Niki Giannari, « Des spectres hantent l’Europe »


« Lorsque Maria Kourkouta, son amie de toujours, est venue à Thessalonique en mars 2016, Niki Giannari l’a emmenée au camp d’Idomeni où quelque treize mille personnes fuyant les guerres de Syrie, d’Afghanistan et d’ailleurs, tentaient de passer la frontière gréco-macédonienne, frontière qui était justement en train de se refermer devant eux. »

Maria Kourkouta, cinéaste, a filmé ces personnes qu’on ne laissait plus passer et Niki Giannari les a fait passer, elle, dans le poème qui accompagne les images du film. Poème et film s’intitulent Des spectres hantent l’Europe.
Georges Didi-Huberman a prolongé le poème en écrivant un essai sur ce que c’est qu’être réfugié, et comment se représenter cela.
L’ensemble est publié dans Passer, quoi qu'il en coûte, aux éditions de Minuit.


(...)
Ils passent et ils nous pensent.

Les morts que nous avons oubliés,
les engagements que nous avons pris et les promesses,
les idées que nous avons aimées,
les révolutions que nous avons faites,
les sacrements que nous avons niés,
tout cela est revenu avec eux.
Où que tu regardes dans les rues
ou les avenues de l’Occident,
ils cheminent : cette procession sacrée
nous regarde et nous traverse.

Maintenant silence.
Que tout s’arrête.

Ils passent.


Niki Giannari, « Des spectres hantent l’Europe », traduit du grec par Maria Kourkouta,
dans Didi-Huberman et Giannari, Passer, quoi qu'il en coûte, Editions de Minuit, 2017 


Image du film de Maria Kourkouta Des spectres hantent l’Europe

Note de lecture : Murièle Modély, "Tu écris des poèmes"


Une autrice que je suis avec attention depuis ses débuts, c’est Murièle Modély. Nous avons des points communs (on nous confond parfois, j’en ai eu récemment des indices) : un prénom, une année de naissance, la manie qu’a la société de nous caser dans la catégorie « femme ». Et puis nous avons publié notre premier recueil la même année (mais depuis, elle a pris de l’avance sur moi…).
Mais ce n’est pas pour cela que je lis ses publications. Ou peut-être que si, un peu… Tout de même, la raison première, c’est que j’aime ce qu’elle écrit. Et que, livre après livre, elle me semble construire un univers fort et cohérent, et qui tient le coup.

Son dernier recueil paru tout récemment, Tu écris des poèmes, confirme assurément cette impression.
« Tu », dans le livre, c’est « je » – cette fameuse je « autre », celle qui écrit des poèmes, justement. « Tu » est peut-être le meilleur de « je » : une je « obligé[e] d’inventer » pour exister, obligé de se dédoubler (« un peu de noir sur beaucoup de blanc ») et même de se démultiplier, de se décomposer – parties du corps, meuble, île, clavier d’ordinateur. C’est ce dédoublement répété et créateur que la première partie du recueil explore. Corps organique et corps textué dialoguent à tu et à toi. Entre vacillement au bord « du gouffre sous tes pieds » et sensation « que le mystère d’être / sur le poing du poème / est à portée de main », entre « je » absentée et « tu » prétextée, quelque chose prend place : le poème.

La troisième partie, « des signes », peut être lue comme le prolongement de cette entreprise de dédoublement. Ici, ce sont les signes de ponctuation du clavier qui constituent à proprement parler les pré-textes aux expériences de « tu », avec lesquelles ils se confondent. A chaque signe son histoire, son « tu ».

La partie centrale en revanche, « à la lettre » (texte qui avait déjà été publié à part, et auquel la reprise dans ce recueil donne une nouvelle profondeur), apparaît plutôt comme un contrepoint aux deux autres. « Je » y fait son retour. Elle déclare même : « Je suis / une fille unique ». Comme pour réfuter l’entreprise précédente de dédoublement salvateur. C’est qu’ici il est question avant tout d'une faute qui rend presque impossible l’idée de dialogue. Une histoire de mort et de culpabilité – un événement « unique » mais également sans fin : nié, dénoncé, répété, mythifié. « à la lettre » explore une faute originelle qui déforme à jamais les choses et les mots. Qui déforme le « je » aussi (jusque dans son nom : « mrlmdl » ou « uieeoey »). Ici, le double de la création, c’est la destruction.



comme le poème, tu as un trou au milieu de la phrase
un cratère d’où les mots roulent, s’écoulent jusqu’aux chevilles
agrandissent jour après jour la surface de l’île
d’un littoral friable
qui plonge dans la mer (…)

Murièle Modély, Tu écris des poèmes, éditions du Cygne, 2017


Marlene Dumas, For Whom the Bell Tolls

Jean-François Mathé, "Retenu par ce qui s’en va"


Régulièrement, il faut lire un recueil de Jean-François Mathé. Ça fait un bien fou. Je l’ai peut-être déjà dit, je le redis. 
C’est comme, je ne sais pas, entrer dans une église romane du Poitou. Régulièrement, aussi, il faut entrer dans une de ces églises romanes de campagne en pierre blanche. De celles qui sont signalées dans les guides touristiques mais sans insistance. Simples, rurales, droites, souveraines. Conçues pour la durée, pour le passage des saisons, pour la conversation avec les paysages mentaux et avec les morts.
Les poèmes de Jean-François Mathé, c’est pareil.
Ils ne sont pas dans l’air du temps, ils sont une conversation avec le temps.

Le petit recueil Retenu par ce qui s’en va par exemple – quel beau titre – est une suite impeccable de moments de grâce.

à Olivier Rougerie

Parfois l’horloge reste seule attachée par le temps.
Nous, déliés, nous voici libres de remonter dans nos vies
chercher par où a fui le gaz, par où s’est perdue l’eau
et colmater si nous pouvons.
Mais nous ne trouvons pas.

Au retour, l’horloge nous remet à notre place
dans le défilé du temps
et de la neige qui commence à tomber
chacun reçoit le flocon froid
qu’il lui faut ajouter à son âge.

Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va, Editions Folle avoine, 2015


Photo © Jungjin Lee