Ce qui n’a pas de prix est un ouvrage ô combien salutaire d’Annie Le
Brun sur l’assise politique de ce que l’on appelle l’art contemporain, et que pour
sa part elle appelle « le réalisme globaliste » (afin de souligner sa
parenté avec le « réalisme socialiste », cet art totalitaire de
triste mémoire et de grande médiocrité). On pourrait aussi l’appeler (ce serait
par exemple mon choix) l’esthétique capitaliste mondialisée officielle. Il
s’agit de cet « art » qui n’en est pas un et qui truste tous les
musées d’art contemporain sur la planète, et dont les figures de proue sont les
businessmen et communicants Jeff Koons, Damien Hirst ou autres Anish Kapoor.
L’appellation d’« art
contemporain » utilisée pour désigner ce trusting planétaire constitue de
fait une transcription, dans le champ de l’art, du détestable et despotique
« There is no alternative »
de Margaret Thatcher. There is no
alternative parce que « l’art contemporain » absorbe tout,
englobe tout, retourne tout et son contraire — pour faire de l’argent avec. Plus
on le critique, plus on le dénonce, plus on fait de l’ironie à son sujet, mieux
il se porte : il récupère la critique, la dénonciation, l’ironie, et en
tire de nouveaux produits qui viennent grossir le marché de l’art. (Et le livre
d’Annie Le Brun lui-même, lors d’une prochaine exposition de réalisme
globaliste, se retrouvera peut-être récupéré et exposé parmi d’autres livres… Dans
ce monde-là, on aime à exhiber sa bibliographie sous forme d’objets-livres, de
livres objectifiés. L’art contemporain adore récupérer et détourner
l’intelligence et la puissance intellectuelle).
Au cœur du problème,
analyse l’autrice, se trouve le déni de sensibilité. L’art contemporain refuse,
dénigre, ridiculise la sensibilité.
Tout l’accent est mis au contraire sur la sensation,
comprise comme le sensationnel. Le
reste, à savoir le sens (la pensée) et les sens (le corps) – dont l’alliance
fonde l’art et est sa raison d’être – sont insensibilisés. Le « réalisme
globaliste » est une énorme entreprise d’anesthésie de la sensibilité, de
sidération généralisée. C’est le règne de l’indifférence à tout : on peut
tout ramener à un prix, à une quantité ; tout peut s’acheter, tout est
marché.
Contre cela, il faut
préserver « ce qui n’a pas de prix », préserver les rares espaces,
les rares moments dans la société qui résistent à cette « toute-puissance
de l’argent et de ses valeurs ». C’est possible. C’est une volonté
politique.
Annie Le Brun, par cet essai,
invite à une prise de conscience qui va bien au-delà de la question de l’art. Elle
récuse et accuse « la trahison, les compromis, la soumission allant de
pair avec le mépris, l’arrogance et la veulerie de ce qui tient aujourd’hui ‘l’entreprise
culture’ chaque jour un peu plus asservie à la toute-puissance de l’argent et à
ses valeurs » (p. 157). Choisissons donc « ce qui n’a pas de
prix », dit-elle : « l’énigme de la beauté », le désir, le
sommeil, tout ce qui est « temps hors du temps » (et moi j’ajoute,
bien sûr : la poésie, qui ne rapporte pas d’argent, et qui ne constitue en
aucun cas un « marché » !). Décentrons-nous, écartons-nous. Non
pas « indignons-nous » (l’art contemporain adore récupérer
l’indignation), mais « désertons ».
« A croire que sous
la dénomination d’art contemporain se manifeste une politique de grands
travaux, menée à l’échelle planétaire dans un but d’uniformisation, venant
conforter et aggraver celle qui se produit à travers la marchandise. Car si,
d’un pays à l’autre, quel que soit le continent, on retrouve les mêmes marques
et les mêmes franchises, il est devenu habituel d’y voir les mêmes artistes
exposer les mêmes installations. Force est de constater qu’on se trouve là
devant l’art officiel de la mondialisation, commandé, financé et propagé par
les forces réunies du marché, des médias et des grandes institutions publiques
et privées, sans parler des historiens d’art et philosophes appointés qui s’en
font les garants. Cette ‘entreprise culture’ a toutes les apparences d’une
multinationale, où se forge, se développe et s’expérimente ‘la langue de la
domination’, dans le but de court-circuiter ‘toute velléité critique’. »
Annie Le Brun, Ce
qui n’a pas de prix, Stock, 2018, p. 35-36
On peut être l’un des chouchous de « l’art contemporain », comme Jitish Kallat, et ne pas avoir complètement renoncé à rechercher « l’énigme de la beauté » : ce tableau semble le prouver. Doit-on y voir une raison d’espérer, ou une trahison supplémentaire ? (Actuellement à la galerie Templon à Paris) |
J'ai visionné il y a peu "Gérard Garouste, les métamorphoses d'une œuvre", un truc édifiant (mais vu du côté du fric et de l'apparat) en lien direct avec ton billet.
RépondreSupprimerAh, je ne connais pas ce documentaire, mais si je le trouve je le regarde...
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