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Deux petits poèmes de Yannis Ritsos


Après l’Irlande, un autre pays mythique – un autre amour, une autre mer, une autre vie : la Grèce, mal en point ces temps-ci (mais elle en a vu d’autres, elle se relèvera).
Et un grand poète : Yannis Ritsos.


Le cyclamen

Petit oiseau couleur de rose, attaché par un fil
avec ses ailes enroulées volette dans le soleil,

Et si tu le regardes une fois, il te sourira
et si tu le regardes deux fois ou trois, tu te mettras à chanter.



Ne pleure pas sur la Grèce

Ne pleure pas sur la Grèce – quand elle est près de fléchir
Avec le couteau sur l’os, avec la laisse sur la nuque,

La voici qui déferle à nouveau, s’affermit et se déchaîne
pour terrasser la bête avec la lance du soleil.


Dix-huit petites chansons de la patrie amère, traduit par Anne Personnaz,
éditions Bruno Doucey, 2012


Alexandre Calder, Soleil rouge

Un poème d'Antonio Machado: "He andado muchos caminos" (texte espagnol et traduction)

Je connais très peu, très mal, avouons-le, Antonio Machado ; mais les quelques poèmes de lui que je connais, ils m’accompagnent depuis très longtemps. Je les ai assimilés très intimement, comme une incantation, comme une formule parfaite et mystérieuse, comme une fable de La Fontaine qu’on apprend par cœur, à huit ans, sans comprendre tous les mots. En fait, comme une chanson : car je connais Antonio Machado à travers la mise en musique qu’en a faite Joan Manuel Serrat, chanteur-compositeur catalan, voix puissante*.

Rendons hommage aux cours d’espagnol : c’est au collège, grâce à mon professeur, que j’ai entendu pour la première fois le poème « La Saeta » dans la magnifique version de Joan Manuel Serrat. J’ai rapidement oublié le nom du chanteur aussi bien que celui du poète, mais il faut croire que l’expérience m’avait marquée car cinq ou six ans plus tard, à Madrid, traînant seule dans une librairie, j’ai réentendu la chanson, et j’ai été saisie au point d’aller demander au libraire quel était ce disque qu’il passait. Désormais, c’est l’un de mes disques fétiches.

Je donne ici non pas « La Saeta » mais un autre de mes poèmes/chansons préférés, « He andado muchos caminos », suivi de sa traduction.


*[Disque Dedicado a Antonio Machado, poeta, Zafiro/Novola, 1969]

 
He andado muchos caminos,
he abierto muchas veredas;
he navegado en cien mares,
y atracado en cien riberas.

En todas partes he visto
caravanas de tristeza,
soberbios y melancólicos
borrachos de sombra negra,

y pedantones al paño
que miran, callan, y piensan
que saben, porque no beben
el vino de las tabernas.

Mala gente que camina
y va apestando la tierra...

Y en todas partes he visto
gentes que danzan o juegan,
cuando pueden, y laboran
sus cuatro palmos de tierra.

Nunca, si llegan a un sitio,
preguntan a dónde llegan.
Cuando caminan, cabalgan
a lomos de mula vieja,

y no conocen la prisa
ni aun en los días de fiesta.
Donde hay vino, beben vino;
donde no hay vino, agua fresca.

Son buenas gentes que viven,
laboran, pasan y sueñan,
y en un día como tantos,
descansan bajo la tierra.


Extrait de Solitudes,
traduction Sylvie Léger et Bernard Sesé (Poésie Gallimard)

II

J’ai connu beaucoup de chemins,
j’ai tracé beaucoup de sentiers,
navigué sur cent océans
et accosté à cent rivages.

Partout j’ai vu
des caravanes de tristesse,
de fiers et mélancoliques
ivrognes à l’ombre noire

et des cuistres, dans les coulisses,
qui regardent, se taisent et se croient
savants, car ils ne boivent pas
le vin des tavernes.

Sale engeance qui va cheminant
et empeste la terre…

Et partout j’ai vu
des gens qui dansent ou qui jouent,
quand ils le peuvent, et qui labourent
leurs quatre empans de terre.

Arrivent-ils quelque part,
jamais ils ne demandent où ils sont.
Quand ils vont cheminant, ils vont
sur le dos d’une vieille mule ;

ils ne connaissent point la hâte,
pas même quand c’est jour de fête.
S’il y a du vin, ils en boivent,
sinon ils boivent de l’eau fraîche.

Ce sont de braves gens qui vivent,
qui travaillent, passent et rêvent,
et qui un jour comme tant d’autres
reposent sous la terre.


 Photo Henri Cartier-Bresson

Une chanson de Brassens: "Supplique pour être enterré en plage de Sète"

Quand j’y pense, je crois que mes premiers contacts réels, émus, avec la poésie, c’est en grande partie à Brassens que je les dois. J’ai découvert la poésie – découvert vraiment, compris sa puissance – assez tard, à seize ans, avec Baudelaire, en cours de français ; mais l’amour de la chanson, je l’ai toujours eu, et avec Brassens, aimer la chanson, c’était aimer la poésie.
Ça, par exemple, c’est quand même quelque chose – et ça tient bon même quand on enlève la musique :


Supplique pour être enterré en plage de Sète

La Camarde qui ne m'a jamais pardonné
D'avoir semé des fleurs dans les trous de son nez
Me poursuit d'un zèle imbécile
Alors cerné de près par les enterrements
J'ai cru bon de remettre à jour mon testament
De me payer un codicille

Trempe dans l'encre bleue du Golfe du Lion
Trempe, trempe ta plume, ô mon vieux tabellion
Et de ta plus belle écriture
Note ce qu'il faudrait qu'il advînt de mon corps
Lorsque mon âme et lui ne seront plus d'accord
Que sur un seul point, la rupture

Quand mon âme aura pris son vol à l'horizon
Vers celle de Gavroche et de Mimi Pinson
Celles des titis, des grisettes
Que vers le sol natal mon corps soit ramené
Dans un sleeping du Paris-Méditerranée
Terminus en gare de Sète

Mon caveau de famille, hélas, n'est plus tout neuf
Vulgairement parlant, il est plein comme un œuf
Et d'ici que quelqu'un n'en sorte
Il risque de se faire tard et je ne peux
Dire à ces braves gens : poussez-vous donc un peu
Place aux jeunes en quelque sorte

Juste au bord de la mer à deux pas des flots bleus
Creusez si c'est possible un petit trou moelleux
Une bonne petite niche
Auprès de mes amis d'enfance, les dauphins
Le long de cette grève où le sable est si fin
Sur la plage de la corniche

C'est une plage où même à ses moments furieux
Neptune ne se prend jamais trop au sérieux
Où quand un bateau fait naufrage
Le capitaine crie : "Je suis le maître à bord
Sauve qui peut, le vin et le pastis d'abord
Chacun sa bonbonne, et courage"

Et c'est là que jadis à quinze ans révolus
A l'âge où s'amuser tout seul ne suffit plus
Je connus la prime amourette
Auprès d'une sirène, une femme-poisson
Je reçus de l'amour la première leçon
Avalai la première arête

Déférence gardée envers Paul Valéry
Moi l'humble troubadour sur lui je renchéris
Le bon maître me le pardonne
Et qu'au moins si ses vers valent mieux que les miens
Mon cimetière soit plus marin que le sien
Et n'en déplaise aux autochtones

Cette tombe en sandwich entre le ciel et l'eau
Ne donnera pas une ombre triste au tableau
Mais un charme indéfinissable
Les baigneuses s'en serviront de paravent
Pour changer de tenue et les petits enfants
Diront : chouette, un château de sable

Est-ce trop demander – sur mon petit lopin
Plantez, je vous en prie, une espèce de pin
Pin parasol de préférence
Qui saura prémunir contre l'insolation
Les bons amis venus faire sur ma concession
D'affectueuses révérences

Tantôt venant d'Espagne et tantôt d'Italie
Tous chargés de parfums, de musiques jolies
Le Mistral et la Tramontane
Sur mon dernier sommeil verseront les échos
De villanelle un jour, un jour de fandango
De tarentelle, de sardane

Et quand prenant ma butte en guise d'oreiller
Une ondine viendra gentiment sommeiller
Avec moins que rien de costume
J'en demande pardon par avance à Jésus
Si l'ombre de ma croix s'y couche un peu dessus
Pour un petit bonheur posthume

Pauvres rois pharaons, pauvre Napoléon
Pauvres grands disparus gisant au Panthéon
Pauvres cendres de conséquence
Vous envierez un peu l'éternel estivant
Qui fait du pédalo sur la vague en rêvant
Qui passe sa mort en vacances


Henri Matisse : Icare (série Jazz)