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Vide-poche : Pierre Bergounioux

Pierre Bergounioux sur Le Capital de Karl Marx :

 

« Il y a deux sortes de livres : les bons et les autres. Et ce qui fait la vertu des bons, c’est qu’après qu’on les a lus, le monde n’est plus le même. Le monde réside en partie dans l’idée que je m’en fais. Si cette idée change, le monde a changé. »

 

Entendu sur France Culture, dans l’émission Dans l’antre du Capital sur Karl Marx (podcast du 26/09/2020)

 

 

Léon Spilliaert, Autoportrait

Lorand Gaspar


Un grand poète disparaît dans le silence des médias, ai-je lu en substance lors de la disparition de Lorand Gaspar (en octobre 2019). Oui. Est-ce donc un scandale ?

Le silence des médias.
Les poètes.
Sont-ils des êtres médiatiques, les poètes ? Doivent-ils être présents dans les médias ? Je n’ai pas l’impression que Lorand Gaspar ait eu un très grand désir d’être médiatisé.
Lu, oui, sûrement.

Ne devrait-on pas se réjouir, presque, que le monde des médias et celui des grands poètes se recontrent si peu ? Que les grands poètes et leurs écrits passent si complètement sous le radar de la com’ médiatique ?
D’ailleurs n’en a-t-on pas fini avec les grands poètes, n’a-t-on pas envie d’en finir en tout cas ?
Le culte de la personnalité, on a assez donné, non ? Est-ce qu’on désire vraiment un nouveau Victor Hugo (je place ici un émoji cœur) pour nous sortir du gouffre ? un nouveau Pablo Neruda (nouvel émoji cœur) pour incarner la grandeur de son peuple aux yeux du monde ?
De grands poètes, des phares dans la nuit, avec des femmes à foison dans leur lit, des funérailles nationales, des foules bouleversées. Oui. Moi aussi j’aime ces récits. Pour le xixe ou le xxe siècle, pour avant.
Mais pour Lorand Gaspar, par exemple, le silence des médias, je me demande si ce n’était pas la meilleure option. Ça n’empêchera pas que celles qui ont envie de le lire le liront.

Les grands poètes, ça n’existe plus, ça ne se fait plus, on n’en veut plus. On veut juste des personnes qui écrivent de bons poèmes, et d’autres qui les publient ; et comme média, des revues passionnées qui les diffusent. Et puis après ça, c’est à nous de les lire.

En plus, si on se débarrasse des grands poètes, et qu’on garde simplement des personnes qui écrivent de bons poèmes (et qui sont lues pour leurs bons poèmes), il y a des chances que parmi celles-ci on trouve pas mal de femmes, finalement. C’est plutôt bien, ça. (Notons que le silence des médias, les poètes femmes connaissent ça très bien).

Un espace existe où les médias sont silencieux et les mots vivants : celui où des poèmes circulent.




La maison près de la mer, II (extrait)

Le bruit de l’eau qui roule dans les pierres
sons brodés par nuit calme sur la mer
ces langues que j’ignore et qui me parlent

j’ai sur ma table à portée de la main
des cailloux longuement travaillés par la mer
les toucher, c’est comme si les doigts
pouvaient parfois éclairer la pensée —

Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, Poésie Gallimard, 2001


© Michael McCarthy, pinhole series

Vide-poche : Leslie Kaplan


Le mot de la fin (de l’année) à Leslie Kaplan :

 
« Ça suffit la connerie ».

Leslie Kaplan, Désordre, P.O.L., 2019



Photographie © Eric Poitevin


Un essai d'Anna Lowenhaupt Tsing : "Le Champignon de la fin du monde"


Je n’ai jamais goûté de matsutake, ce champignon étrange, à l’odeur et au goût paraît-il très forts, que les Japonais adorent et achètent à prix d’or et que les Occidentaux trouvent immangeable. Mais j’ai été nourrie substantiellement et durablement par les matsutake tels que me les a servis Anna Lowenhaupt Tsing dans Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme.

Son livre n’est pas un poème, c’est un essai anthropologique. Tout aussi étrange que la créature qui l’inspire (le matsutake, donc), il nous délivre une histoire de champignons, c’est-à-dire une histoire de notre monde : « ‘Notre’ monde commence avec les champignons et c’est d’eux que, avec tous les autres ‘terriens’, nous dépendrons jusqu’à la fin » (Isabelle Stengler dans l'indispensable Préface). Cela tient de l’économie, de la politique, de l’histoire, de la biologie, de l’écologie, de la sociologie, de la traduction, de la cuisine. C’est une histoire de vies, de destructions, de rencontres, de réarrangements, de tout ce qui ne dure pas : une histoire de précarités. Le livre n’est pas un poème – mais il en contient. Quand on part à la cueillette des matsutake, on trouve de tout.
« Matsutake ; et sur lui, collée,
La feuille d’un arbre inconnu ».
Ou, dans la traduction que John Cage a proposée de ce haïku de Bashô :
« Quelle feuille ? Quel champignon ? »

Anna Tsing, anthropologue, nous invite à penser, à raconter, à humer, à danser : à « faire des histoires », comme le résume sa préfacière Isabelle Stengler – dans le sens à la fois d’imaginer des parcours, des récits, et de ne pas se soumettre. L’orientation est politique, bien sûr : il ne s’agit pas de combattre le capitalisme, plutôt de ne pas le suivre. De suivre d’autres pistes (y compris lorsqu’elles croisent, parfois, celle du capitalisme). Par exemple celles qui, au cœur de forêts perturbées, ravagées, ruinées, mènent aux matsutake.



« […] la diversité contaminée est compliquée, souvent rebutante, voire intimidante. La diversité contaminée implique des survivants pris dans des histoires de cupidité, de violence et de destruction environnementale. Le paysage embrouillé que l’exploitation commerciale du bois a engendré nous rappelle les irremplaçables géants, pleins de grâce, qui existaient avant. Les vétérans nous rappellent les corps qu’ils ont enjambés – ou tués – pour venir jusque chez nous. Nous ne savons pas si nous devons les aimer ou les haïr. Les jugements moraux simplistes ne servent à rien.

[…] Ecouter et raconter des histoires qui se bousculent est une méthode. Et pourquoi ne pas oser une déclaration forte et appeler cela une science, une science à ajouter au panel de la connaissance ? Son objet de recherche est la diversité contaminée ; son unité de base est la rencontre indéterminée. Pour apprendre quoi que ce soit, elle a à revitaliser les arts de l’observation […]. »

 Anna Lowenhaupt Tsing, Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte, 2017. Traduit de l'américain par Philippe Pignarre

Land art d'Andy Goldsworthy

Annie Le Brun, l'essai "Ce qui n’a pas de prix"


Ce qui n’a pas de prix est un ouvrage ô combien salutaire d’Annie Le Brun sur l’assise politique de ce que l’on appelle l’art contemporain, et que pour sa part elle appelle « le réalisme globaliste » (afin de souligner sa parenté avec le « réalisme socialiste », cet art totalitaire de triste mémoire et de grande médiocrité). On pourrait aussi l’appeler (ce serait par exemple mon choix) l’esthétique capitaliste mondialisée officielle. Il s’agit de cet « art » qui n’en est pas un et qui truste tous les musées d’art contemporain sur la planète, et dont les figures de proue sont les businessmen et communicants Jeff Koons, Damien Hirst ou autres Anish Kapoor.

L’appellation d’« art contemporain » utilisée pour désigner ce trusting planétaire constitue de fait une transcription, dans le champ de l’art, du détestable et despotique « There is no alternative » de Margaret Thatcher. There is no alternative parce que « l’art contemporain » absorbe tout, englobe tout, retourne tout et son contraire — pour faire de l’argent avec. Plus on le critique, plus on le dénonce, plus on fait de l’ironie à son sujet, mieux il se porte : il récupère la critique, la dénonciation, l’ironie, et en tire de nouveaux produits qui viennent grossir le marché de l’art. (Et le livre d’Annie Le Brun lui-même, lors d’une prochaine exposition de réalisme globaliste, se retrouvera peut-être récupéré et exposé parmi d’autres livres… Dans ce monde-là, on aime à exhiber sa bibliographie sous forme d’objets-livres, de livres objectifiés. L’art contemporain adore récupérer et détourner l’intelligence et la puissance intellectuelle).

Au cœur du problème, analyse l’autrice, se trouve le déni de sensibilité. L’art contemporain refuse, dénigre, ridiculise la sensibilité. Tout l’accent est mis au contraire sur la sensation, comprise comme le sensationnel. Le reste, à savoir le sens (la pensée) et les sens (le corps) – dont l’alliance fonde l’art et est sa raison d’être – sont insensibilisés. Le « réalisme globaliste » est une énorme entreprise d’anesthésie de la sensibilité, de sidération généralisée. C’est le règne de l’indifférence à tout : on peut tout ramener à un prix, à une quantité ; tout peut s’acheter, tout est marché.

Contre cela, il faut préserver « ce qui n’a pas de prix », préserver les rares espaces, les rares moments dans la société qui résistent à cette « toute-puissance de l’argent et de ses valeurs ». C’est possible. C’est une volonté politique.

Annie Le Brun, par cet essai, invite à une prise de conscience qui va bien au-delà de la question de l’art. Elle récuse et accuse « la trahison, les compromis, la soumission allant de pair avec le mépris, l’arrogance et la veulerie de ce qui tient aujourd’hui ‘l’entreprise culture’ chaque jour un peu plus asservie à la toute-puissance de l’argent et à ses valeurs » (p. 157). Choisissons donc « ce qui n’a pas de prix », dit-elle : « l’énigme de la beauté », le désir, le sommeil, tout ce qui est « temps hors du temps » (et moi j’ajoute, bien sûr : la poésie, qui ne rapporte pas d’argent, et qui ne constitue en aucun cas un « marché » !). Décentrons-nous, écartons-nous. Non pas « indignons-nous » (l’art contemporain adore récupérer l’indignation), mais « désertons ».




« A croire que sous la dénomination d’art contemporain se manifeste une politique de grands travaux, menée à l’échelle planétaire dans un but d’uniformisation, venant conforter et aggraver celle qui se produit à travers la marchandise. Car si, d’un pays à l’autre, quel que soit le continent, on retrouve les mêmes marques et les mêmes franchises, il est devenu habituel d’y voir les mêmes artistes exposer les mêmes installations. Force est de constater qu’on se trouve là devant l’art officiel de la mondialisation, commandé, financé et propagé par les forces réunies du marché, des médias et des grandes institutions publiques et privées, sans parler des historiens d’art et philosophes appointés qui s’en font les garants. Cette ‘entreprise culture’ a toutes les apparences d’une multinationale, où se forge, se développe et s’expérimente ‘la langue de la domination’, dans le but de court-circuiter ‘toute velléité critique’. »

Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, Stock, 2018, p. 35-36


On peut être l’un des chouchous de « l’art contemporain », comme Jitish Kallat, et ne pas avoir complètement renoncé à rechercher « l’énigme de la beauté » : ce tableau semble le prouver. Doit-on y voir une raison d’espérer, ou une trahison supplémentaire ? (Actuellement à la galerie Templon à Paris)

Rosa Luxemburg, Lettres de prison


Entendu citer quelque part, et retrouvé sur le Net. Ce n’est pas de la poésie, ce n’est pas de la politique, c’est la lettre d’une amie à une amie. L'une en prison, l'autre libre.

"Au milieu des ténèbres, je souris à la vie, comme si je connaissais la formule magique qui change le mal et la tristesse en clarté et en bonheur. Alors, je cherche une raison à cette joie, je n'en trouve pas et ne puis m'empêcher de sourire de moi-même. Je crois que la vie elle-même est l'unique secret. Car l'obscurité profonde est belle et douce comme du velours, quand on sait l'observer. Et la vie chante aussi dans le sable qui crisse sous les pas lents et lourds de la sentinelle, quand on sait l'entendre."

Rosa Luxemburg, Lettres de prison


Oeuvre de Pierrette Bloch

Vide-poche : Nathalie Quintane (2)


Et un autre petit extrait de Nathalie Quintane :

« La notoriété casse les vies et rend stupide. Les écrivains que nous aimons – Rimbaud, Kafka… – ont eu cette chance de ne pas la connaître. Il faut mourir vite, ou bien qu’on ne nous voie pas. Je ne dis pas qu’il faut être alcoolique et pauvre pour écrire – ça n’aide pas. Je ne parle pas d’un brevet ès qualité ; l’oubli ne la garantit pas plus que la notoriété. Mais qu’il faille préférer la vie de Dickinson à celle de Houellebecq : oui. »
   
Nathalie Quintane, Ultra-Proust, La Fabrique, 2018


Cette fois, je suis d’accord sans hésiter. Non que je me prenne pour Rimbaud, ni pour Kafka, ni pour Emily Dickinson. Non que je m’inquiète non plus de la menace que fait peser la notoriété dans ma vie (c’est un problème qui jusqu’ici me concerne peu).
Mais c’est juste pour dire : ça fait du bien de lire quelqu'un faire, pour une fois, l’éloge de la discrétion, et casser un peu cette passion collective contemporaine pour la publicité et l’image de soi.


Kathe Kollwitz, Selbstbildnis am Tisch

Vide-poche : Nathalie Quintane


Ce n’est pas facile de citer Nathalie Quintane : entre l’ironie, la provocation, les citations et le « dérangement » (un des termes et thèmes de son dernier livre), ses phrases glissent et n’aiment pas se faire découper en morceaux. Tant pis, je vais le faire quand même. Voici donc un petit saucissonnage d’un passage d’Ultra-Proust, qui vient de paraître aux éditions La Fabrique. D’ailleurs je ne suis pas sûre d’être vraiment d’accord avec elle, je ne suis en général plus sûre de rien quand je la lis, si ce n’est que ça m’intéresse, sa façon d’être radicale, sa dérision qui ne s’excuse de rien ; et surtout son insistance à nous mettre le nez, à nous amis de la poésie (bonsoir), dans le politique.



« Je crois que la crainte, et les précautions qu’on prend encore, quant à l’engagement en littérature et en art (réécrit « langagement » dans les années 1970), tient en partie à la peur de faire quelque chose de bête – dogmatique, caricatural, etc. –, peur doublée de celle du ridicule […]. Les Français ont cette peur viscérale de la bêtise, et particulièrement les poètes, qui ont toujours besoin d’antidotes ou de grigri pour s’en prémunir – tel incipit fameux de Paul Valéry dans Monsieur Teste : « La bêtise n’est pas mon fort ». Intelligence de Valéry, intelligence de Mallarmé, intelligence de Perse, intelligence de Bonnefoy ou de Char, etc. […] S’il y a un clivage dans le champ poétique, ce n’est plus depuis longtemps en fonction des écoles ou des manifestes, mais peut-être entre ceux qui acceptent, assument, et travaillent cette part de bêtise française logée jusque dans la langue et les autres, qui continuent à se prémunir d’elle, à essayer de lui faire barrage. »

Nathalie Quintane, Ultra-Proust. Une lecture de Proust, Baudelaire et Nerval, La Fabrique, 2018


Annette Messager, Les interdictions en 2014

Niki Giannari, « Des spectres hantent l’Europe »


« Lorsque Maria Kourkouta, son amie de toujours, est venue à Thessalonique en mars 2016, Niki Giannari l’a emmenée au camp d’Idomeni où quelque treize mille personnes fuyant les guerres de Syrie, d’Afghanistan et d’ailleurs, tentaient de passer la frontière gréco-macédonienne, frontière qui était justement en train de se refermer devant eux. »

Maria Kourkouta, cinéaste, a filmé ces personnes qu’on ne laissait plus passer et Niki Giannari les a fait passer, elle, dans le poème qui accompagne les images du film. Poème et film s’intitulent Des spectres hantent l’Europe.
Georges Didi-Huberman a prolongé le poème en écrivant un essai sur ce que c’est qu’être réfugié, et comment se représenter cela.
L’ensemble est publié dans Passer, quoi qu'il en coûte, aux éditions de Minuit.


(...)
Ils passent et ils nous pensent.

Les morts que nous avons oubliés,
les engagements que nous avons pris et les promesses,
les idées que nous avons aimées,
les révolutions que nous avons faites,
les sacrements que nous avons niés,
tout cela est revenu avec eux.
Où que tu regardes dans les rues
ou les avenues de l’Occident,
ils cheminent : cette procession sacrée
nous regarde et nous traverse.

Maintenant silence.
Que tout s’arrête.

Ils passent.


Niki Giannari, « Des spectres hantent l’Europe », traduit du grec par Maria Kourkouta,
dans Didi-Huberman et Giannari, Passer, quoi qu'il en coûte, Editions de Minuit, 2017 


Image du film de Maria Kourkouta Des spectres hantent l’Europe

Note de lecture : Constantin Cavafis, Tous les poèmes


Un moment de bonheur poétique m’a été donné en 2017 par la publication de Tous les poèmes du Grec Constantin Cavafis chez Le Miel des anges, dans une traduction de Michel Volkovitch.
Le site Recours au poème publie ma note de lecture sur cet ouvrage. En voici la fin. Sinon, pour la lire en entier, c’est .



(…) Poète non publié de son vivant, individu périphérique, Cavafis crée un univers décalé, insaisissable, secret, et pourtant étrangement proche. Sa langue, très simple en apparence, donne une impression de transparence. Ses textes constituent autant de petites histoires facilement abordables a priori. Mais paradoxalement, aucun message clair ne nous parvient ; une opacité demeure. Quelque chose se cache.
Dans sa recherche du temps perdu[1] que sont, fondamentalement, la recherche de la Grèce passée et celle des amours enfuies, il ne faut pas lire en effet une nostalgie simpliste, encore moins une volonté de retour à une origine réductrice. Aucun goût pour l’explicatif et l’univoque chez Cavafis. Au contraire, il ne cesse de saisir des moments de transition, des visions d’entre-deux.
Ainsi, les deux derniers tiers du recueil déploient pleinement un univers du mélange, des frontières poreuses, du va-et-vient entre des identités multiples et qui, cependant, sont toutes grecques : mélange des religions avec le va-et-vient entre paganisme et christianisme ; transformation des empires ou des dominations politiques avec le passage des Grecs aux Romains, d’Antoine à Octave, des Byzantins aux Turcs ; franchissements incessants des frontières géographiques et temporelles (d’un port méditerranéen à l’autre, de la ville à la campagne) ; passage d’un nom à un autre (« On n’a pas besoin d’écrire un nouveau texte. / On n’a qu’à changer le nom[2] »). Tout cela, bien sûr, sur fond de cette sexualité mélangée, périphérique, « impure » qu’est l’homosexualité. Caractérisée chez Cavafis par une fusion et un échange constant des corps, des chairs, des désirs, des jouissances, l’homosexualité est en effet l’autre nom du mélange, du franchissement des frontières, d’une fécondité non pas physique mais intellectuelle, artistique et spirituelle :
L’accomplissement du plaisir interdit
a eu lieu. S’étant relevés,
ils se rhabillent en hâte sans dire un mot.
Ils sortent furtivement, séparément (…).
Mais comme elle y a gagné, la vie de l’artiste !
Demain, ou des années plus tard, seront écrits
les vers puissants dont c’est là l’origine[3].
« C’est là l’origine » : non pas dans une genèse biblique ou dans une épopée cosmogonique, non pas dans un récit unique de la séparation des éléments et des corps, mais au contraire dans le récit très bref et trivial d’une fusion furtive entre des corps non nommés. Ou, plus exactement, dans la répétition, poème après poème, de ces rencontres illicites des corps et des êtres, de ces mélanges « contre nature » d’où naît la plus haute forme de culture, l’art.
« L’origine » de notre civilisation, semble dire Cavafis, notre passé, il faut le chercher dans la répétition toujours recommencée des mélanges et des échanges. — En ce sens, la lecture de ces poèmes paraît particulièrement pertinente en ces temps de crise identitaire de l’Occident : on y trouve des échos politiques inattendus. Au fantasme nationaliste, qui se répand de plus en plus aujourd’hui en Occident, d’une identité unique et excluante que justifierait un passé mythifié, Cavafis permet d’opposer d’autres fantasmes, nourris par une lecture historique du passé plutôt que par le recours au mythe : fantasmes d’unions multiples, récits d’identités en circulation, poèmes des transitions fécondes et créatrices.
S’il est un pays, pour Cavafis, c’est la langue. La langue grecque est ce qui perdure et unifie au-delà des époques et des territoires, ce qui donne la noblesse et la fierté, ce qui permet la création : la « langue grecque, porteuse de mémoire[4] ». Mais même la langue, pourtant, doit s’hybrider pour devenir créatrice. La langue grecque elle-même doit se faire lieu d’échanges et de mélanges si elle veut rester lieu de vie :
Ton grec est toujours beau et musical.
Mais nous avons besoin ici de tout ton art.
Notre amour, notre peine passent dans l’autre langue.
Dans la langue étrangère, mets ton cœur égyptien.
Rafaïl, ces vers-là doivent, tu l’as compris,
être un reflet de notre vie à nous,
et chaque phrase laisser voir qu’ils sont écrits
sur un Alexandrin par un Alexandrin[5].
Cavafis l’Alexandrin « devient lui-même », pour reprendre le titre de la postface de Michel Volkovitch, en écrivant des vers grecs avec un « cœur égyptien ». Il devient le premier poète de la modernité grecque, et l’un des plus grands, en ouvrant son cœur, son corps et sa langue à tout ce qui, n’étant pas grec, permet à la Grèce d’exister.

Photo © Ferrante Ferranti (série Mère Méditerranée)

[1] Cavafis est le contemporain de Proust…
[2] « Dans une ville d’Asie Mineure », p. 286.
[3] « L’origine », p. 258.
[4] « Dans une ville d’Asie Mineure », p. 286.
[5] « Pour Ammon, mort en 610 à 29 ans », p. 211.

A la veille d'une élection présidentielle


Il y a des moments où la poésie paraît un peu hors sujet. Où on se dit que là, tout de suite, ce n’est pas de poésie qu’on a envie de parler.

Par exemple, moi, en ce moment, j’ai plutôt envie de dire que Marine Le Pen et ses sbires représentent tout ce que j’exècre, la lâcheté, la mauvaise foi, la médiocrité méchante, l’ignorance contente de soi, un monde étroit et mesquin, petit, laid. Et dangereux.

Mais dire cela sur un blog de poésie, après tout, ça a toute sa pertinence. Parce que la poésie aussi est politique, et parce que dire non à la pensée sclérosée d’extrême droite, crispée sur ses slogans, c’est dire oui à son contraire : par exemple, à la poésie.


© Anselm Kiefer, Fleur de sang (livre de plomb)

On n’est pas sérieux quand...


Le dernier numéro (le 172) de Décharge me fait l’honneur de me mettre en couverture pour ma participation à la “Chronique du Furet”. J’y parle du manque de visibilité des poètes femmes en France. Curieusement, la France, qui aime à se faire le héraut de l’Egalité, est toujours en retard quand l’Egalité concerne les femmes. Il n’y a pas que les pays anglo-saxons, la Russie ou l’Allemagne qui font honneur, et depuis longtemps, aux poètes femmes ; même en Italie ou en Grèce, par exemple, elles semblent jouir du même crédit que les poètes hommes. En France, cela n’est visiblement pas le cas. Pourquoi ? Il est grand temps que ça change. 
(Un complément à l'article est à lire sur la page Repérage du site Décharge).



On n’est pas sérieux quand on est une femme


Mathias Lair, dans sa chronique du numéro 166 de Décharge intitulée « La poésie et la question sociale », rappelait avec grande justesse que l’origine sociale de la plupart de nos poètes est la bourgeoisie — même si, observe-t-il, il semble souvent presque indécent et vulgaire de le faire remarquer. Il n’y a pas de honte à être issu de la bourgeoisie, évidemment. Sans la bourgeoisie, nous n’aurions pratiquement pas de littérature, ni art, ni musique, ni cinéma, ni rien ou presque : personnellement, j’adore la bourgeoisie. Mais il est important de ne pas faire comme si la plupart de nos poètes n’avaient pas de milieu social, ou un milieu social neutre (ce qui ne veut rien dire).
Je voudrais pour ma part rappeler autre chose : que le sexe de la plupart de nos poètes est masculin. Là non plus, il n’y a pas de honte, évidemment. Personnellement, tout comme j’adore la bourgeoisie, j’adore les hommes, à qui on doit beaucoup. Mais il est important de ne pas faire comme si la plupart de nos poètes n’avaient pas de sexe, ou un sexe neutre (ce qui ne veut rien dire non plus). La question du sexe, de même que la question de la classe sociale, ne me paraît en rien anodine, triviale, ni indigne des intérêts supérieurs de la poésie. C’est une question éminemment politique, or la poésie, comme toute forme d’art ou de « culture », est éminemment politique.
Ce qui fait que la poésie est politique, c’est précisément qu’elle se situe dans une distance nécessaire par rapport à la vie sociale et politique. C’est qu’elle choisit de ne pas être dans l’action, mais ailleurs : « en avant » peut-être, comme le dit Rimbaud ; à l’écart, de toute façon.
Or se mettre à l’écart, faire un pas de côté par rapport à un lieu – par rapport à un centre –, cela implique de venir de ce centre. Pratiquer la poésie en faisant un pas de côté par rapport au lieu de l’action politique, cela implique de venir de ce lieu politique central. En d’autres termes, cela implique d’être un homme, d’être de la bourgeoisie. La plupart des femmes, des ouvriers, des paysans, sont d’emblée exclus du centre social et politique, d’emblée à l’écart, à la marge. Comment peut-on faire un écart par rapport à la marge ? Au-delà de la marge, il n’y a rien, il n’y a plus de page sur quoi écrire.
Tout est possible, bien sûr. Emily Dickinson, souverainement marginale (femme, vieille fille, recluse, impubliée, oubliée) prouve qu’on peut créer une poésie des sommets sans jamais avoir fréquenté le centre social et politique, en étant née et toujours restée à l’écart.
En fait, le vrai problème est sans doute plutôt celui-ci : comment être prise au sérieux si l’on ne vient pas d’abord du centre ? Si l’on n’est pas d’abord connue comme un être social et politique ? Ce problème existe toujours. Il reste plus difficile d’être prise au sérieux comme poète si l’on est une femme.
On ne peut pas s’en empêcher, on est programmé ainsi : un nom d’homme inspire plus confiance. Une photo de (vieil) homme en quatrième de couverture d’un livre, et en particulier, pour ce qui nous concerne ici, d’un recueil de poésie, fait plus sérieux qu’une photo de (jeune) femme. Je sais que moi-même, par réflexe, je ne peux pas m’empêcher de penser ainsi – ou disons que je ne m’en empêche que par une démarche rationnelle consciente et volontaire. Etre féministe est d’abord un effort sur soi-même de tous les instants.
Les femmes poètes ne sont pas considérées de la même façon que leurs homologues hommes, elles ne bénéficient pas de la même exposition, de la même publicité, des mêmes occasions de trouver un public. Ce n’est pas de la paranoïa, c’est un constat. Regardons simplement, dans les librairies qui ont le bon goût de mettre en avant des ouvrages de poésie sur leurs présentoirs (bravo à elles), combien de recueils portent des noms de femmes sur la couverture. Un sur dix, en moyenne ?
Je n’ai pas voulu parler en l’air, j’ai donc fait un recensement assez systématique, sur une période relativement courte – quelques semaines – des auteurs dont les ouvrages sont mis en avant au rayon « poésie » des bonnes librairies (ou bibliothèques) que je fréquente. Voici le résultat de mon enquête.

Le 16/06/16 à la bibliothèque Marguerite Audoux, Paris 3e (fonds poésie) 
FEMME : 1/19 (Emily Dickinson)
Le 21/06/16 à la librairie La Belle aventure, Poitiers 
FEMMES : 3/13 (Sophie Rabau – Mireille ThomasMaria Polydouri)
Le 23/06/16 à la librairie L’Arbre à lettres, Paris 11
FEMME : 0/8
Le 24/06/16 à la librairie Folies d’encre, Montreuil 
FEMMES : 2/8 (Irène GayraudAlbane Gellé)
Le 2/07/16 à la librairie Les Cahiers de Colette, Paris 4
FEMME : 1/8 (Inger Cristensen)
Le 08/07/16 à la librairie L’Ecume des pages, Paris 6[en vitrine] 
FEMME : 1/10 (Emily Dickinson)
Le 12/07/16 à la librairie Compagnie, Paris 5e
FEMME : 1/21 (Françoise Armengaud, auteure d’une anthologie, et non poète elle-même)
Le 12/07/16 à la librairie Gibert, Paris 5
FEMME : 1/13 (Odile Massé)
Le 18/07/16 à la librairie Le Comptoir des mots, Paris 20
FEMMES : 2/10 (Anne-Marie Albiach – Inger Cristensen)
Le 30/07/16 à la librairie Tschann, Paris 6
FEMMES : 2/10 (Lisa RobertsonAgnès Rouzier)

Total : 14/120, soit 11,6 %. J’avais donc bien raison : un sur dix, en moyenne.
Ce n’est pas la qualité des auteurs femmes qui est en cause : elles ne sont ni moins bonnes ni moins mauvaises que les hommes. Pour les siècles passés (xixe siècle et avant), je comprends et j’admets que les femmes soient très peu représentées en tête de gondole : les conditions historiques faisaient qu’elles ne publiaient, et sans doute n’écrivaient, pas. Je concède donc un inévitable déséquilibre.
Cependant la plupart des auteurs vendus sont du xxe ou du xxie siècle. Or pour ce qui concerne la poésie contemporaine, et même pour celle du xxe siècle, rien ne permet de justifier une telle sous-exposition systématique. Rien !
Alors, bien sûr, je remercie les librairies mentionnées, qui font du très bon travail, et qui ont le courage de proposer de la poésie. J’ai toujours très grand plaisir à leur faire une petite visite. Mais pour que ce plaisir ne soit plus mêlé d’amertume, je voudrais une chose : que leurs libraires prennent conscience de la discrimination qu’ils pratiquent sans y penser, et certainement sans le vouloir. Eux, mais aussi nous tous, les lecteurs, les critiques, les universitaires, les gens.
Les femmes écrivent, lisons-les. Sérieusement.

Mosaïques de Zeugma en Turquie

Un poème de Jean Le Boël


Jean Le Boël est l’éditeur qui se cache derrière les dynamiques éditions Henry, mais c’est aussi un poète de grande qualité, auteur de nombreux recueils.

Un texte à méditer en ces temps inquiétants (en ces temps où la haine ou le mépris sont devenus des réactions recommandées, et la hargne d’extrême-droite respectable) :



et nous serions ainsi
indifférents à toute perte
hors la nôtre
prudents penseurs de paroles
partageant parcimonieusement nos ventrées

soucieux du désordre de la misère
jusqu’à farder la face
du pauvre

émus pourtant des clameurs du stade et de l’arène
prompts à la vindicte
et à l’oubli

ah, le froid m’en glace le dos

Jean Le Boël, Le Paysage immobile, Les Ecrits du Nord - Editions Henry, 2010


Brueghel l’ancien, Les Aveugles

Vide-poche : l’anthropologue Pierre Clastres


Quarante ans après sa publication, le livre de Pierre Clastres La société contre l’Etat. Recherches d’anthropologie politique reste passionnant et nécessaire. L’auteur y analyse les sociétés « primitives » amérindiennes et montre que, d’un point de vue politique et économique, elles sont les « premières sociétés du loisir, premières sociétés d’abondance ». Leur refus délibéré du travail et de l’Etat comme pouvoir politique coercitif nous rappelle que le modèle occidental néolibéral, avec son culte du travail et des lois, n’a rien d’une évidence.
 
Pierre Clastres n’est pas un idéaliste béat : ces sociétés amérindiennes ne sont pas des paradis perdus. La vie y est dure. La condition humaine y est la même que partout ailleurs : difficile à supporter. Il analyse dans cette perspective le rôle que jouent le langage, la parole et le chant. C’est ainsi qu’il en vient à considérer, « situé au cœur même de la condition humaine », le langage poétique.

Chez les Indiens Guyaki, vivant en petits groupes de chasseurs-cueilleurs nomades, les hommes chantent seuls la nuit, individuellement et chacun pour soi, un chant qui n’est destiné à être écouté par personne. Les mots n’y font plus signe pour personne, ils sont convertis en « valeurs » :

« Loin d’être innocent comme une distraction ou un simple délassement, le chant des chasseurs guayaki laisse entendre la vigoureuse intention qui l’anime d’échapper à l’assujettissement de l’homme au réseau général des signes (dont les mots ne sont ici que la métaphore privilégiée) par une agression contre le langage sous la forme d’une transgression de sa fonction. Que devient une parole lorsqu’on cesse de l’utiliser comme un moyen de communication (…) ?
Bien loin de tout exotisme, le discours naïf des sauvages nous oblige à considérer ce que poètes et penseurs sont les seuls à ne pas oublier : que le langage n’est pas un simple instrument, que l’homme peut être de plain-pied avec lui (…). Il n’y a pas, pour l’homme primitif, de langage poétique, car son langage est déjà en soi-même un poème naturel où repose la valeur des mots. Et si l’on a parlé du chant des Guayaki comme d’une agression contre le langage, c’est bien plutôt comme l’abri qui le protège que nous devons désormais l’entendre. Mais peut-on encore écouter, de misérables sauvages errants, la trop forte leçon sur le bon usage du langage ? »

Pierre Clastres, La société contre l’Etat. Recherches d’anthropologie politique, Minuit, 1974


Photographie Sebastião Salgado

Vide-poche: le philosophe Etienne Tassin


Il faut que je le dise : sans Adèle Van Reeth – l’intelligence, l’humour, l’irrévérence enjouée d’Adèle Van Reeth – et son émission Les Nouveaux chemins de la connaissance sur France Culture, la vie serait un peu moins intéressante. Ben oui : je suis une fan.
L’autre jour, c’était le philosophe Etienne Tassin qui offrait chez elle un développement passionnant sur la langue, l’identité nationale, les frontières et la traduction. Allez, je retranscris :


« Zweig rappelle qu’en réalité, la langue doit se comprendre aussi comme ce qui lui permet de se battre contre ‘l’auto-glorification du nationalisme’. C’est-à-dire que la langue n’est pas le support d’une identité nationale dans laquelle tout à coup l’esprit d’un peuple se retrouverait, non ; la langue est quelque chose qui excède absolument cela. Et c’est pour cela, dit-il, qu’en se battant dans notre langue, et en défendant notre langue, nous nous battons aussi non seulement pour notre liberté, mais pour la liberté de tous les hommes, de tous les peuples et de l’humanité toute entière. (…) Ce qui est intéressant, c’est que cette langue-là ne connaît pas de frontière, ou plutôt elle ne connaît que des frontières, et pas de mur. Parce que toute langue est traductible. (…) Je peux passer d’une langue à l’autre. Et donc dans la langue, il y a à la fois la plus grande singularité de mon rapport au monde, et la plus grande capacité de sortir de cette singularité et d’être en véritable échange avec d’autres singularités.
Au fond, une frontière, ce n’est pas une limite qui sépare des Etats et qui rend impossible le passage de l’un à l’autre, c’est exactement le contraire : la définition d’une frontière, c’est que c’est une porte. C’est une porte de passage. Et les langues sont de multiples frontières : à la fois elles nous tiennent à distance et à la fois, par leur traductibilité, elles rendent possible que nous soyons toujours en échange les uns avec les autres. »

Etienne Tassin dans Les Nouveaux chemins de la connaissance
sur France Culture, le 25/09/2015

La tour de Babel, fresque romane de l'abbaye de Saint-Savin-sur-Gartempe