –,
Les voix indécentes, clarifiées, transfigurées par mes soins.

Je ne me comprime pas la bouche avec les doigts,
Je n’ai pas moins de délicatesse pour les intestins que pour la tête ou le cœur,
Le coït n’est pas plus sale pour moi que la mort.

Je crois à la chair, à ses appétits,
Voir, ouïr, toucher sont des miracles, pas une des particules qui ne soit miracle.

Divin je suis, dedans, dehors, sanctifie ce que je touche, ce qui me touche,
L’odeur de mes aisselles est arôme plus subtil que la prière,
Ma tête, mieux qu’églises, que bibles, que credo.

S’il y a quelque chose que je vénère plus que tout ce sera toujours la surface de mon corps, de sa plus infime part,
Oui, toujours ce moule translucide de moi-même !

Traduction: Jacques Darras, Feuilles d'herbe, Poésie Gallimard.


Walt Whitman, a kosmos, of Manhattan the son,
Turbulent, fleshy, sensual, eating, drinking and breeding,
No sentimentalist, no stander above men and women or apart from them,
No more modest than immodest.

Unscrew the locks from the doors!
Unscrew the doors themselves from their jambs!

Whoever degrades another degrades me,
And whatever is done or said returns at last to me.



/…/ Through me many long dumb voices,
Voices of the interminable generations of prisoners and slaves,


Voices of the diseas'd and despairing and of thieves and dwarfs,
Voices of cycles of preparation and accretion,
And of the threads that connect the stars, and of wombs and of the father-stuff,
And of the rights of them the others are down upon,
Of the deform'd, trivial, flat, foolish, despised,
Fog in the air, beetles rolling balls of dung.

Through me forbidden voices,
Voices of sexes and lusts, voices veil'd and I remove the veil,
Voices indecent by me clarified and transfigur'd.

I do not press my fingers across my mouth,
I keep as delicate around the bowels as around the head and heart,
Copulation is no more rank to me than death is.

I believe in the flesh and the appetites,
Seeing, hearing, feeling, are miracles, and each part and tag of me is a miracle.

Divine am I inside and out, and I make holy whatever I touch or am touch'd from,
The scent of these arm-pits aroma finer than prayer,
This head more than churches, bibles, and all the creeds.

If I worship one thing more than another it shall be the spread of my own body, or any part of it,
Translucent mould of me it shall be you!


 
Extrait de vidéo de Pipilotti Rist

Vide-poche : le poète Saint-John Perse


En ces temps où l'énergie nucléaire commence (enfin) à être remise en question, un salut à Saint-John Perse qui termine ainsi son allocution au banquet Nobel de 1960:

"Face à l'énergie nucléaire, la lampe d'argile du poète suffira-t-elle à son propos ? 
— Oui, si d'argile se souvient l'homme."

Essayons donc de ne pas nous laisser aveugler.


Tableau de Georges de la Tour

Mes poèmes : "cri"


cri
silence
brûlure
déchirure
sang
mot
seuil
blanc
absence
trace
poème


ai-je oublié des mots
je crois que j’ai l’essentiel des mots
qu’on doit utiliser
quand on veut écrire
un poème contemporain



...Ce jour-là, je devais être de mauvaise humeur contre la pratique poétique de certains de mes contemporains (ça m’arrive). Je lisais différents auteurs depuis quelques jours et je trouvais qu’ils utilisaient tous les mêmes mots, et qu’ils les utilisaient mal, de manière superficielle. Alors j’ai fait une liste de dix de ces mots agaçants (mes contemporains adorent les listes) et c’est devenu un petit poème sarcastique. Les deux mots qui m’irritaient le plus, sur le moment, étaient « seuil » – apparemment incontournable depuis Dans le leurre du seuil de Bonnefoy – et « déchirure » – tous ces poètes déchirés, ça fait désordre, non ?
Mais ce qui m’amuse le plus, c’est que la liste toute seule, telle quelle, ressemble vraiment beaucoup à ce que pourrait être l’un de ces poèmes contemporains au premier degré qui m’avaient agacés.
Patrice Maltaverne a publié ce poème dans le n° 38 de sa Traction-Brabant, avec une légère différence : le dernier mot y était « résistance », mais je l’ai depuis remplacé par « poème »…


  Œuvre d'Annette Messager

Lieux


Il me semble qu’écrire des poèmes en rapport (direct ou non) avec un lieu demande en général une connaissance approfondie, intime de ce lieu ; je ne pense pas que les poèmes écrits en voyage, de passage quelque part, inspirés par des séjours touristiques, soient bons, la plupart du temps. – Il y a bien sûr toujours des exceptions. – Même les poèmes de Nicolas Bouvier sur les lieux qu’il parcourt, par exemple (dans Le dedans et le dehors), ne sont pas vraiment convaincants, alors que sa prose sur le même sujet est exceptionnelle ; c’est même sans doute à l’intérieur de cette prose que se situent ses meilleurs poèmes. L’écriture poétique semble pouvoir émerger très difficilement d’un rapport trop superficiel au lieu. Il faut rester longtemps quelque part pour écrire un poème sur ce quelque part.

En cela, la poésie écrite diffère de la photographie, cette écriture poétique de l’image : car la photographie au contraire semble se nourrir du déplacement, du voyage, de l’impression fugitive. La photographie imprime une surface : il est logique qu’elle trouve sa matière dans le glissement sur la surface des lieux.

L’écriture poétique est en quelque sorte un complément de la photographie (ou l'inverse) : elle transcrit une profondeur. 


 Photo William Eggleston