Un poème de Maria Polydouri : "Tu viendras tard"


Maria Polydouri et Kostas Karyotakis ont eu une brève histoire d’amour, vouée à l’échec. Kostas, atteint de syphilis, s’est donné la mort en 1928 ; deux ans plus tard Maria, atteinte de tuberculose, est morte à son tour. C’était une époque où les jeunes mouraient beaucoup. C’était aussi une époque où les hommes – particulièrement les surréalistes qui s’imposaient alors en France et en Europe – adoraient célébrer les femmes comme muses ; ce qui sous-entendait tout naturellement qu’elles n’étaient pas poètes. Heureusement, certaines ne s’en laissaient pas conter. Maria Polydouri a peu vécu, mais elle a vécu libre ; elle a quitté la Grèce pour Paris, a étudié, et a publié des recueils.

Les éditions Bruno Doucey ont fait paraître une anthologie bilingue rassemblant ces deux poètes. Ci-dessous, après Kostas la semaine dernière, Maria.



Tu viendras tard

Combien de temps me faudra-t-il encore attendre ton retour
comme de temps reculés, de pays étrangers, lointains ?
Ma petite vie s’amenuise et, jour après jour,
impuissante et tendre, tout doucement s’éteint…

Ecoute dans les arbres lugubres comme crissent les feuilles
qui annoncent l’automne. Regarde, la couleur du ciel
que les nuages ont brouillé… Un frisson glacé gagne
les petites fleurs… et tu tardes, tu tardes encore !

Tu viendras tard, avec la nuit, avec l’hiver gelé
et son linceul de neige, avec la plainte de la bise
et tu ne trouveras ni une rose, ni un lys candide,
ni même une anémone de deuil, à me donner.


Maria Polydouri et Kostas Karyotakis, Telles des guitares désaccordées,
poèmes traduits par Michèle Justrabo, édition Bruno Doucey, 2016



Θα 'ρθεις Αργά

Ως πότε πια θα καρτερώ να ξαναρθείς και πάλι
σαν από χρόνους μακρινούς και ξένες χώρες πέρα;
Λιγόστεψε η ζωούλα μου και μέρα με τη μέρα.
ανήμπορη και τρυφερή, σβήνεται αγάλι-αγάλι...

’Ακου στα δέντρα πένθιμα πώς τρίζουνε τα φύλλα,
μηνάνε το φθινόπωρο. Δες, τ' ουρανού το χρώμα
το θόλωσαν τα σύννεφα... Μια κρύα ανατριχίλα
στα λουλουδάκια χύνεται... κι αργείς, αργείς ακόμα!

Θα 'ρθεις αργά, με τη νυχτιά και με τον κρύο χειμώνα,
με το χιονοσαβάνωμα, με του βοριά το θρήνο
και δε θα βγεις ούτ' ένα ρόδο, ούτ' ένα αθώο κρίνο
να μου χαρίσεις... ούτε καν μια πένθιμη ανεμώνα.

Μαρία Πολυδούρη


Tableau de Nana Vetta

Un poème de Kostas Karyotakis: "Seulement"


Kostas Karyotakis avait été nommé fonctionnaire dans un petit port tranquille de Grèce, un joli petit port sur la Méditerranée, Prévéza – un petit port où rien ne se passe mais où l’on trouve la mer, le vent et le soleil. Ça ne lui a pas suffi : un beau jour d’été, il s’est tiré une balle dans le cœur. Il avait 31 ans. Ce n’est pas cela, certes, qui fait de lui un bon poète, mais comment ne pas en parler ? Kostas Karyotakis, encore tout jeune, a donc choisi de mettre fin à ses jours. Avant cela, il avait aimé Maria Polydouri, une autre poète, et écrit des vers qui restent dans le cœur, là où il a voulu se tirer une balle.



Seulement

Ah ! Tout devait arriver comme ça !
Voir les espoirs et les roses s’effeuiller.
Voir les barques des années s’échapper,
s’échapper et s’éteindre.

Comme ça, comme on se séparait au soir,
perdre à jamais tant d’amis.
Quitter le lieu où, enfant, j’ai grandi,
à la tombée de la nuit.

Les filles belles et simples – mes petites chéries ! –
emportées, en un tour de ronde, par la vie.
Et la douleur, qui m’enivrait parfois,
m’affliger encore en vain.

Tout ça devait arriver. Seulement, la nuit
n’aurait dû se montrer aussi douce qu’aujourd’hui,
ni les étoiles jouer là, comme ça, à me regarder
comme si elles me souriaient.

Kostas Karyotakis et Maria Polydouri, Telles des guitares désaccordées,
poèmes traduits par Michèle Justrabo, édition Bruno Doucey, 2016



Μόνο

Αχ, όλα έπρεπε να 'ρθουν καθώς ήρθαν!
Οι ελπίδες και τα ρόδα να μαδήσουν.
Βαρκούλες να μου φύγουνε τα χρόνια,
να φύγουνε, να σβήσουν.

'Ετσι, όπως εχωρίζαμε τα βράδια,
για πάντα να χαθούνε τόσοι φίλοι.
Τον τόπο που μεγάλωνα παιδάκι
ν' αφήσω κάποιο δείλι.

Τα ωραία κι απλά κορίτσια - ω, αγαπούλες! -
η ζωή να μου τα πάρει, χορού γύρος.
Ακόμη ο πόνος, άλλοτε που ευώδα,
να με βαραίνει στείρος.

Όλα έπρεπε να γίνουν. Μόνο η νύχτα
δεν έπρεπε γλυκιά έτσι τώρα να 'ναι,
να παίζουνε τ' αστέρια εκεί σαν μάτια
και σα να μου γελάνε.

Κώστας Καρυωτάκης

Edvard Munch, La danse de la vie

Un poème de Laura Vazquez


La Main dans la main de Laura Vazquez a gagné en 2014 le Prix de la Vocation et une publication chez Cheyne. Voici un extrait du recueil.


Parfois le visage se regarde lui-même,
il se dresse sur lui-même,
sur les yeux.

Parfois les objets de la maison sont là
et ils ne disent rien.

Ils sont comme des renards
qui passent le cou baissé.

Parfois le monde nous déteste,
il fait tout comme si nous n’étions pas là.

Parfois nous adorons la vie
et les plantes,
les éclairs, les images.

Soudain, nos joues s’enfoncent,
notre peau est si tendre,
tant de matières la transpercent,
le bois, l’acier, le calcaire,
et l’or, l’argent, le cuivre.


Photographie © Roger Ballen

Roland Barthes sur le haïku


Le Japon – continuation des précédents posts sur le sujet. 
Le haïku, donc (puisque ici on cause poésie).

Comme tout le monde, j’ai été et je reste séduite par le haïku, sa simplicité, son charme, sa modestie (son côté « le zen pour les nuls »). Et comme tout le monde, je m’y suis essayée, bien sûr, j’en ai fait quelques-uns.

Mais j’ai aussi, dès le début et de plus en plus, été gênée par cette même simplicité. Les haïkus qu’on nous donne à lire en traduction sont peut-être trop simples pour ne pas rendre évident qu’il y manque quelque chose de très important (le rythme, les sons, une certaine syntaxe ? une certaine logique ?). Peut-on vraiment écrire des haïkus en français ? Peut-on même en lire ? Roland Barthes se pose la même question dans L’Empire des signes, et sa réponse est claire : on ne peut, nous autres non-Japonais, « faire des haïku, langage qui nous est refusé ». Il propose ainsi une analyse très intéressante de ce genre poétique fondamentalement étranger à notre mode de penser et d’écrire. (Dans un ouvrage pas toujours très rigoureux par ailleurs… Barthes, malgré les précautions oratoires qu’il prend en ouverture, nage souvent en plein fantasme quand il écrit sur le Japon, et c’est embarrassant. Mais il s’agissait d’une autre époque…).



"Le haïku a cette propriété quelque peu fantasmagorique, que l'on s'imagine toujours pouvoir en faire soi-même facilement. On se dit : quoi de plus accessible à l’écriture spontanée que ceci (de Buson) :
C’est le soir, l’automne,
Je pense seulement
A mes parents.
Le haïku fait envie […]. Tout en étant intelligible, le haïku ne veut rien dire, et c’est par cette double condition qu’il semble offert au sens, d’une façon particulièrement disponible, serviable, à l’instar d’un hôte poli qui vous permet de vous installer largement chez lui, avec vos manies, vos valeurs, vos symboles […].
L’Occident humecte toute chose de sens, à la manière d’une religion autoritaire qui impose le baptême par populations ; […] les voies d’interprétation, destinées chez nous à percer le sens, c’est-à-dire à le faire entrer par effraction […], ne peuvent donc que manquer le haïku ; car le travail de lecture qui y est attaché est de suspendre le langage, non de le provoquer : entreprise dont précisément le maître du haïku, Bashô, semblait bien connaître la difficulté et la nécessité :
Comme il est admirable
Celui qui ne pense pas : « La Vie est éphémère »
En voyant un éclair !
[…] Tout le Zen, dont le haïkaï n’est que la branche littéraire, apparaît ainsi comme une immense pratique à arrêter le langage […]
Le travail du haïku, c’est que l’exemption du sens s’accomplit à travers un discours parfaitement lisible (contradiction refusée à l’art occidental, qui ne sait contester le sens qu’en rendant son discours incompréhensible) […] ; ce qui est aboli, ce n’est pas le sens, c’est toute idée de finalité : le haïku ne sert à aucun des usages (eux-mêmes pourtant gratuits) concédés à la littérature : insignifiant (par une technique d’arrêt du sens), comment pourrait-il instruire, exprimer, distraire ? De la même façon, alors que certaines écoles Zen conçoivent la méditation assise comme une pratique destinée à l’obtention de la bouddhéité, d’autres refusent jusqu’à cette finalité (pourtant apparemment essentielle) : il faut rester assis « juste pour rester assis ». Le haïku […] n’est-il pas de la sorte écrit « juste pour écrire » ?"

Roland Barthes, L’Empire des signes, Seuil, Poins Essais, 2007


Shubun, Lecture dans un bosquet de bambous

Dorothée Volut : "Poèmes premiers"


Une certitude que j’ai, ayant lu le recueil Poèmes premiers de Dorothée Volut, c’est que cette femme sait écrire. C’est-à-dire que quand on lit ses poèmes, il arrive souvent que quelque chose se passe : des visions surgissent, des sensations nous reviennent, un souffle de vent affleure, du sens pointe quelque part. Bref, une certitude que j’ai, c’est que ce n’est pas du n’importe quoi. (Même Rimbaud se sentait obligé de le préciser : « Ça ne veut pas rien dire »).

Il y a quelques poèmes, surtout dans la première moitié du recueil, qui sont pourtant difficiles, obscurs, sans cohérence décelable. Je ne les comprends pas. (Comprendre au sens que cela peut avoir en poésie : non pas décoder, mais plutôt embrasser. Je n’embrasse rien. Je n’ai pas de relation avec le texte. On ne se touche pas. Amour impossible.) D’autres poèmes, vers la fin du recueil notamment, semblent aspirer au contraire à la simplicité, à la lisibilité.

Dans son ensemble, la démarche de Dorothée Volut relève incontestablement d’une vraie exigence poétique ; on sent chez elle une forme d’intégrité. Pour moi, cette démarche trouve toute sa puissance dans les poèmes du milieu du livre, sorte de climax énigmatique. On s’y sent « reliés » confusément – au vent, à la voix, au passé : « Ecris, pour ne pas transformer le monde en traces, / mais en feux reliés ».

On trouvera dans l’Anthologie de Poezibao (ici) sans doute le plus beau poème du recueil. Pour ma part, et pour ne pas faire doublon, j’en recopie un autre ci-dessous. Mais le mieux, c'est de le lire dans le beau petit livre des Editions Eric Pesty, avec leur deuxième et troisième de couverture rouge vif comme des dessous d'escarpins Louboutin... (moins cher que des Louboutin toutefois).



20


La nuit relâche
sans moi que j’intervienne

ça devient du silence
qui cherche à dire ce qu’il transporte

la géométrie des cigales
et du souffleur de feuille

un poids
ajusté
à une situation –

et si l’on s’intallait en cercle
autour de la fontaine ?

Tu dis j’ai des choses à faire
puis tu t’assieds à la terrasse

dans le mouvement de tes jambes,
une usure comestible.

Dorothée Volut, Poèmes premiers, Eric Pesty Editeur, 2018


© Kiki Smith

"Herméneutique"

Le fanzine Traction-Brabant a beau prendre de l’âge comme nous toutes pauvres mortelles, il ne perd rien de son bordélisme anar ni de son irrévérence pour Madame Lapoésie (qu’il ne peut pas s’empêcher de bien aimer malgré tout). Et moi aussi, j’ai beau prendre de l’âge comme nous tous et grandir en fainéantise (et en sagesse), je continue à lui prendre la jambe de temps en temps, à Madame Lapoésie. Des fois elle m’agace, des fois je l’aime bien, c’est comme ça. Alors ce mois-ci Traction-Brabant, Madame Lapoésie et moi, on s’est retrouvées et c’était sympa.
Entre autres, ça a donné ça: 




Herméneutique


Votre lettre quand je l’aurai entre les doigts
mes doigts se serreront sur elle
ça fera un bruit léger

votre lettre son épaisseur je la sentirai
en la froissant                         
sa lourdeur de lettre
sa rondeur de traître               
sous l’os blanc des articulations
et quand on n’entendra plus rien
les doigts serreront le plus fort

je la serrerai tellement
que l’encre passera du papier sur les doigts
votre lettre c’est comme ça
que je la lirai


Murièle Camac in Traction-Brabant n° 80, septembre 2018


© Andrew Wyeth, Ann Call at Witches Broom

Bashô, "Le Chemin étroit vers les contrées du Nord"


Evidemment je ne peux pas faire une mini-série sur le Japon sans y mettre Bashô. Moine, marcheur, ami, contempleur de lune, écrivain de haïku et de journaux de voyage : ça devait être chouette d’être Bashô. Moi aussi j’aimerais bien arpenter le Japon du xviie siècle en semant de petits poèmes à chaque étape.

Nicolas Bouvier, un de ses disciples même si éloigné dans le temps et l’espace, a traduit en français une de ses célèbres œuvres : Le Chemin étroit vers les contrées du Nord, moitié journal de bord en prose, moitié recueil de poèmes.




[…] Nous comptions gagner la province de Dewa par la montagne, itinéraire très peu fréquenté qui éveilla les soupçons des gardes et des exempts. Finalement, ils nous laissèrent aller.

La nuit nous surprit en pleine montagne, mais nous fûmes assez heureux pour repérer la cabane d’un garde-frontière qui nous donna abri. La tempête qui ne cessa de faire rage nous confina trois jours dans ce lieu déshérité.

Puces et poux mordaient
la nuit j’entendais le cheval
pisser tout contre mon chevet.


Bashô, Le Chemin étroit vers les contrées du Nord, traduit par Nicolas Bouvier,
Editions Héros-Limite, 2006


Estampe de Hiroshige ("Homme à cheval traversant un pont")

Vide-poche : Tanizaki Junichirô


Du Japon, à nouveau, un extrait du magnifique Eloge de l’ombre de Tanizaki Junichirô (1886-1965). L’auteur rêvasse à bâtons rompus sur l’idée du beau au Japon par rapport à l’Occident, avec une légerèté et un humour qui n’empêchent pas une grande profondeur. Il parle de calorifères, de ventilateurs, de lieux d’aisance, de bols de soupe, aussi bien que de peinture et d’architecture. En même pas cent pages, on sent le Japon comme si on y était.


A propos du toko no ma, ce renfoncement dans les pièces de séjour japonaises qui est uniquement destiné à être orné d'une peinture et d’un vase de fleurs :

« Chaque fois que je regarde un toko no ma, ce chef-d’œuvre du raffinement, je suis émerveillé de constater à quel point les Japonais ont pénétré les mystères de l’ombre, et avec quelle ingéniosité ils ont su utiliser les jeux d’ombre et de lumière. Et cela sans recherche particulière en vue de tel effet précis. En un mot, sans autre moyen que du bois sans apprêt et des murs nus, l’on a ménagé un espace en retrait, où les rayons lumineux que l’on y laisse pénétrer engendrent de ci, de là, des recoins vaguement obscurs. Et pourtant, en contemplant les ténèbres tapies derrière la poutre supérieure, à l’entour d’un vase à fleurs, sous une étagère, et tout en sachant que ce ne sont que des ombres insignifiantes, nous éprouvons le sentiment que l’air à ces endroits-là renferme une épaisseur de silence, qu’une sérénité éternellement inaltérable règne sur cette obscurité. Tout compte fait, quand les Occidentaux parlent de «mystères de l’Orient», il est bien possible qu’ils entendent par là ce calme un peu inquiétant que secrète l’ombre lorsqu’elle possède cette qualité-là. »

Tanizaki Junichirô, Eloge de l’ombre, traduction de René Sieffert, Verdier, 2011 


Tableau de Hiroshi Senju

Vide-poche : Natsumé Sôseki


Oreiller d’herbes du Japonais Natsumé Sôseki (1867-1916) est un drôle de livre : roman d’amour raté, faux roman d’initiation ironique, vraie réflexion sur la peinture et la poésie, et aussi recueil de poèmes. Un très beau livre.
Voici un extrait où le romancier propose une définition originale de la poésie…



« En tout cas, puisque j’ai raté mon tableau, je vais composer un poème. Je pousse la pointe de mon crayon sur mon carnet de croquis et je balance mon corps d’avant en arrière. Pendant quelques instants, je ne fais que désirer mouvoir la pointe, mais elle ne bouge pas du tout. C’est comme si j’oublais soudain le nom d’un ami et que, bien que je l’aie sur le bout de la langue, je ne puisse le prononcer. Mais si l’on y renonce alors, le nom qui n’est pas sorti nous restera toujours au fond du ventre.

Quand on malaxe la farine pour pétrir de la pâte, elle est au départ trop fine et les baguettes ne rencontrent aucune résistance pour leur mouvement ; mais si l’on est patient, elle prend peu à peu de la consistance, et la main qui pétrit s’alourdit.. Si l’on continue à malaxer, il arrive un moment où l’on ne peut plus tourner. C’est, à la fin, la pâte, qui sans qu’on le demande, colle à vos baguettes. Faire de la poésie, c’est justement cela.

Mon crayon, qui était sans vie, s’est mis à bouger graduellement et, profitant de ce mouvement, j’ai réussi, au bout de vingt ou trente minutes, à composer ces six vers […] »

Natsumé Sôseki, Oreiller d’herbes [Kusamakura, 1906],
traduit du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Rivages poche, 2015


Encre de Sesshû Tôyô, peintre du XVe siècle cité par
Sôseki

Rosa Luxemburg, Lettres de prison


Entendu citer quelque part, et retrouvé sur le Net. Ce n’est pas de la poésie, ce n’est pas de la politique, c’est la lettre d’une amie à une amie. L'une en prison, l'autre libre.

"Au milieu des ténèbres, je souris à la vie, comme si je connaissais la formule magique qui change le mal et la tristesse en clarté et en bonheur. Alors, je cherche une raison à cette joie, je n'en trouve pas et ne puis m'empêcher de sourire de moi-même. Je crois que la vie elle-même est l'unique secret. Car l'obscurité profonde est belle et douce comme du velours, quand on sait l'observer. Et la vie chante aussi dans le sable qui crisse sous les pas lents et lourds de la sentinelle, quand on sait l'entendre."

Rosa Luxemburg, Lettres de prison


Oeuvre de Pierrette Bloch

Philippe Jaccottet, "De Ravenne"

Dans Libretto, Philippe Jaccottet rend hommage à l’Italie. C’est un tout petit livre, pour un pays aussi infini, mais ça suffit. Parfois, il suffit de dire simplement « Tu es beau », d’une certaine manière, et on comprend, on comprend.




De Ravenne

On dirait qu’à l’approche de ces contrées, le vacarme et le mouvement décroissent, que la lumière s’envase. La ville semble plus loin de tout que ne le disent les cartes routières. Une distance intérieure, imperceptiblement, l’embrume. On n’a plus besoin de se hâter ; de parler, à peine encore. San Vitale est une ruche de brique pleine du miel éternel des dieux.

Philippe Jaccottet, Libretto, La Dogana, 1990


Mosaïque de Theodora, basilique San Vitale, à Ravenne


Yoann Thommerel, Mon corps n’obéit plus


Ça peu sembler un peu évident, un peu gadget, peut-être même un peu con, mais en fait, quand on remplace l’habituel « je » poétique par « mon corps », ça change toute la perspective. Ça crée une drôle de distance entre « mon corps » (de lectrice) et le texte, et en même temps, les divers plans du texte semblent se confondre. Il vaut mieux lire ce que fait Yoann Thommerel pour comprendre.



[…] Mon corps allume mon ordinateur pour écrire de la poésie. Mon corps écrit de la poésie. Dans sa poésie mon corps parle de lui. Mon corps se relit. Mon corps trouve sa poésie trop basique. Mon corps s’ennuie dans sa poésie. Mon corps décide que c’est à cause de Garamond. Mon corps trouve sa poésie trop à l’étroit dans cette police-là. Mon corps cherche des nouveaux caractères typographiques sur un site spécialisé. […]

Yoann Thommerel, Mon corps n’obéit plus, éditions Nous, 2016


Jasper Johns, Colored alphabet

Vide-poche : Pierre Bonnard (2)


« Ce qu’il y a de mieux dans les musées, ce sont les fenêtres ».

Pierre Bonnard, cité par Philippe Comar, in « Marthe nue »,  
Pierre Bonnard. Peindre l'Arcadie, Musée d’Orsay, 2015

Personnellement, j’adore les musées. Mais Bonnard n’a pas tort.


Pierre Bonnard, La fenêtre ouverte

Vide-poche : Pierre Bonnard

« La surface peinte a ses lois qui ne sont pas celles du monde. […] Bonnard déforme pour rendre visible. ‘Déformation pour la visibilité’, écrit-il dans son journal. Et cela fait de lui un acteur majeur de la modernité, un acteur silencieux, certes. Car il est le dernier représentant de la peinture muette […]. Les avant-gardes, elles, on le sait, seront bruyantes et bavardes, elles prôneront à grand renfort de scandales et de manifestes la disparition des formes classiques du nu. Bonnard, lui, ne prône pas cette disparition, il la montre. Il sait qu’il peut toucher avec sa seule sensibilité, qu’il est inutile de prêcher quand le silence de la peinture suffit, qu’une œuvre n’est jamais aussi puissante que lorsqu’elle s’abstient de toute forme démonstrative, de toute idée militante. Ni doctrine ni principe à défendre. La théorie, qu’elle soit classique ou révolutionnaire, est toujours appauvrissante. Seul compte pour l’artiste, comme il l’écrit à Matisse, de posséder ‘un esprit nettoyé de toute vieille convention esthétique’. Un esprit libre. »

Philippe Comar, « Marthe nue », in Pierre Bonnard. Peindre l'Arcadie, Musée d’Orsay, 2015


Pierre Bonnard, Sortie de la baignoire, 1926-1930

Vide-poche : Nathalie Quintane (2)


Et un autre petit extrait de Nathalie Quintane :

« La notoriété casse les vies et rend stupide. Les écrivains que nous aimons – Rimbaud, Kafka… – ont eu cette chance de ne pas la connaître. Il faut mourir vite, ou bien qu’on ne nous voie pas. Je ne dis pas qu’il faut être alcoolique et pauvre pour écrire – ça n’aide pas. Je ne parle pas d’un brevet ès qualité ; l’oubli ne la garantit pas plus que la notoriété. Mais qu’il faille préférer la vie de Dickinson à celle de Houellebecq : oui. »
   
Nathalie Quintane, Ultra-Proust, La Fabrique, 2018


Cette fois, je suis d’accord sans hésiter. Non que je me prenne pour Rimbaud, ni pour Kafka, ni pour Emily Dickinson. Non que je m’inquiète non plus de la menace que fait peser la notoriété dans ma vie (c’est un problème qui jusqu’ici me concerne peu).
Mais c’est juste pour dire : ça fait du bien de lire quelqu'un faire, pour une fois, l’éloge de la discrétion, et casser un peu cette passion collective contemporaine pour la publicité et l’image de soi.


Kathe Kollwitz, Selbstbildnis am Tisch

Vide-poche : Nathalie Quintane


Ce n’est pas facile de citer Nathalie Quintane : entre l’ironie, la provocation, les citations et le « dérangement » (un des termes et thèmes de son dernier livre), ses phrases glissent et n’aiment pas se faire découper en morceaux. Tant pis, je vais le faire quand même. Voici donc un petit saucissonnage d’un passage d’Ultra-Proust, qui vient de paraître aux éditions La Fabrique. D’ailleurs je ne suis pas sûre d’être vraiment d’accord avec elle, je ne suis en général plus sûre de rien quand je la lis, si ce n’est que ça m’intéresse, sa façon d’être radicale, sa dérision qui ne s’excuse de rien ; et surtout son insistance à nous mettre le nez, à nous amis de la poésie (bonsoir), dans le politique.



« Je crois que la crainte, et les précautions qu’on prend encore, quant à l’engagement en littérature et en art (réécrit « langagement » dans les années 1970), tient en partie à la peur de faire quelque chose de bête – dogmatique, caricatural, etc. –, peur doublée de celle du ridicule […]. Les Français ont cette peur viscérale de la bêtise, et particulièrement les poètes, qui ont toujours besoin d’antidotes ou de grigri pour s’en prémunir – tel incipit fameux de Paul Valéry dans Monsieur Teste : « La bêtise n’est pas mon fort ». Intelligence de Valéry, intelligence de Mallarmé, intelligence de Perse, intelligence de Bonnefoy ou de Char, etc. […] S’il y a un clivage dans le champ poétique, ce n’est plus depuis longtemps en fonction des écoles ou des manifestes, mais peut-être entre ceux qui acceptent, assument, et travaillent cette part de bêtise française logée jusque dans la langue et les autres, qui continuent à se prémunir d’elle, à essayer de lui faire barrage. »

Nathalie Quintane, Ultra-Proust. Une lecture de Proust, Baudelaire et Nerval, La Fabrique, 2018


Annette Messager, Les interdictions en 2014

Deux poèmes de Moëz Majed


Dans son anthologie Duos, Lydia Padellec a choisi de me mettre en « duo » (c’est le principe du livre) avec le poète tunisien d’expression française Moëz Majed. Cela me convient d’autant mieux que j’ai lu de très belles choses de lui en revue, dans Décharge ou Poésie/première notamment.
Par exemple ceci.

Raoued

A Raoued, en octobre,
Quand se lève le vent,
Vient la mélancolie.

Combien de fois encore
Me baignerai-je
A Raoued ?

Combien de fois encore
La première averse d’automne ?



Café du soir

Ici, au pied du puissant ficus,
Respire une ombre éternelle
Et le vent…
Le plus farouche de ses amants.

Et dix mille moineaux
Dressent sur l’avenue
Les étoffes du soir.


Moëz Majed, extraits de « Tunis », in Poésie/première, n° 59 (septembre 2014)


Dream city, extrait vidéo © Fakhri El Ghezal

Charles Dobzynski : "Je est un Juif, roman"

« Je est un Juif », déclare d’emblée le titre de ce bouleversant recueil. « Juif », c’est-à-dire « autre », comme chez Rimbaud – et comme chez Rimbaud, c’est cette altérité qui est à la source du poème.
Charles Dobzynski, né juif en Pologne dix ans avant la seconde guerre mondiale, raconte une vie de juif – « Juif pourquoi ? », « Etre juif, comment » – : la sienne, celle de ses parents, de sa famille. C’est à la fois le « roman » d’une vie singulière et le poème de tout être libre. « Car en tout homme un Juif émigre » : cherchant où « [s]on horizon s’arrime » tout en récusant les « prison[s] » identitaires.

— A lire aussi, la belle préface de Jean-Baptiste Para « Les horizons de la mémoire », qui se conclut par ces mots : « Car l’humanité de l’homme ne lui est pas donnée une fois pour toutes, elle est au contraire une genèse permanente, une incessante origine ».


Ai-je tué Jésus ?

Être juif ne demande
aucun record d'athlétisme
il suffit de glisser en douceur

sur la pente des négations.

Enfant on m’avertissait :
garde ton enfance
pour plus tard

Tu en auras besoin.

Rien ne menaçait
que rester pareil
à ce qu’on attendait de vous

Un visage essuie-main.

On tenait en laisse
son identité
comme un chien planté sur la route

à l’occasion des vacances.

L’innoncence me toisait
avec ses yeux de génisse
elle broutait ma jeunesse

ma jeunesse tachetée.

(…)

Charles Dobzynski, Je est un Juif, roman, Poésie Gallimard, 2017 (1e édition 2011)


Lithographie de Marc Chagall, « Profil et enfant rouge » (Chagall est mentionné à plusieurs reprises par Dobzynski dans son recueil).