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Victoria Guerrero Peirano, "La maison rouge"

La revue Europe, en écho au dossier César Vallejo que je mentionnais dans mon dernier post, publie aussi une poète péruvienne contemporaine, Victoria Guerrero Peirano. Elle conseille dans un ses poèmes de ne « pas baisser la tête » et d’être « plus Vallejo que Vallejo au congrès antifasciste »… Voici un autre de ses poèmes en extrait.


La maison rouge, 1

(…)
Moi par contre il y a des jours où j'avale le langage
Je le laisse fermé à clé chez moi
Mon chat en est le gardien
Et je sors dans la rue pour voir et vivre un peu
Juste un regard pour les pauvres gens qui me parlent
Ou un geste
Ils ne comprennent pas que j’ai laissé la parole chez moi
Certains sont comme les perroquets
Ils sautent sans cesse d’une idée à l’autre
Je ne sais comment les fuir
Je m’échappe
Le vent du retour est oblique
J’arrive chez moi, mon chat se roule par terre
Je sais qu’il veut mes caresses
Il ne veut pas de mots
Il est comme ça
C’est mon maître
Mon maître du langage (…)
 
Victoria Guerrero Peirano, traduit de l’espagnol par Laurence Breysse-Chanet,
Europe n° 1063-1064, nov.-déc. 2017

 
Pierre Bonnard

César Vallejo, "Pierre noire sur une pierre blanche"


Superbe dossier sur César Vallejo dans le numéro d’Europe de novembre-décembre, avec des poèmes de l’auteur péruvien qui vous arrêtent et vous intriguent. C’est à lire !
(Une raison de plus pour soutenir Europe, revue remarquable qui a pourtant vu ses subventions coupées récemment et sa survie remise en cause).


Pierre noire sur une pierre blanche

Je mourrai à Paris sous l’averse,
un jour dont j'ai déjà le souvenir.
Je mourrai à Paris – et je n’ai pas de honte –
peut-être un jeudi, comme aujourd'hui d’automne.

Ce sera jeudi, parce qu’aujourd'hui, jeudi, où je prose
ces vers, je me suis mis les humérus
à mal et jamais comme aujourd’hui je ne me suis,
avec tout mon chemin, revu si seul.

César Vallejo est mort, ils le battaient
tous sans qu'il ne leur ait rien fait ;
ils cognaient dur avec un bâton et dur

avec une corde aussi ; en sont témoins
les jours jeudi et les os humérus,
la solitude, la pluie, les chemins…

César Vallejo, traduit de l’espagnol par Florence Delay,
Europe n° 1063-1064, nov.-déc. 2017 (tiré de Poèmes humains, 1939)


Voici la version espagnole :

Piedra negra sobre una piedra blanca

Me moriré en París con aguacero,
un día del cual tengo ya el recuerdo.
Me moriré en París -y no me corro-
tal vez un jueves, como es hoy, de otoño.

Jueves será, porque hoy, jueves, que proso
estos versos, los húmeros me he puesto
a la mala y, jamás como hoy, me he vuelto,
con todo mi camino, a verme solo.

César Vallejo ha muerto, le pegaban
todos sin que él les haga nada;
le daban duro con un palo y duro

también con una soga; son testigos
los días jueves y los huesos húmeros,
la soledad, la lluvia, los caminos...


Détail d'une fresque de Diego Rivera

Vide-poche : le philosophe Giorgio Agamben


Dans son dernier ouvrage, Le feu et le récit, le philosophe italien Giorgio Agamben développe l’idée d’une résistance interne de l’œuvre artistique à sa propre création, d’une tension interne à la pratique artistique entre le faire et le ne-pas-faire : c’est ce qu’il appelle « la poétique du désœuvrement ». « Désœuvrement » n’est pas à prendre ici dans le sens négatif d’oisiveté ou inertie, mais au contraire dans un sens positif :

« Tandis que pour les Anciens, c’était le travail – le negotium – qui se trouvait défini négativement par rapport à la vie contemplative – l’otium –, les modernes semblent incapables de concevoir la contemplation, le désœuvrement et la fête autrement que comme un repos ou une négation du travail. »

Au terme de sa réflexion sur le désœuvrement créateur, Agamben aboutit à la poésie :

« Le modèle par excellence de cette opération qui consiste à désœuvrer toutes les œuvres humaines est peut-être la poésie elle-même. Qu’est-ce en effet que la poésie, sinon une opération dans le langage qui désactive et désœuvre les fonctions communicatives et informatives pour les ouvrir à un nouvel usage possible ? Ou, dans les termes de Spinoza, le point où la langue qui a désactivé ses fonctions utilitaires repose en elle-même et contemple sa puissance de dire. En ce sens, [les œuvres de Dante, Leopardi ou Caproni] sont la contemplation de la langue italienne ; la sextine d’Arnaut Daniel, la contemplation de la langue provençale ; les poèmes posthumes de Vallejo la contemplation de la langue espagnole ; les Illuminations de Rimbaud la contemplation de la langue française ; les Hymnes de Hölderlin et la poésie de Trakl la contemplation de la langue allemande. »

Giorgio Agamben, Le feu et le récit
traduit par Martin Rueff, Bibliothèque Rivages, 2015
 
Malevitch, Carré noir sur fond blanc