Un film: "Le Havre" de Aki Kaurismaki

Aki Kaurismaki : un photographe qui fait des films.
André Wilms : une statue antique un peu décrépite dans un bar PMU. Un visage qui fait tout passer sans presque rien faire.
Le Havre : du béton qui sait capter la lumière.
Le Havre, le film : un poème en images et en couleur – poème politique, conte de fées, poème d’amour.




Mes poèmes : Copié-collé 2010 (2)

La deuxième série de phrases copiées-collées, initialement à lire en diptyque avec la précédente.




copié-collé 2010 (2)


le logiciel néolibéral est toujours le seul présenté comme légitime, malgré ses échecs patents

la première population rom arrive en France en 1420

l’explosion des dettes publiques est la conséquence des plans de sauvetage de la finance et de la récession provoquée par la crise bancaire

la loi du 23 février 2005 reconnaissait le « rôle positif » de la colonisation

les salariés de l’équipement automobile Continental ont été licenciés en 2010 alors qu’ils avaient accepté, deux ans plus tôt, les sacrifices financiers que leur demandait la direction en échange d’un hypothétique maintien d’emploi

la famille joue un rôle très important

les discours martiaux du « tout sécuritaire » compliquent énormément le travail des policiers sur le terrain

cuisiner relève de la lenteur et de l’ombre

il s’agit bien d’adapter, coûte que coûte, les sociétés européennes aux exigences de la mondialisation

peut-on parler de noir et blanc comme on l’entend d’ordinaire ? si ses blancs à l’inquiétante radicalité évoquent bien souvent des précipices, ce sont paradoxalement ses noirs ténébreux qui nous empêchent d’y tomber


 Photo Sebastiao Salgado

Mes poèmes : Copié-collé 2010 (1)

Je me pose régulièrement la question suivante : comment parler de la société dans laquelle je vis, comment évoquer la situation politico-économique si présente dans tous les discours et dans les esprits ?

Comment ouvrir le poème au monde de l’argent et du pouvoir, qui sont si manifestement ses antithèses ?

Je n’ai pas vraiment trouvé de réponse. Victor Hugo a fait de très beaux poèmes politiques… Mais c’était une autre époque, et puis c’était Victor Hugo.

Malgré tout, j’essaie. Ne trouvant pas crédible (pour l’instant, en tout cas) de parler moi-même, en mon nom, de tels sujets, j’ai décidé d’emprunter les discours des autres. J’ai donc réalisé deux séries de « copié-collé » à partir de phrases trouvées dans des journaux et des magasines en 2010.

La première de ces deux séries est parue récemment dans le n° 42 de Traction-Brabant. Patrice Maltaverne (le patron du poézine) l’avait légèrement modifiée, avec mon plein accord bien sûr ; je donne ici la version première.

 
copié-collé 2010 (1)


le romani, apparenté à l’hindi, existe depuis plus de mille ans

ce que nous avons vu, c’est une politique cohérente et systématique en faveur de la classe dominante

un réalisateur français, d’origine algérienne, s’est autorisé à voir la guerre d’Algérie de « l’autre côté »

bien conseillés par des avocats fiscalistes, les contribuables les plus aisés peuvent ainsi se rapprocher de l’impôt zéro et parfois l’atteindre

on a des codes : honneur, respect, famille, ne pas s’attaquer aux pauvres, aux enfants ou aux vieux

permettre à la finance d’asseoir son pouvoir sur l’économie et de transformer la bourse en casino

sur une superficie comparable au tiers de la France vivent 120 000 âmes : les ethnies Curripaco, Baniva, Yanomani, Baré, Saliva, Yabarana, Jiwi, Piaroa, Piapoco, Cubeo, Panare

aujourd’hui, globalement, ce sont les entreprises qui financent les actionnaires au lieu du contraire

un poème ou une nouvelle, chez lui, c’est un peu la même chose : un fragment, une déflagration, des flots d’amertume, des césures, des silences
d’autres diraient pure banalité, d’autres diraient encore affreux désespoir


Photo Andreas Gursky: La bourse de Tokyo


Vide-poche : la poète américaine Ruth Fainlight

Y a-t-il rien de mieux au monde que la danse ? Danser, regarder les autres danser. Si je savais danser, si je pouvais vivre en dansant, je n'écrirais pas de poème. Ou peut-être qu'au contraire j'en écrirais : de meilleurs.


« Poem and dance are the most primitive and most enduring expressions of the sense and joy of being alive. » 
« Poème et danse sont les expressions 
les plus primitives et les plus persistantes du sentiment et de la joie d’être en vie ».


Ruth Fainlight dans The Bloodaxe Book of Contemporary Women Poets (1985)


 Brueghel l'Ancien, La danse des paysans

Une chanson de Brassens: "Supplique pour être enterré en plage de Sète"

Quand j’y pense, je crois que mes premiers contacts réels, émus, avec la poésie, c’est en grande partie à Brassens que je les dois. J’ai découvert la poésie – découvert vraiment, compris sa puissance – assez tard, à seize ans, avec Baudelaire, en cours de français ; mais l’amour de la chanson, je l’ai toujours eu, et avec Brassens, aimer la chanson, c’était aimer la poésie.
Ça, par exemple, c’est quand même quelque chose – et ça tient bon même quand on enlève la musique :


Supplique pour être enterré en plage de Sète

La Camarde qui ne m'a jamais pardonné
D'avoir semé des fleurs dans les trous de son nez
Me poursuit d'un zèle imbécile
Alors cerné de près par les enterrements
J'ai cru bon de remettre à jour mon testament
De me payer un codicille

Trempe dans l'encre bleue du Golfe du Lion
Trempe, trempe ta plume, ô mon vieux tabellion
Et de ta plus belle écriture
Note ce qu'il faudrait qu'il advînt de mon corps
Lorsque mon âme et lui ne seront plus d'accord
Que sur un seul point, la rupture

Quand mon âme aura pris son vol à l'horizon
Vers celle de Gavroche et de Mimi Pinson
Celles des titis, des grisettes
Que vers le sol natal mon corps soit ramené
Dans un sleeping du Paris-Méditerranée
Terminus en gare de Sète

Mon caveau de famille, hélas, n'est plus tout neuf
Vulgairement parlant, il est plein comme un œuf
Et d'ici que quelqu'un n'en sorte
Il risque de se faire tard et je ne peux
Dire à ces braves gens : poussez-vous donc un peu
Place aux jeunes en quelque sorte

Juste au bord de la mer à deux pas des flots bleus
Creusez si c'est possible un petit trou moelleux
Une bonne petite niche
Auprès de mes amis d'enfance, les dauphins
Le long de cette grève où le sable est si fin
Sur la plage de la corniche

C'est une plage où même à ses moments furieux
Neptune ne se prend jamais trop au sérieux
Où quand un bateau fait naufrage
Le capitaine crie : "Je suis le maître à bord
Sauve qui peut, le vin et le pastis d'abord
Chacun sa bonbonne, et courage"

Et c'est là que jadis à quinze ans révolus
A l'âge où s'amuser tout seul ne suffit plus
Je connus la prime amourette
Auprès d'une sirène, une femme-poisson
Je reçus de l'amour la première leçon
Avalai la première arête

Déférence gardée envers Paul Valéry
Moi l'humble troubadour sur lui je renchéris
Le bon maître me le pardonne
Et qu'au moins si ses vers valent mieux que les miens
Mon cimetière soit plus marin que le sien
Et n'en déplaise aux autochtones

Cette tombe en sandwich entre le ciel et l'eau
Ne donnera pas une ombre triste au tableau
Mais un charme indéfinissable
Les baigneuses s'en serviront de paravent
Pour changer de tenue et les petits enfants
Diront : chouette, un château de sable

Est-ce trop demander – sur mon petit lopin
Plantez, je vous en prie, une espèce de pin
Pin parasol de préférence
Qui saura prémunir contre l'insolation
Les bons amis venus faire sur ma concession
D'affectueuses révérences

Tantôt venant d'Espagne et tantôt d'Italie
Tous chargés de parfums, de musiques jolies
Le Mistral et la Tramontane
Sur mon dernier sommeil verseront les échos
De villanelle un jour, un jour de fandango
De tarentelle, de sardane

Et quand prenant ma butte en guise d'oreiller
Une ondine viendra gentiment sommeiller
Avec moins que rien de costume
J'en demande pardon par avance à Jésus
Si l'ombre de ma croix s'y couche un peu dessus
Pour un petit bonheur posthume

Pauvres rois pharaons, pauvre Napoléon
Pauvres grands disparus gisant au Panthéon
Pauvres cendres de conséquence
Vous envierez un peu l'éternel estivant
Qui fait du pédalo sur la vague en rêvant
Qui passe sa mort en vacances


Henri Matisse : Icare (série Jazz)

Emotion


Je crois ceci : un poème est un produit de l’émotion et non de l’intelligence ; mais il y a plusieurs types d’émotion, comme il y a plusieurs types d’intelligence (utilisés au singulier comme on le fait d’habitude, ces deux mots ne veulent pratiquement rien dire).
L’émotion qui préside à la naissance d’un poème me paraît assez clairement identifiable. Ce n’est pas une émotion intellectuelle (celle qu’on éprouve en résolvant un problème mathématique difficile) ; ni une émotion esthétique (celle qu’on éprouve particulièrement devant une œuvre d’art, une musique) ; c’est spécifiquement une émotion qu’on pourrait qualifier de langagière.  L’émotion particulière éprouvée en entendant un mot qui, à l’improviste et sans raison apparente, frappe l’oreille ; ou en lisant tels mots assemblés ensemble et dont l’association semble soudain lumineuse. On pourrait dire bien sûr que ce type d’émotion relève aussi, et à la fois, de l’intellectuel et de l’esthétique. Il me semble malgré tout que c’est une expérience bien distincte. Je ne sais pas ce qu’en disent les spécialistes (car je suppose qu’il y en a).
Mais je sais que c’est ce qui me guide toujours, comme lectrice et comme autrice de poèmes.

Simone Martini, Annonciation(détail)