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Work in progress : "Frontier"


Je pourrais dire aussi "travail en cours" mais c'est moins chic. Ce qui est très chic, c'est que la revue en ligne Remue.net publie un extrait dudit travail in progress, une séquence. Cette séquence raconte une histoire (presque). Ça se passe dans les forêts sauvages d'Amérique du Nord à l'époque de la conquête de l'ouest, de la Frontier. Il y a de l'action et du suspense et je vois bien Leo di Caprio dans le rôle principal quand Hollywood achètera les droits. Sinon il y a aussi de la poésie, bien sûr, d'ailleurs c'est l'univers d'Emily Dickinson qui m'a entre autres inspirée. A lire ici.


Ansel Adams, Aspens

Vide-poche : Nathalie Quintane (2)


Et un autre petit extrait de Nathalie Quintane :

« La notoriété casse les vies et rend stupide. Les écrivains que nous aimons – Rimbaud, Kafka… – ont eu cette chance de ne pas la connaître. Il faut mourir vite, ou bien qu’on ne nous voie pas. Je ne dis pas qu’il faut être alcoolique et pauvre pour écrire – ça n’aide pas. Je ne parle pas d’un brevet ès qualité ; l’oubli ne la garantit pas plus que la notoriété. Mais qu’il faille préférer la vie de Dickinson à celle de Houellebecq : oui. »
   
Nathalie Quintane, Ultra-Proust, La Fabrique, 2018


Cette fois, je suis d’accord sans hésiter. Non que je me prenne pour Rimbaud, ni pour Kafka, ni pour Emily Dickinson. Non que je m’inquiète non plus de la menace que fait peser la notoriété dans ma vie (c’est un problème qui jusqu’ici me concerne peu).
Mais c’est juste pour dire : ça fait du bien de lire quelqu'un faire, pour une fois, l’éloge de la discrétion, et casser un peu cette passion collective contemporaine pour la publicité et l’image de soi.


Kathe Kollwitz, Selbstbildnis am Tisch

Emily Dickinson : un film et un essai


Emily Dickinson a été mise à l’honneur, un peu avant l’été, par deux sorties : celle du très beau film de Terence Davies Emily Dickinson : A Quiet Passion ; et celle du passionnant livre de Susan Howe Mon Emily Dickinson dans une traduction d’Antoine Cazé (qui signe aussi une excellente postface, « Fusil ChargéE »). Ce qui est frappant, c’est à quel point ces deux œuvres inspirées d’Emily Dickinson, tout en étant autre chose que des poèmes (l’un est un film biographique, l’autre un essai) sont aussi très manifestement, chacun à sa manière, des poèmes – à quel point ils relèvent d’un mode de pensée poétique. Emily Dickinson, qui dans sa vie a fermé sa porte à tout ce qui n’était pas poésie, ne saurait être approchée autrement que par l’écriture poétique.


Un extrait de Mon Emily Dickinson. Susan Howe écrit ceci en 1985, date de la sortie américaine de son ouvrage :

« Identité et mémoire sont essentielles pour quiconque écrit de la poésie. Pour les femmes, ce champ-là est encore d’une virginité terrifiante. Comment, en choisissant des messages dans le code établi par d’autres afin de contribuer au thème universel du Langage, puis-je l’extraire ELLE d’une myriade de symboles et d’apparitions qui le désignent LUI. Emily Dickinson soulevait constamment cette question dans ses poèmes ».


Et voici, parmi beaucoup d’autres, un court poème d’Emily Dickinson (le poème 870) cité par Susan Howe et traduit par Antoine Cazé :

Trouver est l’acte un,
L’acte deux, la perte,
Le trois, l’expédition de
La « Toison d’Or »

Le quatre, pas de découverte –
Le cinq, pas d’Equipage –
Pour finir, pas de Toison d’Or –
Jason – imposteur – lui aussi.


Finding is the first Act,
The second, loss,
Third, Expedition for
The "Golden Fleece"

Fourth, no Discovery —
Fifth, no Crew —
Finally, no Golden Fleece —
Jason — sham — too.


Photo du film de Terence Davies, Emily Dickinson : A Quiet Passion

On n’est pas sérieux quand...


Le dernier numéro (le 172) de Décharge me fait l’honneur de me mettre en couverture pour ma participation à la “Chronique du Furet”. J’y parle du manque de visibilité des poètes femmes en France. Curieusement, la France, qui aime à se faire le héraut de l’Egalité, est toujours en retard quand l’Egalité concerne les femmes. Il n’y a pas que les pays anglo-saxons, la Russie ou l’Allemagne qui font honneur, et depuis longtemps, aux poètes femmes ; même en Italie ou en Grèce, par exemple, elles semblent jouir du même crédit que les poètes hommes. En France, cela n’est visiblement pas le cas. Pourquoi ? Il est grand temps que ça change. 
(Un complément à l'article est à lire sur la page Repérage du site Décharge).



On n’est pas sérieux quand on est une femme


Mathias Lair, dans sa chronique du numéro 166 de Décharge intitulée « La poésie et la question sociale », rappelait avec grande justesse que l’origine sociale de la plupart de nos poètes est la bourgeoisie — même si, observe-t-il, il semble souvent presque indécent et vulgaire de le faire remarquer. Il n’y a pas de honte à être issu de la bourgeoisie, évidemment. Sans la bourgeoisie, nous n’aurions pratiquement pas de littérature, ni art, ni musique, ni cinéma, ni rien ou presque : personnellement, j’adore la bourgeoisie. Mais il est important de ne pas faire comme si la plupart de nos poètes n’avaient pas de milieu social, ou un milieu social neutre (ce qui ne veut rien dire).
Je voudrais pour ma part rappeler autre chose : que le sexe de la plupart de nos poètes est masculin. Là non plus, il n’y a pas de honte, évidemment. Personnellement, tout comme j’adore la bourgeoisie, j’adore les hommes, à qui on doit beaucoup. Mais il est important de ne pas faire comme si la plupart de nos poètes n’avaient pas de sexe, ou un sexe neutre (ce qui ne veut rien dire non plus). La question du sexe, de même que la question de la classe sociale, ne me paraît en rien anodine, triviale, ni indigne des intérêts supérieurs de la poésie. C’est une question éminemment politique, or la poésie, comme toute forme d’art ou de « culture », est éminemment politique.
Ce qui fait que la poésie est politique, c’est précisément qu’elle se situe dans une distance nécessaire par rapport à la vie sociale et politique. C’est qu’elle choisit de ne pas être dans l’action, mais ailleurs : « en avant » peut-être, comme le dit Rimbaud ; à l’écart, de toute façon.
Or se mettre à l’écart, faire un pas de côté par rapport à un lieu – par rapport à un centre –, cela implique de venir de ce centre. Pratiquer la poésie en faisant un pas de côté par rapport au lieu de l’action politique, cela implique de venir de ce lieu politique central. En d’autres termes, cela implique d’être un homme, d’être de la bourgeoisie. La plupart des femmes, des ouvriers, des paysans, sont d’emblée exclus du centre social et politique, d’emblée à l’écart, à la marge. Comment peut-on faire un écart par rapport à la marge ? Au-delà de la marge, il n’y a rien, il n’y a plus de page sur quoi écrire.
Tout est possible, bien sûr. Emily Dickinson, souverainement marginale (femme, vieille fille, recluse, impubliée, oubliée) prouve qu’on peut créer une poésie des sommets sans jamais avoir fréquenté le centre social et politique, en étant née et toujours restée à l’écart.
En fait, le vrai problème est sans doute plutôt celui-ci : comment être prise au sérieux si l’on ne vient pas d’abord du centre ? Si l’on n’est pas d’abord connue comme un être social et politique ? Ce problème existe toujours. Il reste plus difficile d’être prise au sérieux comme poète si l’on est une femme.
On ne peut pas s’en empêcher, on est programmé ainsi : un nom d’homme inspire plus confiance. Une photo de (vieil) homme en quatrième de couverture d’un livre, et en particulier, pour ce qui nous concerne ici, d’un recueil de poésie, fait plus sérieux qu’une photo de (jeune) femme. Je sais que moi-même, par réflexe, je ne peux pas m’empêcher de penser ainsi – ou disons que je ne m’en empêche que par une démarche rationnelle consciente et volontaire. Etre féministe est d’abord un effort sur soi-même de tous les instants.
Les femmes poètes ne sont pas considérées de la même façon que leurs homologues hommes, elles ne bénéficient pas de la même exposition, de la même publicité, des mêmes occasions de trouver un public. Ce n’est pas de la paranoïa, c’est un constat. Regardons simplement, dans les librairies qui ont le bon goût de mettre en avant des ouvrages de poésie sur leurs présentoirs (bravo à elles), combien de recueils portent des noms de femmes sur la couverture. Un sur dix, en moyenne ?
Je n’ai pas voulu parler en l’air, j’ai donc fait un recensement assez systématique, sur une période relativement courte – quelques semaines – des auteurs dont les ouvrages sont mis en avant au rayon « poésie » des bonnes librairies (ou bibliothèques) que je fréquente. Voici le résultat de mon enquête.

Le 16/06/16 à la bibliothèque Marguerite Audoux, Paris 3e (fonds poésie) 
FEMME : 1/19 (Emily Dickinson)
Le 21/06/16 à la librairie La Belle aventure, Poitiers 
FEMMES : 3/13 (Sophie Rabau – Mireille ThomasMaria Polydouri)
Le 23/06/16 à la librairie L’Arbre à lettres, Paris 11
FEMME : 0/8
Le 24/06/16 à la librairie Folies d’encre, Montreuil 
FEMMES : 2/8 (Irène GayraudAlbane Gellé)
Le 2/07/16 à la librairie Les Cahiers de Colette, Paris 4
FEMME : 1/8 (Inger Cristensen)
Le 08/07/16 à la librairie L’Ecume des pages, Paris 6[en vitrine] 
FEMME : 1/10 (Emily Dickinson)
Le 12/07/16 à la librairie Compagnie, Paris 5e
FEMME : 1/21 (Françoise Armengaud, auteure d’une anthologie, et non poète elle-même)
Le 12/07/16 à la librairie Gibert, Paris 5
FEMME : 1/13 (Odile Massé)
Le 18/07/16 à la librairie Le Comptoir des mots, Paris 20
FEMMES : 2/10 (Anne-Marie Albiach – Inger Cristensen)
Le 30/07/16 à la librairie Tschann, Paris 6
FEMMES : 2/10 (Lisa RobertsonAgnès Rouzier)

Total : 14/120, soit 11,6 %. J’avais donc bien raison : un sur dix, en moyenne.
Ce n’est pas la qualité des auteurs femmes qui est en cause : elles ne sont ni moins bonnes ni moins mauvaises que les hommes. Pour les siècles passés (xixe siècle et avant), je comprends et j’admets que les femmes soient très peu représentées en tête de gondole : les conditions historiques faisaient qu’elles ne publiaient, et sans doute n’écrivaient, pas. Je concède donc un inévitable déséquilibre.
Cependant la plupart des auteurs vendus sont du xxe ou du xxie siècle. Or pour ce qui concerne la poésie contemporaine, et même pour celle du xxe siècle, rien ne permet de justifier une telle sous-exposition systématique. Rien !
Alors, bien sûr, je remercie les librairies mentionnées, qui font du très bon travail, et qui ont le courage de proposer de la poésie. J’ai toujours très grand plaisir à leur faire une petite visite. Mais pour que ce plaisir ne soit plus mêlé d’amertume, je voudrais une chose : que leurs libraires prennent conscience de la discrimination qu’ils pratiquent sans y penser, et certainement sans le vouloir. Eux, mais aussi nous tous, les lecteurs, les critiques, les universitaires, les gens.
Les femmes écrivent, lisons-les. Sérieusement.

Mosaïques de Zeugma en Turquie

Une tentative d'approche de "meurs ressuscite", d'Albane Prouvost


Si j’avoue que je n’ai rien compris, est-ce que je passe pour une idiote ? Est-ce que je perds toute crédibilité (à supposer d’ailleurs que j’en aie) ?

Bon, je n’ai pas compris, c’est vrai. D’habitude, ça veut dire que je n’ai pas aimé, c’est mon côté un peu limité, un peu concon : si je comprends rien, j’aime pas, je m’ennuie. Mais là, c’est différent, c’est bizarre. Je n’ai pas compris et pourtant j’ai éprouvé du plaisir. Peut-être en fait que j’ai quand même un peu compris quelque chose. Comme dans les rêves où on comprend même quand on ne comprend pas. La logique obéit à d’autres lois, les métamorphoses se produisent tout naturellement, il n’y a pas de différence entre mots et choses et un mot en vaut un autre.

Dans meurs ressuscite, on n’est pas de l’autre côté du miroir, on est sous la glace. Ça change un peu la donne. Le jardin d’Eden avec son pommier au milieu s’en trouve tout transformé. On a du mal à s’y reconnaître. Ce qu’on reconnaît bien, en revanche, c’est l’esprit d’enfance, le vrai esprit de paradis (perdu, retrouvé) : le goût du jeu, le sentiment d’être tout petit, la candeur et la grâce, l'impertinence, la peur de ne pas être aimé, et, finalement, la confiance et la joie.
Même si la plupart du temps, quand même, on ne comprend vraiment rien.

Sur Albane Prouvost, poète très mystérieuse qui signe ce court livre, je renvoie au site Sitaudis et à l’article de Pierre-Georges Goudiou, qui n’en sait guère plus que moi mais qui propose des hypothèses intéressantes (cela dit, lorsqu’il evoque « la fraîcheur et la ferveur d’Emily Dickinson » à propos d’Albane Prouvost, je reste un peu interloquée).



sorbier complètement givré
pardonne-moi


ne revivrais-je pas entourée de brusques glaciers en train de s’écrouler
ou de branches


ainsi la neige et les pommiers sont-ils meilleurs incomparablement meilleurs

un premier pommier serait pour toi
un brusque pommier serait meilleur
ou un simple cerisier serait incomparable


jeune cerisier complètement givré à force de ne pas y toucher
ainsi jeune cerisier plus têtu tu meurs


sous les cerisiers naissent les pommiers
les abricotiers ne terrorisent personne
personne n’est terrorrisé par un abricotier en fleur


poirier pommier autosuffisant prunier bénis-moi
s’il te plaît aime-moi bien


en train de supplier sous la glace tous les poiriers sont aimés


Extrait de meurs ressuscite, Albane Prouvost, P.O.L., 2015

Tableau d'Egon Schiele

Trois traductions d'Emily Dickinson ("Because I could not stop...")


Emily Dickinson, c’est du grand art. Avec elle, on arpente les sommets. Oxygène raréfié, mais lavé de toute pollution.
Une traduction peut-elle respirer à la même hauteur ? Voici trois tentatives différentes, sur l’un des poèmes les plus connus – et les plus magnifiques – de la poète américaine. (Je les ai classées par ordre de préférence).


Because I could not stop for Death –
He kindly stopped for me –
The Carriage held but just Ourselves –
And Immortality.

We slowly drove – He knew no haste
And I had put away
My labor and my leisure too,
For His Civility –

We passed the School, where Children strove
At Recess – in the Ring –
We passed the Fields of Gazing Grain –
We passed the Setting Sun –

Or rather – He passed Us –
The Dews drew quivering and Chill –
For only Gossamer, my Gown –
My Tippet – only Tulle –

We paused before a House that seemed
A Swelling of the Ground –
The Roof was scarcely visible –
The Cornice – in the Ground –

Since then – 'tis Centuries – and yet
Feels shorter than the Day
I first surmised the Horses' Heads
Were toward Eternity –

 
Dessin de Léon Spilliaert

Traduction de Françoise Delphy (Flammarion, 2009) :

Puisque je ne pouvais m'arrêter pour la Mort —
Ce Gentleman eut la bonté de s'arrêter pour moi —
Dans la Voiture il n'y avait que Nous —
Et l'Immortalité.

Nous roulions lentement — Il n'était pas pressé
Et j'avais mis de côté
Mon labeur ainsi que mon loisir,
En réponse à Sa Civilité —

Nous passâmes l'École, où les Enfants s'efforçaient
De faire la Ronde — à la Récréation —
Nous passâmes les Champs d'Épis qui nous dévisageaient —
Nous passâmes le Soleil Couchant —

Ou plutôt — c'est Lui qui Nous dépassa —
Les Rosées tombèrent frissonnantes et Froides —
Car ma Robe n'était que de Gaze —
Mon Étole — de Tulle —

Nous fîmes halte devant une Maison qui semblait
Un Gonflement du Sol —
Le Toit était à peine visible —
La Corniche — Enterrée —

Depuis — ça fait des Siècles — et pourtant
Cela paraît plus court que le Jour
Où je me suis doutée que la Tête des Chevaux
Était tournée vers l'Éternité —



Traduction de Claire Malroux (Poésie Gallimard, 2007) :

Pour Mort ne pouvant m’arrêter –
Aimable il s’arrêta pour moi –
Dans la Calèche rien que Nous deux –
Et l’Immortalité.

Lent voyage – Lui était sans hâte
Et j’avais renoncé
A mon labeur, à mes loisirs aussi,
Pour Sa Civilité –

Nous passâmes l’École, où des Enfants luttaient
Dans le Cercle – à la Récréation –
Nous passâmes les Champs d’Épis aux Aguets –
Nous passâmes le Soleil Couchant –

Ou plutôt – Il Nous passa –
La Rosée perlait en gouttes Glacées –
De simple Voile, ma Robe –
De Tulle – mon Collet –

Nous fîmes halte devant une Maison
Pareille à une Saillie du Sol –
Le Toit était à peine visible –
La Corniche – Ensevelie –

Il y a de cela – des Siècles – et pourtant
Ils semblent plus brefs que ce Jour
Où je m’avisai que la Tête des Chevaux
Pointait vers l’Éternité –



Traduction de Pierre Messiaen (Aubier, 1956) :

Comme je ne pouvais m’arrêter pour la mort,
Aimablement elle s’arrêta pour moi ;
La voiture ne contenait que nous deux
Et l’Immortalité.

Nous avancions lentement, elle n’était pas pressée,
Et moi j’avais rangé
Mon travail, et aussi mon loisir,
A cause de sa politesse.

Nous passâmes devant l’école où des enfants jouaient
A lutter dans un cercle ;
Nous passâmes devant les champs de grains attentifs,
Nous passâmes devant le soleil couchant.

Ou plutôt, c’est lui qui nous vit ;
La rosée nous faisait frissonner : nous avions froid,
Les fils de la Vierge pour seul robe,
Mon tulle pour étole.

Nous nous arrêtâmes devant une maison qui semblait
Une éminence du sol ;
Le toit à peine visible,
La corniche une butte.

Depuis lors il y a des siècles ; mais chaque siècle
Paraît plus court que le jour
Où je commençai à deviner que la tête des chevaux
Se dirigeait vers l’éternité.

Une nouvelle expo photo de Michael McCarthy


Michael McCarthy, dont j’ai déjà parlé plusieurs fois dans ce blog (notamment ici), présente A certain slant of light à la galerie Duboys à Paris.
(A noter que le titre de l’exposition est tiré d’un très beau poème de Emily Dickinson).



Les photographies de Michael McCarthy s’élaborent à la vitesse où les plantes poussent : lentement.

Les techniques utilisées sont anciennes pour ne pas dire archaïques. A l’heure d’Instagram, l’artiste américain a recours au sténopé, au cyanotype, à la gomme bichromatée… Noms délicieusement barbares pour les non-initiés, et qui fleurent bon le 19e siècle, l’artisanat un peu maniaque, l’atelier encombré d’objets en bois, en verre, en métal – matières dures d’où naîtra l’image, fascinante illusion de l’espace.

Ce n’est pas de la nostalgie, c’est de l’amour, et un désir de redonner de l’enfance à la technologie moderne, que Michael McCarthy utilise aussi par ailleurs (il ne dédaigne pas les possibilités offertes par le numérique). Un désir de contrarier un peu le temps, d’inverser la vitesse, non pas de faire marche arrière mais plutôt de faire un (long) détour par les petites routes mal goudronnées, parce qu’on y sent mieux les cahots du chemin, et de quoi celui-ci est fait. A contre-courant de la photographie contemporaine institutionnalisée, souvent très lisse et très cérébrale, il bricole, manipule, et surtout prend le temps de bien regarder. Il rappelle qu’un caillou peut être grand comme une montagne – tout est question de perspective, de point de vue, de perception.

Il y a sans doute chez lui une volonté de comprendre les origines mêmes de la photographie. Ou de l’art. Ou de la vie. C’est à la fois très ambitieux et très humble. Après tout, une photographie argentique, comme une plante, c’est simplement un mariage de lumière, d’eau et de temps, avec un peu de chimie pour lier le tout.

C’est aussi, comme une pierre, un objet patient qui s’impose discrètement et durablement dans l’espace.

Une présence, en tout cas. Voilà ce que l’exposition de la galerie Duboys nous donne à voir : des présences silencieuses mais obstinées. — Silencieuses, le terme est inexact : quand on les écoute avec l’attention qu’elles méritent, les photographies de Michael McCarthy parlent. Mais sans faire de bruit.


© McCarthy: The landscape listens


Le sexe de la poésie

Le poème de Sylvia Plath (voir post précédent) me donne l’occasion de soulever un douloureux problème : celui des poètes femmes. Douloureux, oui. Surtout en France. Et surtout, évidemment, quand on est une femme. Pendant très longtemps, il ne m’est même pas venu à l’idée que je pouvais écrire des poèmes parce que pour moi, tout simplement, les femmes n’écrivaient pas de poèmes. Des romans, oui. De la poésie, non. Ce n’était évidemment pas une remarque que je m’étais faite consciemment (sinon j’aurais pu la combattre) ; c’était une évidence assimilée malgré moi, de l’ordre du lavage de cerveau en quelque sorte – comme tout ce qui concerne le statut des femmes dans la société, leur pseudo-nature, et la résignation qu’on nous enseigne (aux femmes) depuis le berceau – oui, même encore maintenant.

Alors, oui, je sais, la situation change : non seulement les femmes écrivent des poèmes mais on trouve désormais un bon nombre de femmes publiées, on trouve même quelques femmes officiellement reconnues en tant que poètes – pas autant que d’hommes, tout de même, il ne faut pas exagérer  –, on trouve même Valérie Rouzeau en couverture du Matricule des anges. Il n’empêche. Pour moi, l’absence d’une tradition poétique de langue française par les femmes est plus que douloureuse. Elle est intolérable.  Je me sens orpheline. C’est formidable d’avoir des contemporaines, mais je voudrais des ancêtres. Je n’en ai pas. Et j’ai du mal à comprendre pourquoi si peu de femmes poètes semblent évoquer la question alors qu’à moi, elle me semble si importante. 

Quels sont les grands poètes femmes de langue française depuis qu’on a quitté le 16e siècle, ce qui fait quand même un bout de temps, et Louise Labé ? (et je ne parle même pas du fait qu’il est de bon ton maintenant de dire que ce n’est pas une femme qui a écrit les poèmes de Louise Labé !) Je veux bien m’efforcer de sauver, pour la cause, Marceline Desbordes-Valmore par exemple, qui a quelques poèmes tout à fait réussis à son actif, mais au fond de moi, soyons honnête, je n’y crois pas : non, Marceline Desbordes-Valmore, paix à son âme, n’est pas un grand poète. C’est simple, il n’y en a pas. Et qu’on ne vienne pas me dire que l’important est la qualité du poète et non son sexe : le sexe, c’est loin d’être un détail, surtout quand on se trouve appartenir au « faible », au « deuxième ». (Je précise : ce n’est pas ici d’une éventuelle « écriture féminine » que je veux parler, mais bien, tout simplement, de poèmes écrits par ces individus que la société appelle des femmes – ces individus qui ont des seins et un vagin et n’ont pas de barbe ni de pénis).

C’est en partie la raison pour laquelle j’ai eu un tel choc quand j’ai lu Emily Dickinson pour la première fois : pas seulement parce que c’était extraordinaire, inouï, bouleversant, mais parce qu’en plus c’était une femme qui écrivait. Sylvia Plath a été une révélation du même ordre, un autre éblouissement. C’est dans le monde anglo-saxon que je me suis trouvé des ancêtres.


Helene Schjerfbeck, Autoportrait

Un poème d'Emily Dickinson: "Certaine clarté oblique..." (texte anglais et traduction de Claire Malroux)


La première fois que j’ai lu Emily Dickinson, les dix premières minutes, je n’ai pas du tout aimé. Des tirets partout, une syntaxe anglaise resserrée presque à la limite du possible ; je me disais « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » J’ai continué à lire et j’ai été bouleversée. La syntaxe resserrée comme un nœud douloureux, les mots disjoints par la respiration contemplative des tirets, des virgules, la densité inouïe des poèmes. Une densité non de diamant mais de lumière d’après-midi d’hiver. Je me disais « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » J’ai lu et quelques semaines plus tard, je me mettais sans savoir pourquoi à écrire un poème moi aussi, et puis un autre, et encore un autre, des poèmes qui n’étaient pas bons et je le savais mais, pour la première fois, cela ne suffisait plus à me donner envie d’arrêter.



Certaine clarté oblique,
L’après-midi d’hiver –
Oppresse, comme la Houle
Des Hymnes Liturgiques –

Céleste blessure, elle ne laisse
Aucune cicatrice,
Mais une intime différence –
Là où les Sens, résident

Nul ne peut l’enseigner – Non –
C’est le Sceau du désespoir –
Une affliction impériale
Que des Airs on nous envoie –

Elle vient, le Paysage écoute –
Les Ombres – retiennent leur souffle –
Elle s’en va, on dirait la Distance
Sur la Face de la Mort –

Traduction de Claire Malroux, Poésie Gallimard, 2007


There's a certain Slant of light,
Winter Afternoons -
That oppresses, like the Heft
Of Cathedral Tunes –

Heavenly Hurt, it gives us -
We can find no scar,
But internal difference,
Where the Meanings, are –

None may teach it - Any -
'Tis the Seal Despair -
An imperial affliction
Sent us of the Air-

When it comes, the Landscape listens -
Shadows - hold their breath -
When it goes, 'tis like the Distance
On the look of Death -

Blue Girl, oeuvre de Kiki Smith