Pierre Michon : "Nous ne lisons pas (Rimbaud)"


Pierre Michon n’est pas poète, mais magistral prosateur. Tout ce qu’est Rimbaud, tout ce qu’est cette « œuvre petite et fermée comme un poing », tout ce qu’est la lecture de Rimbaud, ou l’impossible lecture de Rimbaud – Michon le dit dans les 120 petites pages remarquables qu'il a intitulées Rimbaud le fils.


« Nous sommes des crapules romanesques. Non, nous ne lisons pas, moi pas plus que les autres. C’est un poème que nous écrivons, chacun à notre manière, sous nos calottes de soie, comme jadis on le faisait autour des beaux canevas de Troie et de la Grèce. C’est notre poème, et les poèmes de Rimbaud restent cachés à l’intérieur du nôtre, bien au secret, réservés, comme postulés : notre poème a pris tant de place qu’il nous arrive, ouvrant le petit livre où reposent les écrits d’Arthur Rimbaud, de nous étonner qu’ils existent. Nous les avions oubliés. De nouveau nous les parcourons, hâtifs, aveugles, craintifs comme la petite fourmi qui sans souci des lignes passe en biais sur notre page, quand nous l’avons mise par terre près de nous, dans le jardin. »

Pierre Michon, Rimbaud le fils, Gallimard, 1991 

Gustave Courbet, L'homme blessé

Un poème de Fabienne Yvert (extrait de «Papa part»)


Depuis la première édition en 1986 de trois petits livres d’artiste de Fabienne Yvert, Papa part, Maman ment, Mémé meurt (réunis désormais en un seul recueil), ceux-ci ont été republiés régulièrement et ils squattent ainsi en petit format les bonnes librairies. La lecture de Papa part, maman ment, mémé meurt est un pur moment de plaisir : c’est surprenant, drôle, déconcertant, émouvant, musical, c’est – faut-il le préciser – de la poésie.




Papa veut s’en aller, ça lui a pris ce matin, on sait pas trop comment ni pourquoi, juste un soir il l’a dit d’un air qu’on ne lui connaissait pas, est-ce que c’était vraiment papa ou son sosie ? Est-ce que quelqu'un l’avait hypnotisé ? une sorcière lui a fait manger une pomme ? il est traumatisé.

Papa est parti, il est devenu maman, je l’ai croisé dans l’escalier avec des bas résilles et du rouge à lèvres, il est redevenu bébé, on l’a mis dans une couveuse, il était prématuré, maman est enceinte de papa.

Pourquoi papa part, hein ? – il est parti avec la mère Denis après la publicité à la télévision, il est parti en guerre contre le cancer, il est parti en Ethiopie pour leur donner un bol de riz, il est parti à Lourdes pour faire un miracle, il est à Lourdes pour essayer de guérir psychologiquement, il rêvait de partir depuis qu’il est tout petit.

On ne l’a plus jamais revu.

Fabienne Yvert, Papa part, maman ment, mémé meurt, Attila, 2011

 
Dessin de Carol Rama ("Appassionata"). A voir en ce moment la très étonnante expo de cette très étonnante artiste italienne au Musée d'Art Moderne de Paris.