Leslie Kaplan: "Toute ma vie j’ai été une femme"


C’est du théâtre mais c’est aussi de la poésie. Extrait d'un texte à la fois drôle et déconcertant de Leslie Kaplan.


toute ma vie j’ai été une femme
une femme
toute ma vie
est-ce que cette phrase me semble bizarre ?
non
parfois
parfois elle me semble bizarre
toute ma vie
j’ai été
une femme

comment tu peux dire une phrase pareille
toute ta vie tu as été une femme
comment tu peux dire ça

je la dis, c’est tout

mais tu ne te rends pas compte
comment tu peux dire ça
tranquillement

c’est pas sûr que je le dise tranquillement

tu dis cette phrase
tranquillement
sinon tu serais en train de grimper aux murs

aux murs ?

oui, aux murs
tu ne peux pas dire cette phrase
« toute ma vie j’ai été une femme »

je ne peux pas la dire ? je ne peux pas la dire ?
eh bien si, je la dis
toute ma vie j’ai été une femme
je le dis

si tu dis cette phrase
si tu dis cette phrase

alors, quoi, si je dis cette phrase

si tu dis cette phrase
on ne peut pas te comprendre

on ne peut pas comprendre cette phrase ?

j’ai dit, On ne peut pas te comprendre

je ne comprends pas

tu ne comprends pas quoi

ce que tu dis
je ne comprends pas ce que tu dis

je pense que tu ne te comprends pas
toi-même

c’est vrai
je ne me comprends pas moi-même
toute ma vie j’ai été une femme
cette phrase est immense

immense ?
  
(…)
Leslie Kaplan, Toute ma vie j’ai été une femme, P.O.L., 2008


Ana Mendieta, Silueta


Une critique de "Rester debout au milieu du trottoir", de Murièle Modély


Murièle Modély, dont nous avons suivi ici les débuts avec Penser maillée puis A la lettre, poursuit son chemin poétique avec la parution, tout récemment, de Rester debout au milieu du trottoir, recueil illustré par des photographies de Bruno Legeai.
On y retrouve son style tendu, son souffle court. On y retrouve ses images crues et cruelles. Et ses vies difficiles : ici, celle d’une « fille mauvaise », d’une femme perdue, prostituée, « pilonnée ». Cuisine, chambre, café miteux, « jungle » ou bien gare d’où l’on ne part pas : les lieux changent mais pas le dégoût. Le passé qui ressemble à un cauchemar paraît tout contaminer. « Se souvenir ne mène à rien », on fait du sur place.
En réalité, c’est faux : on avance. Le recueil est composé de deux parties : une suite de textes assez courts aux titres étranges, où se meuvent « elle » et « il » ; puis, à la fin, un long texte en italique et sans titre. C’est sans doute cette dernière partie qui donne tout son sens à l’ensemble. De la « fille mauvaise » on passe à « ma mère » – mère mauvaise – et des résonances troublantes se font alors entendre. Mais rien ne sera élucidé. Le mystère est plus épais à la fin qu’au commencement, et les derniers mots ne font que le renforcer.


Le nom des choses


la putain
Tout le monde l’appelle comme ça

L’homme à la moustache
accoudé au comptoir
Le serveur le patron
La femme qui lui ressemble
comme deux gouttes d’eau
dans le miroir
La petite fille qui joue
dans l’arrière-cour
Le chat qui miaule
près des poubelles
La mouche immobile
sur un bras son père
sa mère tout le monde
dit ça

Pas lui
Il dépèce le mot
pour trouver l’os qui craque
entre les incisives



Murièle Modély, Rester debout au milieu du trottoir, éditions Contre-Ciel, 2014

Vide-poche : le peintre Bernard Frize


 « L’œuvre d’art donne une forme au chaos, non pas parce qu’elle révélerait une signification cachée du monde. La forêt est plus ou moins dense pour chacun d’entre nous, mais nous cherchons tous un chemin pour la traverser. »

Lu lors de l'exposition « Hello, my name is Bernard Frize », à la galerie Perrotin, à Paris.


©  Bernard Frize

Un poème-vidéo de Camille Henrot


Le saviez-vous ? Le lion d’argent à la dernière biennale d’art de Venise, en 2013, a récompensé de la poésie.

Bon, officiellement, c’est une vidéo qui a été récompensée : celle de la Française Camille Henrot intitulée Grosse fatigue. Elle est visible en ce moment à la galerie Kamel Mennour à Paris.

Mais ce qui fait réellement tout l’intérêt de cette vidéo, ce qui fait qu’elle fonctionne pour la spectatrice (ou le spectateur) (et contrairement à tant d’autres vidéos « d’art » d’un ennui abyssal, que personne d’ailleurs ne s’arrête longtemps à regarder), c’est la bande-son : un long poème sur la création du monde, scandé « en spoken word » (dixit la fiche explicative), et accompagné d’une musique entêtante. Grâce à ces mots psalmodiés, qu’on entend sans les comprendre tous mais qui imprègnent peu à peu notre esprit comme une litanie religieuse, les images prennent sens et réussissent à intriguer, à capter l’attention. La création du monde (cette grosse fatigue) se déroule alors devant nos yeux, parce qu’elle se dit dans nos oreilles.

Alors moi, je déclare que c’est la poésie qui a gagné le lion d’argent à Venise.



In the beginning there was no earth, no water – nothing. There was a single hill called Nunne Chaha.
In the beginning everything was dead.
In the beginning there was nothing; nothing at all. No light, no life, no movement no breath.
In the beginning there was an immense unit of energy.
In the beginning there was nothing but shadow and only darkness and water and the great god Bumba.
In the beginning were quantum fluctuations.
In the beginning, the universe was a black egg where heaven and earth were mixed together.
In the beginning there was an explosion.
In the beginning, a dark ocean washed on the shores of nothingness and licked the edges of Night.

Extrait de Grosse fatigue,
Camille Henrot en collaboration avec Jacob Bromberg




Au commencement il n’y avait ni terre, ni eau – il n’y avait rien. Il y avait une petite colline nommée Nunne Chaha.

Au commencement tout était mort.
Au commencement il n’y avait rien, rien du tout. Pas de lumière, pas de vie, pas de mouvement, pas de souffle.
Au commencement il y avait un immense bloc d’énergie.
Au commencement il n’y avait que de l’ombre, que de l’obscurité et de l’eau, et le grand dieu Bumba.
Au commencement il y avait des variations quantiques.
Au commencement, l’univers était un œuf noir où le ciel et la terre étaient mêlés.
Au commencement il y eut une explosion.
Au commencement, un océan noir roulait sur les côtes du néant et léchait les bords de la Nuit.

Traduction Paul Laborde

Extrait vidéo de Camille Henrot

Vide-poche : Henri Cartier-Bresson

"C'est par les yeux que je comprends les choses",
dit Cartier-Bresson dans l'exposition qui lui est consacrée au Centre Pompidou.

Et nous aussi, à travers son regard, nous comprenons les choses. Nous voyons.

Juste une petite réserve sur cette grande rétrospective : ma photo préférée de lui n'y est pas... C'est celle-ci. Totalement fascinante. Non ?

Cartier-Bresson : Espagne, Alicante, 1933