Note de lecture : "La Nageuse desossée" de Linda Maria Baros


Linda Maria Baros possède une qualité qu’on trouve assez rarement dans la poésie francophone contemporaine : une vraie cruauté. Pas cruauté au sens de sadisme égocentré, mais au sens où l’entend Antonin Artaud, comme le contraire du confort et de l’inertie. Linda Maria Baros est franco-roumaine, et il me semble – je me trompe peut-être – que cela relève d’une sensibilité littéraire assez caractéristique de l’Europe de l’Est. Je pense par exemple à Kafka, à Dostoïevski, à Agota Kristof…

La cruauté littéraire est une force de décentrement. Elle nous oblige à bouger, sursauter, sauter, nous écarter, regarder – et fuir peut-être. C’est une forme de folie, comme le confirment dans ce livre plusieurs allusions à l’hôpital et à la psychiatrie. Mais, transmutée ici en visions surréalistes, cette cruauté déglingue constitue une porte d’accès possible à des sphères inconnues, à un sens qui nous échappe de toute façon mais dont on peut au moins sentir, dans la douleur, la présence.

Chez Apollinaire, on trouvait des « nageurs morts » portés par la Voie lactée « vers d’autres nébuleuses ». Chez Linda Maria Baros, on a une nageuse désossée, elle aussi parcourant d’indésignables nébuleuses. (On entrevoit aussi des hommes qui « passent le pont Mirabeau »). Qui est cette « grande nageuse » perdue, quêtée, suivie, découpée en morceaux, désossée, perdue ? Qui sont ces nageuses qui se déplacent souvent en bandes ? (« D’immenses volées de nageuses passent dans le ciel »). On pourrait essayer de répondre « la poésie », bien sûr, mais ce serait certainement réducteur. C’est peut-être le sexe, peut-être la vie, peut-être la beauté. C’est une énigme : la nageuse est ce qu’on veut

Face à cette créature hybride et plurielle, on trouve un « je » et un « tu », tous deux masculins semble-t-il, peut-être identiques, ou peut-être pas. Ce sont eux qui procèdent au véritable désossage, qui est en réalité celui de la ville et de sa banlieue : « Tu passes le long / du boulevard comme parmi des carcasses de porc / accrochées dans un congélateur énorme ». Membre par membre, chapitre par chapitre, la ville est exposée : « Le macadam », « Les murs », « Les toits », « Les ponts », « Les souterrains », « Les banlieues », « Les voies périphériques ». Comment l'aborder, l'absorber autrement que par cet équarrissage ? Car réellement c’est énorme, une grande ville moderne, cela peut être à la fois terrifiant et exaltant. C’est un monstre. Est-ce qu’on s’en rend vraiment compte ? S’en souvient-on ? Quand on lit Linda Maria Baros, oui.

Voilà de la poésie qui laisse des marques. Il faudra que je relise ce recueil, dans six mois par exemple, mais il se pourrait bien qu’on ait là un livre vraiment important. Malheureusement pour lui, il est sorti en mars 2020, au début du confinement donc : il est grand temps aujourd’hui de le déconfiner et, à l’instar du locuteur de la Nageuse, de le faire descendre dans la rue.



Les gens sortent dans la rue en tranches fines

Chaque soir, je descends dans la rue
            et la rue s’enroule autour de moi
            comme le bandage sur la plaie.

Je passe le fleuve. Ses chiens infidèles
            me lèchent la main.
Par-dessous les ponts,
            coule la chair de mes ennemis,
                                    en grands quartiers, bleuâtres.

C’est ainsi que je marche à travers la ville,
                        comme un dieu paresseux et cruel.
Les rues s’enroulent, poisseuses,
                        l’une après l’autre, autour de moi,
et cet enroulement, c’est la ville même,
            sous les hardes militaires du matin.

Toujours plus mince, toujours plus lucide.
C’est ainsi que je marche à travers la ville.
Comme un doigt qui tourne dans la plaie,
                                                            qui l’élargit.

Linda Maria Baros, La Nageuse desossée, Le Castor astral, 2020

© Boris Mikhailov, Yesterday's sandwich

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