Suzanne Doppelt : Amusements de mécanique


La nature, la forêt, ses herbes et ses flaques d’eau, ses silences et ses échos, vus comme une énigme à élucider, comme un cosmos à résoudre (le Cosmos de Witold Gombrowicz inspire ce livre). Il suffit de changer la perspective, par exemple de se faire araignée pendue au bout d’un fil, pour que tout se déplie, se déploie différemment. Le regard est une drôle de mécanique avec laquelle Suzanne Doppelt s’amuse. Des images passent, « un endroit où l’esprit le plus logique est susceptible de faillir », « un film ou un rêve que l’on fait à moitié éveillé ». Ce sont des solutions d’optique alternatives.





le liseron s’enroule à droite et quand il fait chaud le trèfle remue à vue d’œil, rien ne bouge autant qu’un végétal sinon un animal, le scarabée chemine et l’escargot alterne des phases de voyage et d’immobilité car chacun en se mouvant marque un temps d’arrêt à un moment ou un autre, quant à l’homme qui marche et qui cherche, il s’arrête à peu près quand il veut. Pour continuer ou revenir sur ses pas, s’écarter, zizgaguer, changer de cap, dans ce théâtre de verdure c’est un automate fouineur dont le trajet capricieux et macabre refait le monde, des distances étonnantes, des virages affolants et des flèches souvent, pour lui indiquer le bon sens, fabrique un mélange de traits, une belle arborescence qui prend forme suivant le lieu et l’heure. Midi celle sans ombre, le trafic y est réduit et le chemin lui-même devient méditatif, un long poste d’observation, ou la nuit et comment la réalité surgit d’une promenade maniaque mais retombe chaque fois dans le chaos pour ce piéton infatigable

Suzanne Doppelt, Amusements de mécanique, P.O.L, 2014


© Carol Panaro Smith & James Hajicek

Laurent Danchin : « la synergie de l’œil, de la tête et de la main »

Moi, j’aime bien les colonnes Buren du Palais-Royal. Mais c’est vrai que, comme le dit l’historien de l’art Laurent Danchin, les rayures de Buren, on se les tape depuis 40 ans (quoique : Buren semble être passé récemment aux carrés : même lui en a eu marre des rayures). Comme s’il n’y avait personne d’autre à soutenir comme artiste, en France. Comme s’il n’y avait pas d’autre forme d’art que cet art conceptuel officiel. Il y a quelque chose de pourri au royaume de l’arcontemporain, qui a choisi le (pseudo-)concept contre le faire :


« [Dans l’art contemporain,] on a remplacé le savoir-faire par du discours. C’est de la théorie. Par exemple, vous avez un livre de 900 pages illisibles pour justifier les colonnes de Buren. C’est un art qui, au fond, copie la façon de procéder des ingénieurs, ou de la publicité, c’est-à-dire qu’on pense qu’il y a d’abord une idée et qu’ensuite il y a de pauvres techniciens, très méprisés d’ailleurs – ce qui rétablit une hiérarchie – qui exécutent l’idée. (…)

La création artistique, c’est la synergie de l’œil, de la tête et de la main. Si vous dissociez le travail de la main, en disant que c’est un simple technicien qui le fait, il n’y a plus de création. C’est une perversion grave de l’art. (…) On a dissocié les différentes composantes de la création et du coup, ça n’a plus de sens. »


Laurent Danchin dans une interview vidéo, visible sur FB


© Jonathan Shimony, artiste contemporain qui peint un monde en train de s'écrouler: "ça n'a plus de sens"...

Jean-François Mathé: Agrandissement des détails

On ne parle pas assez de Jean-François Mathé. C’est que sa poésie n’est pas spectaculaire, pas tape-à-l’œil, pas déchirée ni déchirante, pas non plus divertissante, elle ne cherche pas l’effet. Elle ne brasse pas d’air mais justement pour cela, elle sait créer du vent, réellement :
Le vent se retourne
comme quelqu'un sans visage,
et nous nous traversons l’un l’autre
sans étreinte au passage.
Moi, en lisant cela dans le métro, assise au milieu de mes semblables patients, j’ai reçu une rafale en pleine face. J’ai été traversée. Beat that.

La poésie de Jean-François Mathé n’est pas spectaculaire mais elle est nourrissante, ce qui vaut beaucoup mieux. Personnellement, sa lecture me procure des sensations similaires à la contemplation des tableaux de Giorgio Morandi, par exemple (les vrais tableaux, et non leur reproduction numérique sur internet, cela va de soi). Pas en ce qui concerne les thèmes, mais pour la vibration, le tremblé, pour l’émotion de la ligne. Le peintre figuratif crée un espace de vie sur sa toile, autour du motif représenté et en celui-ci : la nature morte vit. De même, chez Jean-François Mathé, les mots tremblent, réagissent les uns aux autres et créent un espace de vie autour d’eux : les détails s’agrandissent à la dimension de la vie entière.
N’est-ce pas cela, la poésie ?
Lisez donc Agrandissement des détails.



A coups de lumière froide, février taille les jardins jusqu’à l’essentiel. On a l’impression d’y grandir par le silence et la pureté, par des enjambées matinales qui ont gardé du sommeil le pouvoir de tout traverser sans rien abîmer au passage. Et l’on irait longtemps ainsi, du clair au plus clair encore, si les cris des corbeaux ne tiraient soudain du silence les lambeaux de ce qui a secrètement pourri sous le temps.

Jean-François Mathé, Agrandissement des détails,  Rougerie, 2007


Giorgio Morandi, Nature morte

Vide-poche: Cecìlia Meireles


Une citation de citation… C’est aussi beaucoup comme ça que la poésie circule : hors contexte, hors recueil, hors sol natal ; un éclat de lumière soudain dont on ne connaît pas la provenance (et qu’importe, parfois ?).

Voici donc un bref éclat de la poète brésilienne Cecìlia Meireles, citée par Colette Seghers, elle-même citée par Pierre Kobel sur l’excellent blog La Pierre et le sel :


Je chante parce que l'instant existe
et que ma vie est complète
Je ne suis ni gaie ni triste
je suis poète


Paula Modersohn-Becker, Autoportrait (à voir en ce moment, l'exposition au Musée d'Art moderne de Paris)

Murièle Modély, "Les lignes parallèles"


En complément au post sur la parution de Murièle Modély & compagnie (et en guise de rappel), un extrait du poème d’ouverture de ladite Murièle Modély. Certes c’est un peu du copinage parce que je suis dans le livre, mais c’est aussi et surtout que je trouve ses textes, qui constituent la première partie du livre, très forts et très marquants. Jugez vous-même :


tu
le lèches des yeux
sous la boule à facettes
ton regard ponce élime
comme une scie

puis
six heures sonnent
et ta mère
pose
sa main
sur toi

alors que tes ongles rongés
imaginent sous leur fil
sa paire
de jeans

tu
languis de l’aimer
lui le il le mâle
circonflexe mobile
sur son cou rose pâle

mais ta mère ta mère
au corps bas et pesant
te montre ton sûr
futur
reflet

Murièle Modély & compagnie, mgv2>publishing, 2016 




Larry Clark, série "Tulsa"