Kafka, "Le plus proche village"


Une nouvelle, ou un petit poème en prose ? Kafka ne cesse jamais de surprendre.



Mon grand-père avait coutume de dire : « La vie est étonnamment brève. Dans mon souvenir elle se ramasse aujourd’hui sur elle-même si serrée que je comprends à peine qu’un jeune homme puisse se décider à partir à cheval pour le plus proche village sans craindre que – tout accident écarté – une existence ordinaire et se déroulant sans heurts ne suffise pas, de bien loin, même pour cette promenade. »

Franz Kafka, dans La Métamorphose, traduction Alexandre Vialatte

© Jonathan Shimony, "Beggars and emperors"

Hommage aux revues (5) : Jacques Réda dans Recours au poème


Deux petits extraits de "Quatre à quatre" de Jacques Réda : cinquante quatrains publiés par l'élégante revue numérique Recours au poème. La totalité en est lisible ici.



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Et je voudrais mourir comme on referme un livre
Que l’on n’a plus besoin de relire : on en sait
Chaque page par cœur et chacune délivre
Du long souci de vivre et savoir ce que c’est.


***


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Poète, eh, laisse un peu ces airs de pythonisse
Et de vouloir dorer les clous de ton bazar,
Même si cet aveu te vaut une jaunisse,
Reconnais-toi l’enfant de Paresse et Hasard.

Jacques Réda, extrait de “Quatre à quatre

 
Egon Schiele, Portrait de Karl Zakovsek

L’essai "Poésie et réalité" de Roberto Juarroz


De cet ouvrage paru en 1987, mi-essai, mi-poème, on aurait envie de tout citer :

 « De ce point de vue [celui de la poésie], penser et sentir sont une seule et même chose, comme l’intelligence et l’amour, l’action et la contemplation ».

« Octavio Paz a pu dire à l’occasion d’un entretien : ‘Toute grande poésie doit se confronter avec la mort et être une réponse à la mort’. Moi, qui ne crois pas aux réponses, je préfère penser la poésie comme une présence devant la mort ».

« Peut-être l’unique sens est-il l’intensité sans le sens ».


Conception ‘moderne’ plutôt que 'postmoderne' de la poésie, sans aucun doute. Le poète argentin affirme, loin du recyclage kitsch ou de l’expérimentalisme formaliste contemporains, une croyance en un « autre côté » – en l’invisible, en l’impossible, en la « resacralisation laïque du monde ».
C’est revigorant – et c’est parfois un peu gênant, aussi… Juarroz en effet ne se départ pas d’une certaine conception du poète comme un être à part, quasi sacré ou quasi martyr. Certes, ce qu’il veut surtout dire, c’est que la poésie est une expérience à part. Mais il ressort tout de même de certaines de ses formulations l’idée du caractère exceptionnel et pour ainsi dire héroïque de la personne elle-même du poète.
En tout cas, celui-ci est présenté comme étant clairement au-dessus de la mêlée. « La poésie prétend accomplir la tâche suivante : que le monde ne soit pas seulement habitable pour les imbéciles », dit le texte d’un de ses amis qu’il reprend à son compte. Cet aspect-là est un peu décevant : expérience à part ou non, on semble toujours retomber, finalement, sur l’ego du poète. C’est dommage. J’aurais préféré que Juarroz ne parle que de poésie et laisse le poète tranquille.

Poésie et réalité (1987) de Roberto Juarroz,
traduit de l'espagnol par Jean-Claude Masson, Éditions Lettres vives, 1987


"Chemin principal et chemins secondaires" de Paul Klee (dont Juarroz cite la belle formule : « Le visible n’est qu’un exemple du réel »)

Vide-poche: le philosophe Francis Wolff sur la musique


Dans la toujours passionnante émission de radio Les Nouveaux chemins de la connaissance, le philosophe Francis Wolff prend ses distances avec
« ces musiques qui sont faites pour illustrer une théorie ou un concept préliminaire. C’est ce qu’ont fait beaucoup d’artistes. (…) En gros, tout ce qu’on peut appeler musique expérimentale – et c’est très bien que des gens expérimentent – qui ont été faites pour en quelque sorte « dé-définir » la musique. (…) Par exemple, je vous fais une musique faite de silences et je vous dis, vous voyez, la musique n’est pas un art des sons puisqu’il n’y a que du silence. (…) [Ainsi John Cage] est l’aboutissement de la « dé-définition » de la musique ; on prend la définition de la musique et on lui retire quelque chose. Ça fait des expérimentations. Ces musiques qui sont faites pour voir ce que ça fait de retirer un des éléments constitutifs de la musique – ces musiques qui sont intéressantes – ne m’intéressent pas. »

Francis Wolff, auteur de Pourquoi la musique (Fayard, 2015),
interviewé par Adèle Van Reeth sur France Culture le 13 mars 2015.


Oserai-je faire le même constat, en ce qui me concerne, pour la poésie ?...


Simone Martini, fresque de la chapelle San Martino à St François d'Assise