Vide-poche : Michel Onfray

Ah, j’aime quand la philosophie fait allégeance à la poésie ! Ça change agréablement de l’inverse.
Dixit l’un de nos philosophes les plus médiatisés :

« Quand on s’occupe un peu d’astrophysique (je suis en train de lire Jean-Pierre Luminet…) la philosophie disparaît totalement, et la poésie prend la première place… Se laisser aller, contempler, prendre du temps – peut-être même faire l’économie de la dialectique, du raisonnement, de la réflexion – se laisser remplir par le monde, y consentir, et regarder les abeilles, regarder les ruches, voir ce qui se passe dans un rucher… paraît nettement plus intéressant. »

Michel Onfray dans l’émission de poésie Ça rime à quoi du 15 avril 2012.


Vincent Van Gogh, Nuit étoilée


Pourquoi la littérature ? (2)

Parce que la littérature se situe du côté de l’art, qui n’explique rien mais donne accès : à l’humain et, à travers lui, au monde.
Parce que c'est l’expression même de l’humanité.


Fresque de Pompéi (stylet, tablette et rouleau)

Exposition "Matisse, Paires et séries" au centre Pompidou

Pour Matisse, comme pour Van Gogh, il existe une sorte de magie inexplicable. Ses tableaux ont été reproduits à l’excès, et l’on a l’impression de connaître par cœur certaines de ses toiles, au point d’en être blasé. Mais quand, au musée, on se retrouve devant les tableaux eux-mêmes, en grand format, avec leurs couleurs, avec leurs noirs et leurs blancs hypnotiques, avec leurs lignes mystérieuses, on croit les découvrir pour la première fois. C’est un phénomène fascinant.

Ce printemps à Beaubourg, les toiles de Matisse, comme les tours de Notre-Dame, comme les poissons rouges dans leur bocal bleu, comme les yeux, comme les mains, vont par deux. (Parfois par trois, ou par série.) Elles en sont d’autant plus intenses.

Je ne sais pas si Matisse s’est inspiré de l’expérience de Baudelaire – donner une version en prose en écho à ses poèmes en vers : écrire par paires lui aussi – mais on y pense devant cette exposition. Quand il peint une toile, Matisse peint aussi à côté, et en même temps, ce qu’elle aurait pu être : ce qu’elle devient, différemment.


A gauche la version en vers, à droite la version en prose ?

Pourquoi la littérature ?

Parce que la littérature ne se trompe jamais.

La science et la philosophie, qui se veulent une parole de vérité, sont aussi nécessairement, par contrecoup, une parole d’erreur et de mensonge. La lumière n’existe pas sans l’ombre, la vérité n’existe pas sans ses contraires. Tous les scientifiques, tous les philosophes se sont trompés – et très souvent ils ont menti, se sont mentis à eux-mêmes. La parole scientifique ou philosophique, quoique indéniablement porteuse de vérité, n’est jamais fiable.

La littérature, elle, n’a pas choisi la vérité. Elle n’a pas choisi non plus le mensonge. Les lecteurs savent bien qu’un poème est une construction qui échappe à la « vraie vie », qu’un roman ne raconte pas une « histoire vraie ». La littérature ne se veut pas une parole de vérité, elle se vit comme une parole amoureuse du langage, comme une histoire amoureuse de la vie. La littérature ne prétend pas refuser ou réfuter l’erreur ou la contradiction, elle l’absorbe et en fait un élément de son travail de transformation du langage. Elle se nourrit de l’ambiguïté, de l’insu, de l’incompris, de l’implicite. Elle se situe en dehors du dualisme insoluble de la vérité et de l’erreur et c’est pourquoi elle est salutaire et nécessaire.

La littérature ne se trompe jamais. Homère ne se trompait pas, pas plus que Toni Morrison aujourd’hui ne se trompe. Lisons-les.


Rembrandt, Philosophe en méditation

Une critique du recueil "A" de Louis Zukofsky


Jacques Roubaud, apparemment, considère Louis Zukofsky comme le poète américain majeur du 20e siècle. (Quand on sait que ce même 20e siècle américain compte aussi, au hasard, Robert Frost, William Carlos Williams, Wallace Stevens, e. e. cummings, Sylvia Plath ou Allen Ginsberg – et j’accepte de ne pas compter T. S. Eliot – on est un peu surpris, mais bon).

Je peux le dire tout de suite : après lecture du nouveau volume de « A » de Zukofsky qui vient de paraître aux éditions Virgile, dans une traduction (remarquable) de Serge Gavronsky et François Dominique, eh bien, non, je ne partage pas cet avis.

Je resitue Zukofsky. Son grand œuvre est « A », en 24 sections, depuis des années  en cours de traduction en français dans son intégralité. Avec ce volume, nous en sommes aux sections 13 à 18. Américain, milieu du 20e siècle (il écrit des années 20 aux années 70), juif new-yorkais. Un des membres du groupe des poètes « objectivistes ». – Cette étiquette me semble encore plus ridicule que la plupart des autres étiquettes en –isme qui fleurissaient en ces temps créatifs mais agaçants, et d’ailleurs Zukofsky lui-même était à peu près de cet avis ; mais le marketing a ses exigences, auxquelles même un poète ne peut échapper.


Je ne veux pas faire trop long, alors je vais résumer très rapidement la théorie zukofskienne, bien qu’elle soit intéressante. L’idée est de se débarrasser d’un hypothétique « sujet » (forcément illusoire) pour laisser toute la place à « l’objet » : objets qui font la vie, objets-mots qui font le langage (« je » devient ainsi un objet parmi d’autres). Assemblés par le poète-artisan, les mots créent eux-mêmes un « objet », le poème. Sans doute la théorie poétique est-elle en réalité la partie la plus intéressante de son œuvre ; mais Zukofsky est un poète, l’important est donc de s’intéresser aux poèmes ; et en disant cela, je ne fais que répéter ce qu’il proclame lui-même : lisez mes poèmes plutôt que ma théorie.

Que lit-on dans « A », donc ? On lit des bouts de mots, de phrases, de dialogues, de textes non identifiés, posés là sur la page, comme un musée qui serait entièrement consacré à des ready-mades ; des références érudites, des références autobiographiques, des références historiques collées bout à bout ; des noms apparemment dans le désordre (Bach, Gagarine, Thot, Kennedy, Vietnam, Shakespeare). Pour tout dire, l’impression est celle d’une sorte de mécanique postmoderne de la citation qui se serait emballée. (Mais reconnaissons à Zukofsky le mérite d’avoir été très tôt « postmoderne »). Pour tout dire, on s’ennuie un peu (beaucoup).

– Un critique américain a dit de Zukofsky qu’il était « a poet’s poet’s poet » : un « poète qui écrit pour les poètes qui écrivent pour les poètes ». Cela me paraît assez bien vu. –
 
S’agit-il, comme on le lit partout au sujet de « A », d’un poème « épique » ? Le qualificatif semble étrange pour un texte qui refuse précisément de se plier à une subjectivité, donc à une vision d’ensemble. La volonté de tout dire et de tout montrer, qui motive l’entreprise dès le début, ne suffit pas à produire une « épopée », même moderne ou postmoderne. On n’a pas là un projet universaliste à la Walt Whitman. Il ne s’agit pas pour Zukofsky de créer un corps, un ensemble organique, mais au contraire de démembrer, de décomposer bout à bout, note par note, chose par chose. D’insister, pour chaque chose, pour chaque détail, sur son caractère aléatoire et séparé. Le projet initial est de rendre chaque « chose » à son « être ». Mais l’être est une illusion, il n’a de sens et surtout d’intérêt qu’en tant que devenir au sein d’un ensemble qui l’englobe. Or c’est ce qui manque ici : la notion, la sensation d’un devenir englobant. Comment peut-on faire de l’épique quand on rejette le sujet au profit de « l’objet », de la « chose » ? Zukofsky a isolé les choses (dans leur « être ») : cela, oui, si on veut, il l’a réussi. Mais il a, du coup, enlevé tout sens aux choses (y compris celui d’une absence de sens), en d’autres termes, il leur a enlevé tout intérêt. Son poème est construit sur une illusion beaucoup plus grande et trompeuse que celle du sujet : l’illusion de l’être (comme indépendant du devenir). C’est pour cela que, selon moi, il ne fonctionne pas.

Dommage, parce qu’il arrive malgré tout qu’on trouve de petites perles au détour d’une page, et c’est sur celles-ci que je terminerai :

« tout ce
que leur monde a su faire pour changer le monde
c’est de le rendre plus laid vers l’aéroport »

ou bien :

« l’enfant
nommée Silence, elle ne savait jamais si on l’appelait ou si
on lui demandait de la boucler »

Louis Zukofsky, « A » (sections 13 à 18)
traduction de Serge Gavronsky et François Dominique, éditions Virgile, 2012


 Robert Rauschenberg : Retroactive I