Mes poèmes : "22h22"


Un poème autobiographique ! Un train bondé, la nuit, qui reste à quai en gare de Poitiers. Moi assise sur un strapontin à l’entrée, faute de place ailleurs. Tout est étrangement silencieux. Je regarde l’heure : 22h22.
Ce poème a été publié dans la vénérable revue Décharge.


22h22

le train est à l’arrêt rien ne bouge rien ne bruit
ni dehors ni dans le wagon débordant
d’une humanité hypnotisée
une vitre noire révèle un mot en blanc « sreitioP »
par la porte ouverte on voit les quais les bâtiments de la gare
un bout de drapeau français
la nuit de septembre ni chaude ni froide
un jeune homme prêt à monter
une jeune fille éloignée de deux pas
tous deux fument
silencieux et fatigués comme la nuit
concentrés comme en mission
comme en prière
ils ne se regardent pas ne se parlent pas
je fais semblant de ne pas les regarder
le petit contrôleur zélé qui va et vient
est le seul actif et réveillé ici
le seul à savoir ce qu’il doit faire et comment
et pourquoi

Photo Michael McCarthy
 

Un poème en prose de Baudelaire: "Invitation au voyage"


Baudelaire, évidemment… Pour les lecteurs francophones, il constitue souvent le premier vrai choc poétique, et je ne fais pas exception.
Baudelaire, on l’a lu, relu, étudié, on le connaît par cœur, on a écrit sur les cartes postales aux amis, depuis le bord de mer estival, que « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ». On l’a laissé de côté pendant des années pour lire un peu autre chose. Et puis quand un jour on rouvre un volume de Baudelaire, le choc premier est là, intact.
(Van Gogh, c'est un peu pareil : on avait fini par détester les tournesols à force de les voir orner la pendule en porcelaine de la grand-tante ; mais un jour dans un musée, on se retrouve presque par hasard, et pour la première fois depuis des années, devant un tableau de Van Gogh – et le choc est intact, les Tournesols bouleversent, c’est à nouveau une première fois.)


L’invitation au voyage

(…)
Oui, c'est dans cette atmosphère qu'il ferait bon vivre, - là-bas, où les heures plus lentes contiennent plus de pensées, où les horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde et plus significative solennité.
Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d'une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle à manger ou le salon, sont tamisés par de belles étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise en nombreux compartiments. Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes, l'orfèvrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s'échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l'âme de l'appartement.
(…)

Charles Baudelaire, Poèmes en prose


Van Gogh, Vase avec trois tournesols


Poésie dans le métro


Dans le métro parisien, depuis plusieurs années, on tombe régulièrement sur des bribes de poésie : affichées dans les trains à la place des publicités pour cours particulier ou pour magazines people ; gravées sur de petits médaillons incrustés dans le sol de la station Bibliothèque François Mitterrand (station d’intellos – peut-être y en a-t-il ailleurs) ; et lors du Printemps des poètes, s’étalant en grand sur les affiches XXL qui tapissent les murs voûtés de toutes les stations.

Les premières fois que j’ai vu cela, je me suis étonnée, réjouie, félicitée. Ça n’a pas duré. Rapidement, je suis retombée dans l’indifférence. Plus rapidement encore, dans la suspicion. A présent, je suis franchement hostile.

C’était pourtant sans doute une bonne idée au départ, en tout cas une idée intéressante, et qui partait d’une bonne intention. Mais inscrire des bouts épars de poésie, hors de tout contexte, sur des supports exclusivement réservés d’ordinaire à la publicité (hormis les médaillons de la BNF, qui ont le mérite de l’originalité), c’est transformer la poésie en publicité. L’horreur absolue.

Car soyons lucides : dans la bataille, ce n’est pas la poésie qui gagne. Ce n’est pas elle dont l’influence bénéfique et créative change notre regard sur la langue – et sur la publicité. C’est la publicité qui, dans sa toute-puissance, phagocyte illico les pauvres vers égarés au milieu de ses slogans. Et cela d’autant plus facilement que la publicité elle-même est créative et utilise de nombreux codes poétiques : rimes, allitérations, assonances, doubles sens…

Dès lors, entre un vers isolé (et creux, car décontextualisé et lu à la va-vite, entre deux trains), et dix slogans bien ficelés (et creux, car c’est le propre du slogan d’être creux et de vendre du vent), difficile de percevoir une vraie différence.

La poésie, comme tout art, demande du temps, de la lenteur, de la contemplation, une disponibilité d’esprit – toutes choses qui font cruellement défaut aux passagers des métros. Elle est difficile. Elle est – mais oui – précieuse. Dans un monde de brutes, ou dans un monde de slogans publicitaires, elle n’a aucune chance.


 Photo Walker Evans (New York Subway)



Vide-poche : le cinéaste turco-allemand Fatih Akin


Dans la réjouissante émission de cinéma « On aura tout vu » sur France Inter, le réalisateur allemand Fatih Akin, interviewé un jour par Christine Masson, a dit ceci :

« J’ai toujours craint qu’une fois dans le monde du cinéma, je ferais des films sur la réalisation. Je ne veux pas faire ça. » (Interview du 09/10/10)

Ça m’a frappée parce que ce genre de discours est très artistiquement incorrect, surtout de la part d’un réalisateur aussi remarquable, aussi puissant que Fatih Akin – de la part d’un réalisateur qui sait incontestablement que le cinéma est aussi de l'art.

Dans le monde de la poésie, le dogme est bien plus tyrannique encore que dans celui du cinéma : tout poète sérieux doit faire des poèmes sur l’écriture poétique, et – surtout – le revendiquer. Je ne porte aucun jugement là-dessus ; je dis juste que les options semblent quelque peu limitées.


 Head-on, de Fatih Akin

Mes poèmes : "je paie..."

Voici un poème qui a été publié dans la revue Poésie sur Seine.



je paie le pain le papier
je pais la mie les mots
j’expose
un peu de peau de poésie
un peu de poil un peu de plume

je suis une fille
feuille
faille
une défaillance

pain payé papier peint
broutille broutée
peau pâle palpée
j’entame la traversée la translation
ô le passé
la tradition

corps déçu indocile
côte ôtée
honte bue
j’irai de l’autre côté

j’irai je trahirai je jaillirai


 Photo Francesca Woodman

La traversée


Vous connaissez le bonheur particulier de se trouver à bord d’un bateau, d’un train, d’une voiture, en route pour quelque part – et peu importe pour où : on rentre chez soi, on va vers une destination inconnue, on part retrouver des amis, on commence un long voyage, on fait un rapide aller-retour… Sur le pont du bateau en plein dans le vent humide ; dans le train la tête appuyée contre la vitre ; dans la voiture à la place du mort, la meilleure ; dans le silence du mouvement – personne n’attend rien de nous, on a le droit de laisser venir, de laisser être. On se déplace sans bouger, on est déplacés, on passe. On peut dormir. On peut regarder. On peut se souvenir. On est dans le temps et l’espace de la traversée.
            Ce n’est pas de l’attente, ce n’est pas de l’action. Parfois cela ressemble à de la rêverie, à de la contemplation, à de l’ennui. L’expérience n’est pas toujours la même. Mais c’est toujours l’expérience d’être entre, et cet « être entre », ce n’est pas vraiment être – verbe flou, statisme absurde – ; c’est une expérience où « être » devient « passer », « traverser ».
             Cela ressemble à d’autres expériences étrangement mouvantes : en coulisses, juste avant d’entrer en scène jouer un personnage de théâtre, passer de soi à ce personnage. Dans un pays étranger, ou dans un cours de langue, découvrir pas à pas, mot à mot, une langue nouvelle, quand on s’est laissé régresser à ne plus savoir parler et qu’on réapprend, dans l’émerveillement incantatoire de chaque syllabe. Et puis aussi : écouter de la musique ; regarder une œuvre d’art ; lire un poème. Déplacement de l’esprit. Libération par le mouvement. On n’a plus à rester enfermer dans l’être, on est dans la traversée, en route pour quelque part.




James Whistler, The Lagoon, Venice: Nocturne in Blue and Silver