Un poème de Eavan Bolan (2)


L’Irlande : pluie, vent, partout du vert, partout des pierres, partout des souvenirs des humiliations passées (le spectre atroce de la famine, la noirceur aigre du catholicisme étroit, l’émigration). Des esprits et des fantômes qui ont le sommeil plus léger qu’ailleurs. L’amour déraisonnable des habitants pour les mots, le sens du dérisoire, un peuple d’anges.

Un deuxième poème de l’Irlandaise Eavan Bolan. Quand on aime on ne compte pas.



Quarantine


In the worst hour of the worst season
of the worst year of a whole people
a man set out from the workhouse with his wife.
He was walking – they were both walking – north.

She was sick with famine fever and could not keep up.
He lifted her and put her on his back.
He walked like that west and west and north.
Until at nightfall under freezing stars they arrived.

In the morning they were both found dead.
Of cold. Of hunger. Of the toxins of a whole history.
But her feet were held against his breastbone.
The last heat of his flesh was his last gift to her.

Let no love poem ever come to this threshold.
There is no place here for the inexact
praise of the easy graces and sensuality of the body.
There is only time for this merciless inventory:

Their death together in the winter of 1847.
Also what they suffered. How they lived.
And what there is between a man and woman.
And in which darkness it can best be proved.


Quarantaine


A la pire heure de la pire saison
de la pire année de tout un peuple
un homme quitta l’asile des pauvres en compagnie de sa femme.
Il se mit à marcher, ils marchèrent ensemble, vers le nord.

Mais la famine la rendait si fiévreuse qu’elle ne pouvait le suivre.
Alors il la souleva, la porta sur son dos.
Il marcha ainsi vers l’ouest, l’ouest encore, enfin le nord.
Jusqu’à ce qu’au crépuscule ils fissent halte, sous le firmament glacé.

Au matin, on les retrouva morts tous les deux.
De froid. De faim. Victimes de toutes les toxines de l’histoire.
Mais elle avait les pieds serrés contre sa poitrine à lui.
Qui lui avait offert la chaleur de son corps en ultime cadeau.

Ce seuil, ce n’est pas à un poème d’amour de le franchir.
Pas de place ici pour l’éloge imparfait
des grâces faciles et de la sensualité du corps.
Seulement le temps de faire l’inventaire impitoyable qui suit :

Leur mort à tous deux, pendant l’hiver 1847.
Leur degré de souffrance. Leur vie.
Le lien qui peut unir un homme à une femme.
Et les heures sombres où l’on en donne la plus belle preuve.


Traduit par Martine Chardoux et Jacques Darras, in Poésie irlandaise contemporaine,
édition bilingue, Le Castor Astral, 2013.



Photo Chris Killip