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Vide-poche : Kiki Dimoula

Elle était l’une des grandes voix de la poésie grecque contemporaine, elle s’est éteinte il y a quinze jours. Kiki Dimoula, dans un discours sur la poésie, a proposé cette image du poème (je m’essaie pour la première fois à la traduction de cette belle langue grecque que j’apprends non sans mal ni douleurs) :


« Tu marches dans un désert. Tu entends un oiseau chanter. Même s’il est très improbable qu’un oiseau soit ainsi en l'air dans le désert, toi, pourtant, tu es obligé de lui fabriquer un arbre. C’est cela le poème. »
Kiki Dimoula


“Βαδίζεις σε μιαν έρημο. Ακούς ένα πουλί να κελαηδάει. Όσο κι αν είναι απίθανο να εκκρεμεί ένα πουλί μέσα στην έρημο, ωστόσο εσύ είσαι υποχρεωμένος να του φτιάξεις ένα δέντρο. Αυτό είναι το ποίημα”.

Κική Δημουλά



Tableau d'Anselm Kiefer

e. e. cummings, "who are you, little i"


Les poèmes ne sont pas toujours là où on les attend. A vingt-deux ans, je me retrouve sur une petite route d’Irlande au milieu de nulle part à discuter avec un Américain qui me parle entre autres choses de son poète préféré, e. e. cummings, un type qui n’aime pas les majuscules. Il me récite un de ses poèmes en attendant qu’une voiture passe (et si possible s’arrête).
A la ville suivante (une voiture étant passée), je trouve une bonne librairie – à cette époque-là, on en trouvait encore dans les îles britanniques. Et j’achète un recueil de ce type sans majuscules.



who are you, little i

(five or six years old)
peering from some high

window; at the gold

of november sunset

(and feeling that: if day
has to become night

this is a beautiful way)

qui es-tu, petit je

(cinq ou six ans)
qui regarde du haut

d’une fenêtre ; l’or d’un

soleil couchant de novembre

(et qui trouve que : si le jour
doit devenir nuit

cette manière-là est vraiment belle)



[Traduction © Murièle Camac]


Photo Vivian Maier
  

Vide-poche : Anna Maria Ortese


M'ont frappée ces propos que la romancière et poète italienne Anna Maria Ortese tient dans un entretien (daté de 1977) au sujet de l’écriture et de la lecture. On compare souvent ces dernières à une forme de voyage spirituel ; elle en fait au contraire le moment où on « rentre à la maison ».
J’aime beaucoup aussi le fait qu’elle considère ces deux activités comme une seule et même expérience de vie. Ce qui compte, ce n’est pas l’acte lui-même (lire ou écrire) ; c’est la manière dont il est effectué : « réellement, pour soi ».


« — Quelle idée – littérature à part – te fais-tu, ou t’es-tu fait, de l’être humain ?
— D’un être vivant dans un endroit qui n’est pas à lui. »
...
« Ecrire, c’est chercher le calme, et parfois le trouver. C’est rentrer à la maison. De même que lire. Qui écrit ou lit réellement, c’est-à-dire seulement pour soi, rentre à la maison ; il est bien. Qui n’écrit ou ne lit jamais, ou bien seulement sur commande – pour des raisons pratiques – est toujours hors de la maison, même s’il en a beaucoup. C’est un pauvre, et il rend la vie plus pauvre. »


« — Che idea – letteratura a parte – ti fai, o ti sei fatta, dell’uomo?
— Di uno che vive in un posto non suo. »
...
« Scrivere è cercare la calma, e qualche volta trovarla. È tornare a casa. Lo stesso che leggere. Chi scrive o legge realmente, cioè solo per sé, rientra a casa; sta bene. Chi non scrive o non legge mai, o solo su comando – per raggioni pratiche – è sempre fuori casa, anche se ne ha molte. È un povero, e rende la vita più povera. »

« Un’intervista all’autrice », in L’Iguana, Adelphi, 1986


[Traduction © Murièle Camac]


Vermeer, La ruelle

Un poème de Toni Morrison



La critique littéraire américaine et européenne s’interroge régulièrement pour savoir qui est, qui sera le grand romancier américain de notre époque, le grand peintre contemporain de l’Amérique (ô classements !). Philip Roth, Cormac McCarthy, Thomas Pynchon, Jonathan Franzen ? un autre ? voire une autre, peut-être ?

Pour moi, sans aucun doute possible, c’est Toni Morrison qui est – puisqu’il faut parler au masculin – le grand romancier américain de notre époque.

Et elle est aussi un grand poète, une grande poète : tous ses romans sont en réalité des poèmes en prose. Il lui arrive d’ailleurs parfois d’écrire en vers.
Home, son dernier roman, s’ouvre ainsi :



Whose house is this?
Whose night keeps out the light
In here?
Say, who owns this house?
It’s not mine.
I dreamed another, sweeter, brighter
With a view of lakes crossed in painted boats;
Of fields wide as arms open for me.
This house is strange.
Its shadows lie.
Say, tell me, why does its lock fit my key?

Toni Morrison, Home, 2012





A qui est cette maison ?

A qui est la nuit qui chasse la lumière
D’ici ?
Dis, à qui appartient cette maison ?
Ce n’est pas la mienne.
J’ai rêvé d’une autre, plus douce, plus claire,
Avec vue sur des lacs sillonnés de bateaux peints ;
Sur des champs larges comme des bras ouverts pour moi.
Cette maison est étrange.
Ses ombres mentent.
Dis, dis-moi, pourquoi sa serrure correspond-elle à ma clé ?

Traduction Murièle Camac


Photo Diane Arbus

Une traduction : deux poèmes de Robert Graves


Robert Graves est un étrange personnage, un excentrique comme seule l’indispensable Grande-Bretagne semble capable d’en fournir. Tour à tour soldat dévoué, traumatisé de la Grande Guerre, adorateur de la Grande Déesse, séducteur soumis, exilé volontaire sur l’île de Majorque, centre d’une troupe d’admirateurs toujours renouvelée, écrivain prolixe jamais angoissé devant la page blanche ; et aussi père de huit enfants.

Ce n’est pas un grand poète, sans doute, mais c’est un bon poète.

Les plus accessibles de ses textes sont ses poèmes d’amour, délicats et jamais mièvres. En voici deux; pour le premier, plus court, j'ai essayé dans la mesure du possible de reproduire le vers rimé et rythmé.




Aimez sans espoir

Aimez sans espoir, comme le jeune oiseleur
Enleva son chapeau pour la fille du seigneur :
Ainsi s’échappèrent les alouettes prisonnières,
Elles chantaient autour d’elle, qui cheminait altière.


Love Without Hope

Love without hope, as when the young bird-catcher
Swept off his tall hat to the Squire's own daughter,
So let the imprisoned larks escape and fly,
Singing about her head, as she rode by.




Amour malade

Ô Amour, nourris-toi de pommes tant que tu le peux,
Sens le soleil, chemine vêtu d’atours royaux,
Sourire innocent sur la chaussée céleste,

Même si horrifié tu écoutes aussi le cri
Qui lugubre fuse dehors dans le noir,
La bête aveugle et muette, la furie paranoïaque :

Aie chaud, profite de la saison, relève la tête,
Si exquise au rythme de son sang corrompu,
Cette gloire tremblante n’est pas à mépriser.

Prends ton plaisir dans le temporaire,
Marche dans l’espace entre nuit et nuit – un chemin lumineux,
Qui a de la tombe l’étroitesse, mais non la paix.


Sick Love 

O Love, be fed with apples while you may,
And feel the sun and go in royal array,
A smiling innocent on the heavenly causeway,

Though in what listening horror for the cry 
That soars in outer blackness dismally, 
The dumb blind beast, the paranoiac fury:

Be warm, enjoy the season, lift your head, 
Exquisite in the pulse of tainted blood, 
That shivering glory not to be despised.

Take your delight in momentariness, 
Walk between dark and dark—a shining space 
With the grave’s narrowness, though not its peace.

Traduction © Murièle Camac


Tableau d'Edouard Munch

Une traduction : deux poèmes de Theodore Roethke


Comme beaucoup d’autres, avant de me mettre à vraiment poétiser moi-même, j’ai fait mes premiers essais (connu mes premiers bonheurs) grâce à la traduction.
Voici un auteur américain du milieu du 20e siècle, peu connu en France : Theodore Roethke, poète des floraisons excessives sous les serres, des tiges coupées, du pourrissement organique qui nourrit la terre et les hommes.




Tailles

Des tiges assoupies dodelinent sur un terreau sucré,
Leur fourrure brindille, compliquée, sèche ;
Pourtant les boutures délicates continuent à amadouer l’eau ;
Les petites cellules gonflent ;

Un noyau de croissance
Pousse du nez une miette d’humus ;
A travers une enveloppe moisie
Pointe une pâle corne vrillée.

 

Tailles, plus tard

Ce désir, cette lutte, cette résurrection des branches sèches,
Des tiges coupées qui s’évertuent à reprendre pied,
Quel saint aura fourni un tel effort,
Se sera dressé sur des membres ainsi mutilés pour vivre à nouveau ?

Je les entends, sous la terre, sucer et sangloter,
Dans mes veines, dans mes os je le sens –
Les eaux ténues qui remontent,
Les grains serrés qui s’écartent enfin.
Quand les germes font surface,
Glissants comme des poissons,
Je vacille, je tends aux commencements, moite de mon enveloppe.


Traduction © Murièle Camac



"From below", photo Michael McCarthy