Un film, un poète : "Comme des lions de pierre..."


Une occasion d’entendre les magnifiques poèmes de Yannis Ristsos, écrits pendant sa déportation sur l’île de Makronissos en tant que détenu politique, en 1949-1950 : c’est le documentaire poétique de Olivier Zuchuat, Comme des lions de pierre à l’entrée de la nuit, qui vient de sortir.

Les textes sont remarquablement dits (en grec) par divers lecteurs – et remarquablement traduits en français par Pascal Neveu. Les images d’archives, ainsi que celles, filmées aujourd’hui, de l’île désertée, disent en écho le vent, les pierres, la dureté, la vie et la mort, l’oubli et le souvenir.



18 mai

Nous, ils nous ont abandonnés avec nos blessures.
Les soldats sortent pour la corvée
pieds nus et tondus dans des vareuses déchirées
nous les voyons de loin couper des brindilles
là-haut sur la montagne – comme s’ils nous aimaient.

Quand le soir tombe
ils descendent un peu avant le couvre-feu
ils urinent par groupe dans la mer
en regardant les lumières de Lavrion. Ils ne parlent pas.

Ils attendent quelque chose. Nous attendons quelque chose.
Toute la nuit dehors la lune scie
de longues planches dans les grands arbres abattus.
Pour des portes. Oui, pour des portes.
Camp de concentration
Makronissos, 1950

Yannis Ritsos, Journal de déportation,
traduction Pascal Neveu, Ypsilon éditeur, 2009


Une image du film Comme des lions de pierre...

Génération Polder, tome 3


La collection Polder fait paraître ce mois-ci son anthologie décennale : Génération Polder, tome 3. Je fais donc partie de cette dernière génération Polder, avec des tas de gens très bien. Certains ont déjà été cités ici (Patrice Maltaverne, Guillaume Decourt, Jean-Baptiste Pedini, Amandine Marembert, Simon Alloneau, Jean-Marc Proust…) ; et les autres auraient bien pu ou dû l’être – certains d’entre eux le seront d’ailleurs certainement un de ces jours.

Tiens, Laurent Deheppe par exemple - l'un des derniers Polder parus – pour le plaisir :



Toi dans une pièce
et moi dans l’autre
Entre nous deux Mozart

Venant d’un plus lointain mystère
que le chant des oiseaux
la matinée nous ensoleille

Je sais que l’hippocampe
existe et qu’il caresse
les prairies vierges de la mer

Eperdument j’ignore
le glaive nucléaire
je l’ignore et je t’aime
et sans croire un instant
à cette heure d’épuration
ce grand dévers d’apocalypse

à ce néant pris de vitesse
où je te verrai soudain
fondre trois secondes avant le noir
(Les Carottes fraîches, Polder 157)


Génération Polder, tome 3, donc : un très sympathique petit volume qui fait réunion de famille. Merci aux tontons fureteurs Claude (Vercey), Jacques (Morin), Yves (Artufel) et Alain (Kewes) de permettre à tout le monde, auteurs, lecteurs, cousins, cousines de se retrouver ensemble et de mieux se connaître… 



Photo Ralph Eugene Meatyard

Une expo : Anders Petersen à la BNF


Il reste encore quelques semaines pour aller voir l'hypnotisante exposition Anders Petersen organisée par la BNF, à Paris. Tous les sujets photographiés par l’artiste suédois – humains, chiens, chats, paysages – semblent aux prises, d’une manière ou d’une autre, avec la cruauté de ses noirs et blancs. Et tous, malgré leur vulnérabilité, semblent bizarrement magnifiés par leur façon d’y résister. Mais le sommet de l’exposition reste la série fondatrice, celle du Café Lehmitz à Hambourg, vraiment déchirante.
Anders Petersen photographie des survivants. Souvent mal en point, parfois faisant illusion, en sursis toujours. 
Mais pas encore morts. Pas encore morts.


© Anders Petersen, Café Lehmitz

Jean-Philippe Domecq sur "l'art contemporain"


Roborative lecture que celle de Une nouvelle introduction à l’art du xxe siècle par Jean-Philippe Domecq. Il décrit la situation de « l’art contemporain » à la fin du xxe siècle sans prendre de gants, en refusant de sacrifier au politiquement correct et surtout à l’économiquement correct ; mais rien d’excessivement polémique non plus chez lui. Il prend clairement position, c’est tout, et on lui en sait gré.

On peut ne pas être d’accord avec tout ce qu’il dit. Mais pour une fois, il soulève de vrais problèmes – des problèmes qui m'ont déjà titillée ici, ou – et que les critiques ou les théoriciens de l’art, dans leur étouffante majorité, semblent ne jamais, jamais voir.

Un exemple : ce qu’il appelle le « théorisme » fin de xxe siècle, « avec ce qu’il impliqua de terrorisme par la théorie » (le terrorisme du théorisme, en poésie, on connaît ça aussi...). Et le mépris chronique pour le travail sur la forme  – et, ajouterai-je, sur la matière  –, toutes deux subordonnées au concept :

« Contrairement à ce qu’ont pensé les théoriciens du tout-contemporain, l’invention de la forme est absolument nécessaire à l’acuité de la perception, c’est une donnée incontournable du fonctionnement de l’esprit. Car mettre en forme, ou prendre conscience de nouvelles formes, me rend disponible, m’ouvre l’œil mental pour remarquer, dans ce que me présente l’œil physique, ce que je n’avais pas ou avais peu remarqué jusque là. »

Jean-Philippe Domecq, Une nouvelle introduction à l’art du xxe siècle,
Pockett, 2011, p. 216-217


Lucian Freud : portrait de Francis Bacon

Une expo : Félix Vallotton au Grand Palais


Félix Vallotton, peintre du tournant du 20e siècle, est un artiste étonnant. Certains de ses portraits – ses autoportraits notamment – sont dignes non seulement d’Ingres, sa référence, mais aussi des meilleurs maîtres de la Renaissance au dessin troublant de netteté. Ses scènes d’intérieur, apparemment paisibles, intriguent et dérangent sans que l’on comprenne bien pourquoi. Quand il peint des paysages, il peint des énigmes. Il annonce la modernité froide et mélancolique d’Edward Hopper (et ce dernier s’est en effet inspiré de lui), mais il évoque aussi, parfois, l’abstraction habitée de Rothko par exemple.

Félix Vallotton, Coucher de soleil
Et à côté de cela, il produit aussi tout le long de sa vie des œuvres consternantes, notamment de grands tableaux mythologiques complètement kitsch et ridicules. On se demande comment le même homme, le même artiste, a pu atteindre de telles extrémités dans le bon et dans le mauvais.

Mais c’est justement ce qui passionne dans l’exposition du Grand Palais actuellement consacrée à ce peintre : plus encore peut-être que de découvrir ses tableaux les plus exceptionnels, on est stupéfaite d’assister au contraste entre des réussites remarquables et des fiascos embarrassants. Et de voir à quel point il s'en faut finalement de peu pour qu'un artiste de très grand talent bascule dans le ratage total.


Félix Vallotton, Retour de la mer