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Bashô, "Le Chemin étroit vers les contrées du Nord"


Evidemment je ne peux pas faire une mini-série sur le Japon sans y mettre Bashô. Moine, marcheur, ami, contempleur de lune, écrivain de haïku et de journaux de voyage : ça devait être chouette d’être Bashô. Moi aussi j’aimerais bien arpenter le Japon du xviie siècle en semant de petits poèmes à chaque étape.

Nicolas Bouvier, un de ses disciples même si éloigné dans le temps et l’espace, a traduit en français une de ses célèbres œuvres : Le Chemin étroit vers les contrées du Nord, moitié journal de bord en prose, moitié recueil de poèmes.




[…] Nous comptions gagner la province de Dewa par la montagne, itinéraire très peu fréquenté qui éveilla les soupçons des gardes et des exempts. Finalement, ils nous laissèrent aller.

La nuit nous surprit en pleine montagne, mais nous fûmes assez heureux pour repérer la cabane d’un garde-frontière qui nous donna abri. La tempête qui ne cessa de faire rage nous confina trois jours dans ce lieu déshérité.

Puces et poux mordaient
la nuit j’entendais le cheval
pisser tout contre mon chevet.


Bashô, Le Chemin étroit vers les contrées du Nord, traduit par Nicolas Bouvier,
Editions Héros-Limite, 2006


Estampe de Hiroshige ("Homme à cheval traversant un pont")

Eugène Savitzkaya, extrait de "Fraudeur"


Eugène Savitzkaya écrit des poèmes et des romans, mais c’est peut-être dans le roman qu’il est le plus poète – de même que Nicolas Bouvier par exemple est meilleur poète dans L’Usage du monde que dans ses poèmes.
Chaque texte qui compose l’étrange et inclassable roman Fraudeur paru l'an dernier est magnifique. Un peu au hasard :


Avant de descendre l’escalier de la si maigre maison, le garçon franchit le palier du premier étage et pousse la porte de la chambre de ses parents. Sa mère semble profondément endormie, la tête blottie dans l’oreiller en duvet d’oie, un bras nu étendu sur la couverture légère du lit matrimonial. Elle dort dans la lumière et les mouches vrombissent. Quel âge peut avoir cette femme qui semble dormir ? Quel chemin a-t-elle parcouru avant d’arriver ici dans ce lit en bois ? Le livre commence ici et je n’ai pas la moindre idée du trajet qu’il prendra. Dans mon métier, il est nécessaire de se munir d’échelles mais inutile de posséder un mètre ruban, une montre. Un métronome est admis : le cœur, ses secousses, ses arythmies et ses arrêts à mesurer.

Eugène Savitzkaya, Fraudeur, Minuit, 2015


Josef Koudelka, série "Gypsies"

Vide-poche : Nicolas Bouvier

La fin sublime de L’Usage du monde – il faudrait relire ça tous les jours :
Afghanistan. Le centre du monde, le bout du monde. Nicolas Bouvier reste immobile pendant une heure devant un incroyable paysage « de terre et de roc », où « le monde de l’anecdote était comme aboli ».
Et il dit :

« Ce jour-là, j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. »

On apprend cela en effet en vieillissant : qu’il existe des moments de grâce, mais que la grâce ne dure pas, et ne change rien – rien, en tout cas, au fait que tout est toujours à recommencer.


Afghanistan, photo Didier Lefèvre


Lieux


Il me semble qu’écrire des poèmes en rapport (direct ou non) avec un lieu demande en général une connaissance approfondie, intime de ce lieu ; je ne pense pas que les poèmes écrits en voyage, de passage quelque part, inspirés par des séjours touristiques, soient bons, la plupart du temps. – Il y a bien sûr toujours des exceptions. – Même les poèmes de Nicolas Bouvier sur les lieux qu’il parcourt, par exemple (dans Le dedans et le dehors), ne sont pas vraiment convaincants, alors que sa prose sur le même sujet est exceptionnelle ; c’est même sans doute à l’intérieur de cette prose que se situent ses meilleurs poèmes. L’écriture poétique semble pouvoir émerger très difficilement d’un rapport trop superficiel au lieu. Il faut rester longtemps quelque part pour écrire un poème sur ce quelque part.

En cela, la poésie écrite diffère de la photographie, cette écriture poétique de l’image : car la photographie au contraire semble se nourrir du déplacement, du voyage, de l’impression fugitive. La photographie imprime une surface : il est logique qu’elle trouve sa matière dans le glissement sur la surface des lieux.

L’écriture poétique est en quelque sorte un complément de la photographie (ou l'inverse) : elle transcrit une profondeur. 


 Photo William Eggleston