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Vide-poche : Ivar Ch’Vavar / Marie-Elisabeth Caffiez


« Je croyais ne l’avoir fait – écrire – que pour emmerder Bournois ».
  
Marie-Elisabeth Caffiez, épouse Bournois

Lu dans Marie-Elisabeth Caffiez, Sous les yeux des aïeux
éditions Pierre Mainard, 2017
(ouvrage d’un hétéronyme d’Ivar Ch’Vavar)


© William Eggleston


Vide-poche : Pierre Vinclair et Nicolas de Staël


[…]
La beauté seule excuse les fausses leçons
que le poète, ému par ses propres chansons,
se croit le droit de nous donner. Car notre oreille
ne cherche pas la vérité mais la merveille.
Et trouve chez de Staël une formule ad hoc :
« On ne peint pas ce que l’on voit, on peint le choc ».

Pierre Vinclair, Sans adresse, éditions Lurlure, 2018


Nicolas de Staël, Soleil peint


Vide-poche : Jean-Pierre Siméon


« […] le poème fomente, dans l’une de ses propriétés les plus constantes, l’acte de résistance le plus irréductible à la neutralisation de la langue telle qu’elle s’opère aujourd’hui : la métaphore. Là où la langue mutante obéit au principe absolu de l’accélération par troncation, siglaison, parataxe et nominalisation, la métaphore oppose le détour, donc le ralentissement qui seul autorise l’expansion du sens et sa lecture. La métaphore est longue en bouche, pourrait-on dire. La métaphore fait obstacle, retient le pas et exige qu’on demeure. C’est ainsi enfin qu’on habite sa langue et qu’on y décèle les accès jusque-là ignorés à la réalité. La langue mutante impose le droit chemin, elle clôt. La métaphore est un geste libertaire, elle déclôt. »


Jean-Pierre Siméon, La Poésie sauvera le monde, Le Passeur éditeur, 2015



J'émets une réserve : il faudrait dire "le poème occidental". Je ne connais à peu près rien aux poèmes d’Asie, mais le haïku japonais, au moins, semble fonctionner sur un autre principe que la métaphore (comme l’analyse Roland Barthes ici).

Autre réserve : je ne crois pas que « la neutralisation de la langue » s’opère aujourd’hui plus qu’hier. Elle s’opère différemment, sans doute, mais enfin on ne voit pas pourquoi il s’agirait d’un phénomène spécialement actuel. Qui domine doit chercher à « neutraliser la langue » afin de neutraliser la pensée (contestataire, libertaire, libre) ; qui est dominé trouve souvent confortable, facile, rassurant, d’utiliser une langue prémâchée. Servitude volontaire, si l’on veut.


Arnold Böcklin, L'Île des morts
 

Vide-poche : Kiki Dimoula

Elle était l’une des grandes voix de la poésie grecque contemporaine, elle s’est éteinte il y a quinze jours. Kiki Dimoula, dans un discours sur la poésie, a proposé cette image du poème (je m’essaie pour la première fois à la traduction de cette belle langue grecque que j’apprends non sans mal ni douleurs) :


« Tu marches dans un désert. Tu entends un oiseau chanter. Même s’il est très improbable qu’un oiseau soit ainsi en l'air dans le désert, toi, pourtant, tu es obligé de lui fabriquer un arbre. C’est cela le poème. »
Kiki Dimoula


“Βαδίζεις σε μιαν έρημο. Ακούς ένα πουλί να κελαηδάει. Όσο κι αν είναι απίθανο να εκκρεμεί ένα πουλί μέσα στην έρημο, ωστόσο εσύ είσαι υποχρεωμένος να του φτιάξεις ένα δέντρο. Αυτό είναι το ποίημα”.

Κική Δημουλά



Tableau d'Anselm Kiefer

Lorand Gaspar


Un grand poète disparaît dans le silence des médias, ai-je lu en substance lors de la disparition de Lorand Gaspar (en octobre 2019). Oui. Est-ce donc un scandale ?

Le silence des médias.
Les poètes.
Sont-ils des êtres médiatiques, les poètes ? Doivent-ils être présents dans les médias ? Je n’ai pas l’impression que Lorand Gaspar ait eu un très grand désir d’être médiatisé.
Lu, oui, sûrement.

Ne devrait-on pas se réjouir, presque, que le monde des médias et celui des grands poètes se recontrent si peu ? Que les grands poètes et leurs écrits passent si complètement sous le radar de la com’ médiatique ?
D’ailleurs n’en a-t-on pas fini avec les grands poètes, n’a-t-on pas envie d’en finir en tout cas ?
Le culte de la personnalité, on a assez donné, non ? Est-ce qu’on désire vraiment un nouveau Victor Hugo (je place ici un émoji cœur) pour nous sortir du gouffre ? un nouveau Pablo Neruda (nouvel émoji cœur) pour incarner la grandeur de son peuple aux yeux du monde ?
De grands poètes, des phares dans la nuit, avec des femmes à foison dans leur lit, des funérailles nationales, des foules bouleversées. Oui. Moi aussi j’aime ces récits. Pour le xixe ou le xxe siècle, pour avant.
Mais pour Lorand Gaspar, par exemple, le silence des médias, je me demande si ce n’était pas la meilleure option. Ça n’empêchera pas que celles qui ont envie de le lire le liront.

Les grands poètes, ça n’existe plus, ça ne se fait plus, on n’en veut plus. On veut juste des personnes qui écrivent de bons poèmes, et d’autres qui les publient ; et comme média, des revues passionnées qui les diffusent. Et puis après ça, c’est à nous de les lire.

En plus, si on se débarrasse des grands poètes, et qu’on garde simplement des personnes qui écrivent de bons poèmes (et qui sont lues pour leurs bons poèmes), il y a des chances que parmi celles-ci on trouve pas mal de femmes, finalement. C’est plutôt bien, ça. (Notons que le silence des médias, les poètes femmes connaissent ça très bien).

Un espace existe où les médias sont silencieux et les mots vivants : celui où des poèmes circulent.




La maison près de la mer, II (extrait)

Le bruit de l’eau qui roule dans les pierres
sons brodés par nuit calme sur la mer
ces langues que j’ignore et qui me parlent

j’ai sur ma table à portée de la main
des cailloux longuement travaillés par la mer
les toucher, c’est comme si les doigts
pouvaient parfois éclairer la pensée —

Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, Poésie Gallimard, 2001


© Michael McCarthy, pinhole series

Un essai de Giorgio Agamben : "Création et anarchie"

Ce que j’aime chez Giorgio Agamben, c’est bien sûr ce qu’il dit, ce qu’il m’apprend, mais c’est surtout sa façon de penser. Son horreur de tout système. Ses chapitres bizarres, qui n’ont pas forcément été conçus pour aller à la suite les uns des autres. Son ancrage insolite dans les concepts et la pensée médiévales, dans la théologie (qui d’autre que lui réussirait à m’intéresser aux arguments avancés au concile de Sardique en 343, lors de la controverse sur l’arianisme ?). Ses absences de conclusion, ses fins (de chapitre comme de livre) toujours frustrantes : « Il n’y aura pas de conclusion. Je pense, en effet, qu’en philosophie comme en art, on ne peut ‘conclure’ un travail : on ne peut que l’abandonner, comme Giacometti le disait à propos de ses tableaux ».
 
Tout cela est déconcertant, dépaysant, stimulant. J’ai toujours l’impression d’être plus intelligente quand je le lis, et en même temps je ne sais jamais trop ce que j’ai lu ni compris exactement. C’est pour ça que j’y retourne. Pour l’expérience d’une véritable pensée anarchique. 



« L’artiste ou le poète n’est pas celui qui a la puissance ou la faculté de créer, qui un beau jour, par un acte de volonté ou obéissant à une injonction divine […], décide, comme le Dieu des théologiens, on ne sait comment ni pourquoi, de mettre en œuvre. Et de même que le poète et le peintre, le menuisier, le savetier, le flûtiste et enfin tout homme, ne sont pas les titulaires transcendants d’une capacité d’agir ou de produire des œuvres : ils sont plutôt des vivants qui, dans l’usage, et seulement dans l’usage, de leurs membres comme du monde qui les entoure, font l’expérience de soi et se constituent comme forme de vie. »

Giorgio Agamben, Création et anarchie, Rivages, 2019



Se trouver parmi les vivants, se constituer dans l’usage de mes membres et du monde comme forme de vie : belle ambition, que je souhaite être mienne en effet. — Agamben, pour être en phase avec notre époque, aurait sans doute dû mettre en premier le savetier, ou du moins le cordonnier, plutôt que « le poète et le peintre » : en ce début de xxie siècle, aucun poète ne fait le poids socialement, ni de près ni de loin, avec Christian Louboutin ou Jimmy Choo. Mais cela n’a aucune importance. Se constituer comme forme de vie est de toute façon un travail collectif, même pour les plus solitaires et les plus individualistes.

Tableau d'Alberto Giacometti

Carl Rakosi : "Amulette"

Carl Rakosi (1903-2004) est un poète américain associé au groupe des poètes objectivistes. Les éditions La Barque viennent de publier son premier recueil traduit en français, Amulette : on peut lire ma note de lecture sur ce recueil dans le numéro d’Europe de ce mois-ci (jan-fév. 2019, n° 1077-1078).

Le meilleur dans le livre, c’est sans doute un entretien avec le poète que les éditions ont reproduit à la fin du volume, et qui avait déjà été publié dans Europe, justement. Non seulement c’est fin et c’est intelligent, mais surtout, j’ai rarement vu un poète qui prenait aussi peu la pose pour parler de son travail. Carl Rakosi ne joue ni au prophète, ni au créateur douloureux, ni au cynique, il ne joue à rien, il ne se la joue absolument pas, il dit les choses comme elles sont, très simplement et honnêtement ; et on se rend compte en le lisant à quel point cela est rare. – Pourquoi avoir intégré tel poème au recueil ? Parce que sinon je n’avais pas un nombre suffisant de textes, mais c’est vrai qu’il est creux. – Que veulent dire ces deux vers assez obscurs ? Je ne peux pas dire, je ne sais plus à quoi je faisais référence. – Et quand il pense avoir fait un bon poème, il le dit et l’explique avec la même candeur.

Ça tombe bien, une telle honnêteté sans fard, parce que l’exigence première selon Rakosi pour qui veut écrire de la poésie, c’est l’intégrité. J'ai un peu le même credo que lui à ce sujet :

« Ce qui est important est que soit préservée l’intégrité du sujet aussi bien que de l’objet. C’est-à-dire, je respecte le monde extérieur – il contient beaucoup de choses qui sont belles si vous les regardez attentivement. Je ne veux pas contaminer cela ; cela a son être propre ; sa propre beauté et son intérêt propre ne doivent pas être corrompus ou déformés. Mais le poète a aussi son être propre. […] Il est extrêmement difficile de représenter le sujet, l’objet qui a été la cause de votre expérience, dans son intégrité – et vous, qui en faites le portrait, dans votre pleine intégrité aussi. »

Ça ne suffit pas, bien sûr, mais j’en suis persuadée : quand on veut écrire un poème, avant toute chose, avant même le travail de la langue, ce qu’il faut, c’est cette intégrité-là.

Carl Rakosi, Amulette, traduction de l’américain par Philippe Blanchon accompagné d’Olivier Gallon, éditions La Barque, 2018


Alice Neel, Two Puerto Rican Boys

Roland Barthes sur le haïku


Le Japon – continuation des précédents posts sur le sujet. 
Le haïku, donc (puisque ici on cause poésie).

Comme tout le monde, j’ai été et je reste séduite par le haïku, sa simplicité, son charme, sa modestie (son côté « le zen pour les nuls »). Et comme tout le monde, je m’y suis essayée, bien sûr, j’en ai fait quelques-uns.

Mais j’ai aussi, dès le début et de plus en plus, été gênée par cette même simplicité. Les haïkus qu’on nous donne à lire en traduction sont peut-être trop simples pour ne pas rendre évident qu’il y manque quelque chose de très important (le rythme, les sons, une certaine syntaxe ? une certaine logique ?). Peut-on vraiment écrire des haïkus en français ? Peut-on même en lire ? Roland Barthes se pose la même question dans L’Empire des signes, et sa réponse est claire : on ne peut, nous autres non-Japonais, « faire des haïku, langage qui nous est refusé ». Il propose ainsi une analyse très intéressante de ce genre poétique fondamentalement étranger à notre mode de penser et d’écrire. (Dans un ouvrage pas toujours très rigoureux par ailleurs… Barthes, malgré les précautions oratoires qu’il prend en ouverture, nage souvent en plein fantasme quand il écrit sur le Japon, et c’est embarrassant. Mais il s’agissait d’une autre époque…).



"Le haïku a cette propriété quelque peu fantasmagorique, que l'on s'imagine toujours pouvoir en faire soi-même facilement. On se dit : quoi de plus accessible à l’écriture spontanée que ceci (de Buson) :
C’est le soir, l’automne,
Je pense seulement
A mes parents.
Le haïku fait envie […]. Tout en étant intelligible, le haïku ne veut rien dire, et c’est par cette double condition qu’il semble offert au sens, d’une façon particulièrement disponible, serviable, à l’instar d’un hôte poli qui vous permet de vous installer largement chez lui, avec vos manies, vos valeurs, vos symboles […].
L’Occident humecte toute chose de sens, à la manière d’une religion autoritaire qui impose le baptême par populations ; […] les voies d’interprétation, destinées chez nous à percer le sens, c’est-à-dire à le faire entrer par effraction […], ne peuvent donc que manquer le haïku ; car le travail de lecture qui y est attaché est de suspendre le langage, non de le provoquer : entreprise dont précisément le maître du haïku, Bashô, semblait bien connaître la difficulté et la nécessité :
Comme il est admirable
Celui qui ne pense pas : « La Vie est éphémère »
En voyant un éclair !
[…] Tout le Zen, dont le haïkaï n’est que la branche littéraire, apparaît ainsi comme une immense pratique à arrêter le langage […]
Le travail du haïku, c’est que l’exemption du sens s’accomplit à travers un discours parfaitement lisible (contradiction refusée à l’art occidental, qui ne sait contester le sens qu’en rendant son discours incompréhensible) […] ; ce qui est aboli, ce n’est pas le sens, c’est toute idée de finalité : le haïku ne sert à aucun des usages (eux-mêmes pourtant gratuits) concédés à la littérature : insignifiant (par une technique d’arrêt du sens), comment pourrait-il instruire, exprimer, distraire ? De la même façon, alors que certaines écoles Zen conçoivent la méditation assise comme une pratique destinée à l’obtention de la bouddhéité, d’autres refusent jusqu’à cette finalité (pourtant apparemment essentielle) : il faut rester assis « juste pour rester assis ». Le haïku […] n’est-il pas de la sorte écrit « juste pour écrire » ?"

Roland Barthes, L’Empire des signes, Seuil, Poins Essais, 2007


Shubun, Lecture dans un bosquet de bambous

Vide-poche : Natsumé Sôseki


Oreiller d’herbes du Japonais Natsumé Sôseki (1867-1916) est un drôle de livre : roman d’amour raté, faux roman d’initiation ironique, vraie réflexion sur la peinture et la poésie, et aussi recueil de poèmes. Un très beau livre.
Voici un extrait où le romancier propose une définition originale de la poésie…



« En tout cas, puisque j’ai raté mon tableau, je vais composer un poème. Je pousse la pointe de mon crayon sur mon carnet de croquis et je balance mon corps d’avant en arrière. Pendant quelques instants, je ne fais que désirer mouvoir la pointe, mais elle ne bouge pas du tout. C’est comme si j’oublais soudain le nom d’un ami et que, bien que je l’aie sur le bout de la langue, je ne puisse le prononcer. Mais si l’on y renonce alors, le nom qui n’est pas sorti nous restera toujours au fond du ventre.

Quand on malaxe la farine pour pétrir de la pâte, elle est au départ trop fine et les baguettes ne rencontrent aucune résistance pour leur mouvement ; mais si l’on est patient, elle prend peu à peu de la consistance, et la main qui pétrit s’alourdit.. Si l’on continue à malaxer, il arrive un moment où l’on ne peut plus tourner. C’est, à la fin, la pâte, qui sans qu’on le demande, colle à vos baguettes. Faire de la poésie, c’est justement cela.

Mon crayon, qui était sans vie, s’est mis à bouger graduellement et, profitant de ce mouvement, j’ai réussi, au bout de vingt ou trente minutes, à composer ces six vers […] »

Natsumé Sôseki, Oreiller d’herbes [Kusamakura, 1906],
traduit du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Rivages poche, 2015


Encre de Sesshû Tôyô, peintre du XVe siècle cité par
Sôseki

Vide-poche : Pierre Bonnard (2)


« Ce qu’il y a de mieux dans les musées, ce sont les fenêtres ».

Pierre Bonnard, cité par Philippe Comar, in « Marthe nue »,  
Pierre Bonnard. Peindre l'Arcadie, Musée d’Orsay, 2015

Personnellement, j’adore les musées. Mais Bonnard n’a pas tort.


Pierre Bonnard, La fenêtre ouverte

Vide-poche : Pierre Bonnard

« La surface peinte a ses lois qui ne sont pas celles du monde. […] Bonnard déforme pour rendre visible. ‘Déformation pour la visibilité’, écrit-il dans son journal. Et cela fait de lui un acteur majeur de la modernité, un acteur silencieux, certes. Car il est le dernier représentant de la peinture muette […]. Les avant-gardes, elles, on le sait, seront bruyantes et bavardes, elles prôneront à grand renfort de scandales et de manifestes la disparition des formes classiques du nu. Bonnard, lui, ne prône pas cette disparition, il la montre. Il sait qu’il peut toucher avec sa seule sensibilité, qu’il est inutile de prêcher quand le silence de la peinture suffit, qu’une œuvre n’est jamais aussi puissante que lorsqu’elle s’abstient de toute forme démonstrative, de toute idée militante. Ni doctrine ni principe à défendre. La théorie, qu’elle soit classique ou révolutionnaire, est toujours appauvrissante. Seul compte pour l’artiste, comme il l’écrit à Matisse, de posséder ‘un esprit nettoyé de toute vieille convention esthétique’. Un esprit libre. »

Philippe Comar, « Marthe nue », in Pierre Bonnard. Peindre l'Arcadie, Musée d’Orsay, 2015


Pierre Bonnard, Sortie de la baignoire, 1926-1930

Vide-poche : Nathalie Quintane (2)


Et un autre petit extrait de Nathalie Quintane :

« La notoriété casse les vies et rend stupide. Les écrivains que nous aimons – Rimbaud, Kafka… – ont eu cette chance de ne pas la connaître. Il faut mourir vite, ou bien qu’on ne nous voie pas. Je ne dis pas qu’il faut être alcoolique et pauvre pour écrire – ça n’aide pas. Je ne parle pas d’un brevet ès qualité ; l’oubli ne la garantit pas plus que la notoriété. Mais qu’il faille préférer la vie de Dickinson à celle de Houellebecq : oui. »
   
Nathalie Quintane, Ultra-Proust, La Fabrique, 2018


Cette fois, je suis d’accord sans hésiter. Non que je me prenne pour Rimbaud, ni pour Kafka, ni pour Emily Dickinson. Non que je m’inquiète non plus de la menace que fait peser la notoriété dans ma vie (c’est un problème qui jusqu’ici me concerne peu).
Mais c’est juste pour dire : ça fait du bien de lire quelqu'un faire, pour une fois, l’éloge de la discrétion, et casser un peu cette passion collective contemporaine pour la publicité et l’image de soi.


Kathe Kollwitz, Selbstbildnis am Tisch

Vide-poche : Nathalie Quintane


Ce n’est pas facile de citer Nathalie Quintane : entre l’ironie, la provocation, les citations et le « dérangement » (un des termes et thèmes de son dernier livre), ses phrases glissent et n’aiment pas se faire découper en morceaux. Tant pis, je vais le faire quand même. Voici donc un petit saucissonnage d’un passage d’Ultra-Proust, qui vient de paraître aux éditions La Fabrique. D’ailleurs je ne suis pas sûre d’être vraiment d’accord avec elle, je ne suis en général plus sûre de rien quand je la lis, si ce n’est que ça m’intéresse, sa façon d’être radicale, sa dérision qui ne s’excuse de rien ; et surtout son insistance à nous mettre le nez, à nous amis de la poésie (bonsoir), dans le politique.



« Je crois que la crainte, et les précautions qu’on prend encore, quant à l’engagement en littérature et en art (réécrit « langagement » dans les années 1970), tient en partie à la peur de faire quelque chose de bête – dogmatique, caricatural, etc. –, peur doublée de celle du ridicule […]. Les Français ont cette peur viscérale de la bêtise, et particulièrement les poètes, qui ont toujours besoin d’antidotes ou de grigri pour s’en prémunir – tel incipit fameux de Paul Valéry dans Monsieur Teste : « La bêtise n’est pas mon fort ». Intelligence de Valéry, intelligence de Mallarmé, intelligence de Perse, intelligence de Bonnefoy ou de Char, etc. […] S’il y a un clivage dans le champ poétique, ce n’est plus depuis longtemps en fonction des écoles ou des manifestes, mais peut-être entre ceux qui acceptent, assument, et travaillent cette part de bêtise française logée jusque dans la langue et les autres, qui continuent à se prémunir d’elle, à essayer de lui faire barrage. »

Nathalie Quintane, Ultra-Proust. Une lecture de Proust, Baudelaire et Nerval, La Fabrique, 2018


Annette Messager, Les interdictions en 2014

Vide-poche : Jean-Luc Godard et André Wilms



Il y a une phrase de Jean-Luc Godard que les articles et l’Internet aiment à citer : « La culture c'est la règle, l'art c'est l'exception ». Elle est belle mais elle semble être apocryphe ; en effet dans le film JLG JLG, Autoportait de décembre, d’où censément elle est tirée, on ne la trouve pas telle quelle – la preuve sur Youtube. (Si quelqu'un peut m’apporter d’autres éclaircissements à ce sujet…)

Peu importe. (Ou si, quand même : la vérité des faits et l’honnêteté intellectuelle, personnellement, j’y tiens). Sur le même sujet, et dans la même perspective, j’avais noté il y a un certain temps, quelques années, je ne sais plus quand exactement, une réflexion pénétrante de l’acteur André Wilms (c’était dans Télérama, je crois). Il réfléchissait à son travail de comédien avec le metteur en scène Klaus Michael Grüber et, de là, à la notion d’art. Je rapporte aujourd’hui ses propos parce qu’ils me semblent très éclairants et très vrais, bien plus précis que ceux (réels ou fictifs) de Godard ; et que ce ne sont pas des idées que l’on entend exprimées très souvent — pas assez en tout cas. 

L’importance de la culture est sur toutes les lèvres, mais la réalité étrange et irréductible que recouvre le mot « art », cela ne semble guère concerner l’époque contemporaine. Peut-être jamais aucune époque ne s’est-elle d’ailleurs sentie concernée au premier chef par cela.



« Avec lui, c'était une cure d'amaigrissement. Quelque chose d'extraordinaire : l'art contre la culture. Depuis, j'ai souvent l'impression de faire de la culture et très peu d'art. L'art, c'est monstrueux, indescriptible, c'est méchant, sans concession. Le public ne s'y intéresse pas. Tout le reste, c'est de la culture, de la politique culturelle, de la culture d'entreprise. »

André Wilms à propos de Klaus Michael Grüber



Lucian Freud, The Artist at Work

Alain Badiou, "Que pense le poème ?"


Alain Badiou est parfois exaspérant, et souvent stimulant. Tout n’est pas convaincant dans son recueil d’essais Que pense le poème ? — l’essai sur « Philippe Beck : l’invention d’un lyrisme inconnu » ou celui intitulé « Poésie et communisme » en particulier m'ont laissée sceptique. Surtout, il y a souvent chez lui, tout communiste qu’il est, une sorte de paternalisme bienveillant de médecin de famille qui me hérisse le poil. (Notons au passage – puisque la question m’intéresse – que bien sûr il ne cite pas une seule poète femme dans tout l’ouvrage – ni même d’ailleurs de philosophe femme). 

Ces réserves posées, son livre n’en est pas moins d’une grande richesse et, à ses meilleurs moments, vraiment passionnant. Son approche de la poésie, qui reste philosophique c’est-à-dire nécessairement extérieure, ouvre des pistes de réflexion remarquables – et notamment sur les rapports, justement, entre « Philosophie et poésie ». Cette approche explique qu’il privilégie un certain type de poésie plutôt que d’autres : cela explique l’intérêt pour Philippe Beck, par exemple, ou la place d’honneur accordée à Mallarmé, idole indétrônée des philosophes qui lisent de la poésie. On n’est pas obligée d’avoir le même Top 5 que lui pour apprécier ses lectures, ses rapprochements et ses synthèses très éclairantes.


La prose de Badiou peut être ardue, et il n’est pas facile d’en isoler un fragment. Mais voici tout de même un extrait :

« Il se pourrait alors que le poème déconcerte la philosophie pour autant que les opérations du poème rivalisent avec celles de la philosophie. Il se pourrait que, depuis toujours, le philosophe soit un rival envieux du poète. Ou, pour le dire autrement : le poème est une pensée qui est son acte même, et qui n’a donc pas besoin d’être aussi pensée de la pensée. Or la philosophie s’établit dans le désir de penser la pensée. Mais elle se demande si la pensée en acte, la pensée sensible, n’est pas plus réelle que la pensée de la pensée. (…)
Posons que la querelle est l’essence même du rapport entre philosophie et poésie. Ne souhaitons pas la cessation de cette querelle (…).
Luttons donc, partagés, déchirés, irréconciliés. (…) Luttons en reconnaissant la tâche commune, qui est de penser ce qui fut impensable, de dire l’impossible à dire. Ou encore, impératif de Mallarmé, que je crois partagé dans l’antagonisme même entre philosophie et poésie : ‘Là-bas, où que ce soit, nier l’indicible, qui ment.’ ».

Alain Badiou, Que pense le poème ?, éditions Nous, 2016

 
© Michael Biberstein

A la veille d'une élection présidentielle


Il y a des moments où la poésie paraît un peu hors sujet. Où on se dit que là, tout de suite, ce n’est pas de poésie qu’on a envie de parler.

Par exemple, moi, en ce moment, j’ai plutôt envie de dire que Marine Le Pen et ses sbires représentent tout ce que j’exècre, la lâcheté, la mauvaise foi, la médiocrité méchante, l’ignorance contente de soi, un monde étroit et mesquin, petit, laid. Et dangereux.

Mais dire cela sur un blog de poésie, après tout, ça a toute sa pertinence. Parce que la poésie aussi est politique, et parce que dire non à la pensée sclérosée d’extrême droite, crispée sur ses slogans, c’est dire oui à son contraire : par exemple, à la poésie.


© Anselm Kiefer, Fleur de sang (livre de plomb)

Emanuele Coccia : "La raison est une fleur"


Ce n’est pas tous les jours qu’un ouvrage bouleverse votre façon de considérer les choses et le monde. La vie des plantes, passionnant essai du philosophe Emanuele Coccia, réussit cet exploit. Son auteur part du point de vue des plantes, les grandes oubliées de la réflexion philosophique : du point de vue des feuilles, des racines, des fleurs. Du corps immobile des plantes, entièrement exposé au monde — « corps qui privilégie la surface au volume » pour mieux absorber le monde et être absorbé par lui.

Le monde, c’est le mélange, dit Emanuele Coccia, qui sous-titre son essai « Une métaphysique du mélange ». La vie, la pensée, c’est le mélange. Et c’est au corps alchimique des plantes qu’on doit la possibilité du mélange sur terre. Le corps des plantes vit, sent, pense, crée ; et grâce à elles, nous aussi.

En lisant Emanuele Coccia, on se dit que ce n’est pas un hasard si les fleurs sont un topos de l’écriture poétique ; et on comprend mieux pourquoi.
« Grâce aux fleurs, la vie végétale devient le lieu d’une explosion inédite de couleurs et de formes, et de conquête du domaine des apparences. […] Les formes et les apparences ne doivent pas communiquer du sens ou du contenu, elles doivent mettre en communication des êtres différents. »
« La raison est une fleur. […] La fleur est la forme paradigmatique de la rationalité : penser, c’est toujours s’investir dans la sphère des apparences, non pour en exprimer une intériorité cachée, ni pour parler, dire quelque chose, mais pour mettre en communication des êtres différents. »

N’est-ce pas aussi la raison d’être de la poésie ? Non pas dire quelque chose, mais mettre en communication des êtres différents.

Emanuele Coccia, La vie des plantes. Une métaphysique du mélange,
Bibliothèque rivages, 2016

 
© Christine Rebet, Mystic River

Regarder...


Ce blog n’est pas a priori destiné à l’autopromotion (enfin, soyons honnête : si, au départ, c’était un peu beaucoup l’idée. Mais je me serais ennuyée de moi-même. J’ai préféré dévier un peu de mon cap). Cependant quand Claude Vercey me fait le cadeau d’une aussi belle recension  que celle qu’on peut lire cette semaine sur le site de Décharge à propos de mon recueil Regarder vivre, il faut bien que je m’en vante un peu : allez donc voir de ma part l’I.D 669 et son Complément !

Et pour rendre la chose un peu plus consistante, une réflexion et un bout de poème en réponse à cette remarque intéressante de Claude Vercey sur mon choix de titre Regarder vivre : « Plus on avance dans le livre, dit-il, plus on s’étonne d’un titre qui paraît vouloir réduire la narratrice à un rôle passif ».

Je trouve la remarque intéressante parce que, pour moi, regarder n’a rien de passif – pas plus qu’écouter. Je considère que ce sont même deux occupations assez fatigantes quand on veut les faire bien. Cela implique une présence, une participation : un peu comme la lecture, aussi. Je ferais volontiers de ces « passivités » le pendant indispensable de cette « activité » plus manifeste qu’est l’écriture. Walt Whitman, ce flâneur, se présente lui-même comme un grand regardeur ; et il n’est pas le pire des modèles à suivre :

Je flâne, j’invite mon âme à la flânerie,
Flânant, m’incline sur une tige d’herbe d’été que j’observe à loisir.
(…) Celui que je suis est toujours à l’écart de la mêlée,
Regarde d’un air amusé, éprouve de la connivence, de la compassion, ne fait rien, se solidarise,
Méprise de toute sa hauteur, se raidit, s’accoude sur le premier support ferme venu,
Tourne son profil de trois quarts, curieux de voir la suite,
A la fois dans le jeu et hors du jeu, simultanément, qu’il contemple avec stupeur.
(…) Je ne critique ni ne moque personne, je suis un témoin impassible.


I loafe and invite my soul,
I lean and loafe at my ease observing a spear of summer grass. (…)
Apart from the pulling and hauling stands what I am,
Stands amused, complacent, compassionating, idle, unitary,
Looks down, is erect, or bends an arm on an impalpable certain rest,
Looking with side-curved head curious what will come next,
Both in and out of the game and watching and wondering at it.
(…) I have no mockings or arguments, I witness and wait.


Walt Whitman, « Song of Myself », in Leaves of Grass.
Traduction de Jacques Darras : « Chanson de moi-même »,
in Feuilles d’herbe, Poésie Gallimard, 2002


Photo J.-H. Lartigue : Mary Belewsky, Cap d'Antibes