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Vide-poche : Giorgio Agamben

Parfois, je me sens archaïque.

Parfois, récente.

Mais très rarement contemporaine.

Est-ce un signe ? Et de quoi ?



« La contemporanéité s’inscrit, en fait, dans le présent en le signalant avant tout comme archaïque, et seul celui qui perçoit dans les choses les plus modernes et les plus récentes les indices ou la signature de l'archaïsme peut être un contemporain. Archaïque signifie proche de l’arkè, c’est-à-dire de l’origine. Mais l’origine n’est pas seulement située dans un passé chronologique : elle est contemporaine du devenir historique et ne cesse pas d’agir à travers lui, tout comme l’embryon continue de vivre dans les tissus de l’organisme parvenus à maturité, et l’enfant dans la vie psychique de l’adulte. »

 

Giorgio Agamben, « Qu’est-ce que le contemporain », in Nudités, Payot & Rivages, 2009

 

 

Chorégraphie de Hofesh Shechter. Voir aussi en vidéo par exemple ici (et surtout, si possible, voir en vrai)


 


Vide-poche : Giorgio Agamben

Parfois, je me trouve un peu bête.

Heureusement, il existe un remède : lire Agamben.

 

 

« C’est sur cette autre et plus obscure face de la puissance que préfère agir aujourd’hui ce pouvoir qui se définit ironiquement comme ‘démocratique’. Il sépare les hommes non pas tant de ce qu’ils peuvent faire, mais avant tout de ce qu’ils peuvent ne pas faire. Séparé de son impuissance, privé de l’expérience de ce qu’il peut ne pas faire, l’homme contemporain se croit capable de tout et répète son jovial « pas de problème » et son irresponsable « ça peut se faire » au moment précis où il devrait plutôt se rendre compte qu’il a été assigné de manière inouïe à des forces et à des processus sur lesquels il a perdu tout contrôle. Il est devenu aveugle, non à ses capacités, mais à ses incapacités, non à ce qu’il peut faire, mais à ce qu’il ne peut pas ou peut ne pas faire. 

 

D’où la confusion définitive, de nos jours, des métiers et des vocations, des identités professionnelles et des rôles sociaux, qui sont tous incarnés par un figurant dont l’arrogance est inversement proportionnelle au caractère fragile et provisoire de son numéro. L’idée que chacun puisse faire ou être indistinctement chaque chose, le doute que non seulement le médecin qui m’examine pourrait se faire demain artiste vidéo, mais aussi que le bourreau qui est sur le point de me tuer est déjà en réalité, comme dans Le Procès de Kafka, un chanteur d’opéra, ne sont que le reflet de la conscience que tout un chacun se plie simplement à la flexibilité qui se trouve être désormais la première qualité que le marché exige de tous. 

 

Rien ne nous rend plus pauvres et moins libres que la séparation de notre impuissance. »

 

Giorgio Agamben, Nudités, Payot & Rivages, 2009

 


Edward Hopper, Eleven a.m.
Edward Hopper, Eleven a.m.

Un essai de Giorgio Agamben : "Création et anarchie"

Ce que j’aime chez Giorgio Agamben, c’est bien sûr ce qu’il dit, ce qu’il m’apprend, mais c’est surtout sa façon de penser. Son horreur de tout système. Ses chapitres bizarres, qui n’ont pas forcément été conçus pour aller à la suite les uns des autres. Son ancrage insolite dans les concepts et la pensée médiévales, dans la théologie (qui d’autre que lui réussirait à m’intéresser aux arguments avancés au concile de Sardique en 343, lors de la controverse sur l’arianisme ?). Ses absences de conclusion, ses fins (de chapitre comme de livre) toujours frustrantes : « Il n’y aura pas de conclusion. Je pense, en effet, qu’en philosophie comme en art, on ne peut ‘conclure’ un travail : on ne peut que l’abandonner, comme Giacometti le disait à propos de ses tableaux ».
 
Tout cela est déconcertant, dépaysant, stimulant. J’ai toujours l’impression d’être plus intelligente quand je le lis, et en même temps je ne sais jamais trop ce que j’ai lu ni compris exactement. C’est pour ça que j’y retourne. Pour l’expérience d’une véritable pensée anarchique. 



« L’artiste ou le poète n’est pas celui qui a la puissance ou la faculté de créer, qui un beau jour, par un acte de volonté ou obéissant à une injonction divine […], décide, comme le Dieu des théologiens, on ne sait comment ni pourquoi, de mettre en œuvre. Et de même que le poète et le peintre, le menuisier, le savetier, le flûtiste et enfin tout homme, ne sont pas les titulaires transcendants d’une capacité d’agir ou de produire des œuvres : ils sont plutôt des vivants qui, dans l’usage, et seulement dans l’usage, de leurs membres comme du monde qui les entoure, font l’expérience de soi et se constituent comme forme de vie. »

Giorgio Agamben, Création et anarchie, Rivages, 2019



Se trouver parmi les vivants, se constituer dans l’usage de mes membres et du monde comme forme de vie : belle ambition, que je souhaite être mienne en effet. — Agamben, pour être en phase avec notre époque, aurait sans doute dû mettre en premier le savetier, ou du moins le cordonnier, plutôt que « le poète et le peintre » : en ce début de xxie siècle, aucun poète ne fait le poids socialement, ni de près ni de loin, avec Christian Louboutin ou Jimmy Choo. Mais cela n’a aucune importance. Se constituer comme forme de vie est de toute façon un travail collectif, même pour les plus solitaires et les plus individualistes.

Tableau d'Alberto Giacometti

Vide-poche : le philosophe Giorgio Agamben


Dans son dernier ouvrage, Le feu et le récit, le philosophe italien Giorgio Agamben développe l’idée d’une résistance interne de l’œuvre artistique à sa propre création, d’une tension interne à la pratique artistique entre le faire et le ne-pas-faire : c’est ce qu’il appelle « la poétique du désœuvrement ». « Désœuvrement » n’est pas à prendre ici dans le sens négatif d’oisiveté ou inertie, mais au contraire dans un sens positif :

« Tandis que pour les Anciens, c’était le travail – le negotium – qui se trouvait défini négativement par rapport à la vie contemplative – l’otium –, les modernes semblent incapables de concevoir la contemplation, le désœuvrement et la fête autrement que comme un repos ou une négation du travail. »

Au terme de sa réflexion sur le désœuvrement créateur, Agamben aboutit à la poésie :

« Le modèle par excellence de cette opération qui consiste à désœuvrer toutes les œuvres humaines est peut-être la poésie elle-même. Qu’est-ce en effet que la poésie, sinon une opération dans le langage qui désactive et désœuvre les fonctions communicatives et informatives pour les ouvrir à un nouvel usage possible ? Ou, dans les termes de Spinoza, le point où la langue qui a désactivé ses fonctions utilitaires repose en elle-même et contemple sa puissance de dire. En ce sens, [les œuvres de Dante, Leopardi ou Caproni] sont la contemplation de la langue italienne ; la sextine d’Arnaut Daniel, la contemplation de la langue provençale ; les poèmes posthumes de Vallejo la contemplation de la langue espagnole ; les Illuminations de Rimbaud la contemplation de la langue française ; les Hymnes de Hölderlin et la poésie de Trakl la contemplation de la langue allemande. »

Giorgio Agamben, Le feu et le récit
traduit par Martin Rueff, Bibliothèque Rivages, 2015
 
Malevitch, Carré noir sur fond blanc