Note de lecture : "Courants blancs" et "Autres courants", de Philippe Jaffeux


Après meurs ressuscite d’Albane Prouvost, voici un autre recueil qui m’a déconcertée. Deux autres recueils, en fait, qui se suivent et se ressemblent : Courants blancs et Autres courants. C’est Philippe Jaffeux lui-même, leur auteur, qui me les a fait parvenir. Il s’agit d’aphorismes qui se suivent au hasard mais qui sont rigoureusement organisés en séries de 26 (comme les lettres de l’alphabet) par page, et sur 70 pages pour chacun des recueils. Pour moi, ça partait mal : j’aime peu les aphorismes, et j’aime encore moins les dispositifs mathématiques en poésie (du moins lorsqu’ils sont auto-imposés, et non justifiés par un effet musical ou alors par une vraie mystique du chiffre à la Pythagore ou à la Dante).

C’est un fait que ces deux recueils se lisent difficilement. La lecture linéaire, en tout cas, en est ardue, peut-être impossible. L’absence radicale de tout fil narratif, le séquençage fait au « hasart » (graphie de Philippe Jaffeux), la structure grammaticale très répétitive, pratiquement identique pour toutes les phrases (sujet, verbe, complément, subordonnée), ainsi que le recours systématique au paradoxe, donnent une rigidité mécanique à l’ensemble. Même le choix typographique d’une police sans serif, d’habitude réservée aux titres ou aux énoncés courts mais proscrite pour le corps du texte, car plus difficile à lire linéairement, semble indiquer qu’on n’attend pas cela (lire linéairement) de la lectrice.


Une lecture possible est donc d’ouvrir une page au hasart et de picorer au petit bonheur. Pourtant, quand on lit aphorisme après aphorisme, page après page, il se détache de la litanie monotone, par à-coups, des phrases qui soudain font image et ouvrent une brèche dans la touffeur, comme des éclats de lumière jaillissent soudain d’une pierre sombre. Ce sont peut-être ces éclairs, ces « courants blancs », manifestations d’une énergie électrique fugace et difficilement saisissable, que Philippe Jaffeux cherche à capter dans son œuvre :

« Les lettres sont peut-être des nombres qui refusent de se mesurer à l’infini. » (Courants blancs, 1)

« L’inconscient s’est séparé de la la conscience à cause de deux lettres irresponsables. » (1)

« L’alphabet est grand s’il nous aide à raccourcir la distance avec la force de notre enfance. » (4)

« Il mit un point sur un i pour choisir d’atteindre au lieu d’attendre. » (11)

« Il se droguait naturellement avec la blancheur artificielle de ses pages paradisiaques. » (46)

« Des points finaux providentiels arrêtaient des lettres qui poussaient ses phrases dans le vide. » (70)

Comme dans les précédents livres de Philippe Jaffeux (Alphabet de A à M, N, O L’AN/), l’alphabet est le personnage principal de celui-ci, qui décline ses différentes manifestations : lettres, nombres, texte, parole… « Il », personnage non identifié, utilise et actualise l’alphabet. Dès la première page de Courants blancs, « il » est immédiatement suivi des « animaux », qui eux ne l’utilisent pas – créatures du cri : « Les animaux s’arrêtèrent de parler pour donner aux hommes la chance d’obéir à leurs cris » (1). Dieu, autre personnage présent dès la première page, figure peut-être une autre absence de l’alphabet, un Verbe sans matérialité : « Sa parole était un miracle s’il contemplait sa pensée grâce à l’action d’un silence divin » (13). L’ordinateur, personnage qui s’impose dans Autres courants, donne lieu à d’autres manifestations de « l’alphabet électrique » : « Son ordinateur prit racine dans une table en bois et une multitude d’octets furent arrachés à sa feuille » (Autres courants, 1). « Il », en début de phrase et en police arial sans serif, ce sont aussi deux barres verticales simples, « Il » : une image du 2, ou plutôt de deux 1 juxtaposés qui peuvent renvoyer au codage binaire informatique et à ses suites d’octets…

Finalement, entre anarchie des lettres et totalitarisme de la parole (« Il écrivait sous la dictée d’un hasart anarchique afin de corriger les fautes d’une parole totalitaire », Courants blancs, 24), un sens réussit parfois à surgir au « hasart », et, fragile mais d’autant plus émouvante, une forme de beauté. Le texte est bien un silex sombre, une matière dense et fermée qui souvent reste opaque mais qui parfois, à l’improviste, communique une précieuse étincelle.
Est-ce cependant le hasard qui oriente les deux recueils vers deux fins opposées ? A la fin de Courants blancs, « l’espoir cosmique » :
« Toutes les fins du monde avortèrent car il renaissait au contact d’un espoir cosmique ».
Mais à la fin de Autres courants, au contraire, « l’étouffement » de la phrase :
« Ilomitdeséparersesmotspardesblancsetquatrevingtseizelettresconstatèrentl’étouffementd’unephrase ».
Deux fins alternatives, comme le courant. L’électricité poétique sauve-t-elle la parole, ou l’étouffe-t-elle ?

Philippe Jaffeux, Courants blancs et Autres courants
Atelier de l'agneau, 2014 et 2015

Encre de Henri Michaux, sans titre

Une tentative d'approche de "meurs ressuscite", d'Albane Prouvost


Si j’avoue que je n’ai rien compris, est-ce que je passe pour une idiote ? Est-ce que je perds toute crédibilité (à supposer d’ailleurs que j’en aie) ?

Bon, je n’ai pas compris, c’est vrai. D’habitude, ça veut dire que je n’ai pas aimé, c’est mon côté un peu limité, un peu concon : si je comprends rien, j’aime pas, je m’ennuie. Mais là, c’est différent, c’est bizarre. Je n’ai pas compris et pourtant j’ai éprouvé du plaisir. Peut-être en fait que j’ai quand même un peu compris quelque chose. Comme dans les rêves où on comprend même quand on ne comprend pas. La logique obéit à d’autres lois, les métamorphoses se produisent tout naturellement, il n’y a pas de différence entre mots et choses et un mot en vaut un autre.

Dans meurs ressuscite, on n’est pas de l’autre côté du miroir, on est sous la glace. Ça change un peu la donne. Le jardin d’Eden avec son pommier au milieu s’en trouve tout transformé. On a du mal à s’y reconnaître. Ce qu’on reconnaît bien, en revanche, c’est l’esprit d’enfance, le vrai esprit de paradis (perdu, retrouvé) : le goût du jeu, le sentiment d’être tout petit, la candeur et la grâce, l'impertinence, la peur de ne pas être aimé, et, finalement, la confiance et la joie.
Même si la plupart du temps, quand même, on ne comprend vraiment rien.

Sur Albane Prouvost, poète très mystérieuse qui signe ce court livre, je renvoie au site Sitaudis et à l’article de Pierre-Georges Goudiou, qui n’en sait guère plus que moi mais qui propose des hypothèses intéressantes (cela dit, lorsqu’il evoque « la fraîcheur et la ferveur d’Emily Dickinson » à propos d’Albane Prouvost, je reste un peu interloquée).



sorbier complètement givré
pardonne-moi


ne revivrais-je pas entourée de brusques glaciers en train de s’écrouler
ou de branches


ainsi la neige et les pommiers sont-ils meilleurs incomparablement meilleurs

un premier pommier serait pour toi
un brusque pommier serait meilleur
ou un simple cerisier serait incomparable


jeune cerisier complètement givré à force de ne pas y toucher
ainsi jeune cerisier plus têtu tu meurs


sous les cerisiers naissent les pommiers
les abricotiers ne terrorisent personne
personne n’est terrorrisé par un abricotier en fleur


poirier pommier autosuffisant prunier bénis-moi
s’il te plaît aime-moi bien


en train de supplier sous la glace tous les poiriers sont aimés


Extrait de meurs ressuscite, Albane Prouvost, P.O.L., 2015

Tableau d'Egon Schiele

Vide-poche : le philosophe Giorgio Agamben


Dans son dernier ouvrage, Le feu et le récit, le philosophe italien Giorgio Agamben développe l’idée d’une résistance interne de l’œuvre artistique à sa propre création, d’une tension interne à la pratique artistique entre le faire et le ne-pas-faire : c’est ce qu’il appelle « la poétique du désœuvrement ». « Désœuvrement » n’est pas à prendre ici dans le sens négatif d’oisiveté ou inertie, mais au contraire dans un sens positif :

« Tandis que pour les Anciens, c’était le travail – le negotium – qui se trouvait défini négativement par rapport à la vie contemplative – l’otium –, les modernes semblent incapables de concevoir la contemplation, le désœuvrement et la fête autrement que comme un repos ou une négation du travail. »

Au terme de sa réflexion sur le désœuvrement créateur, Agamben aboutit à la poésie :

« Le modèle par excellence de cette opération qui consiste à désœuvrer toutes les œuvres humaines est peut-être la poésie elle-même. Qu’est-ce en effet que la poésie, sinon une opération dans le langage qui désactive et désœuvre les fonctions communicatives et informatives pour les ouvrir à un nouvel usage possible ? Ou, dans les termes de Spinoza, le point où la langue qui a désactivé ses fonctions utilitaires repose en elle-même et contemple sa puissance de dire. En ce sens, [les œuvres de Dante, Leopardi ou Caproni] sont la contemplation de la langue italienne ; la sextine d’Arnaut Daniel, la contemplation de la langue provençale ; les poèmes posthumes de Vallejo la contemplation de la langue espagnole ; les Illuminations de Rimbaud la contemplation de la langue française ; les Hymnes de Hölderlin et la poésie de Trakl la contemplation de la langue allemande. »

Giorgio Agamben, Le feu et le récit
traduit par Martin Rueff, Bibliothèque Rivages, 2015
 
Malevitch, Carré noir sur fond blanc


Actualité : rencontre


Jeudi 11 juin 2015

de 18h à 19h

je vous attends au Marché de la poésie

place Saint-Sulpice à Paris

au stand des éditions Henry (emplacement 622)


(d'ici là, il est possible de me lire dans la dernière édition de la revue numérique Recours au poème, ainsi que dans le dernier numéro - le 161 - de la revue Verso