Breaking news

Désormais, mon blog va ralentir le rythme (déjà que). L’ambition est de publier moins, et de façon irrégulière.

C’est un événement qui mérite d’être mis en alexandrins classiques.

 

 

 

Nul besoin d’évoquer ici Gog et Magog ;

Car je n’annonce pas, certes, l’apocalypse,

Pas même, au vrai, la fin de ce modeste blog.

Pas de quoi donc graver la chose dans le gypse.

Le blog n’est plus en vogue : au revoir, bonne nuit.

Car c’est un fait, non ? Sans être sociologues

On peut tous constater que les gens aujourd’hui

Lisent moins ces fameux journaux virtuels, les blogues.

 

Moi pareil, j’en lis moins, et j’en écris itou.

Je ne m’arrête pas, je flemmarde, c’est tout.



Diane Keaton dans Annie Hall de Woody Allen


Vide-poche : Pierre Bergounioux

Pierre Bergounioux sur Le Capital de Karl Marx :

 

« Il y a deux sortes de livres : les bons et les autres. Et ce qui fait la vertu des bons, c’est qu’après qu’on les a lus, le monde n’est plus le même. Le monde réside en partie dans l’idée que je m’en fais. Si cette idée change, le monde a changé. »

 

Entendu sur France Culture, dans l’émission Dans l’antre du Capital sur Karl Marx (podcast du 26/09/2020)

 

 

Léon Spilliaert, Autoportrait

Sophie Martin, le recueil "Classés sans suite"

Sophie Martin s’appelle Sophie Martin : le nom de madame Tout-Le-Monde. Pierre Tisserant, lui, a un nom de tisserand : un nom louche d’artisan, d’artiste du tissu, d’ouvrier du texte. Comme par hasard, il bosse dans le livre. Un homme « de papier », quoi.

Est-ce une très bonne idée que madame Tout-Le-Monde tombe amoureuse de monsieur Textuel ? Bien sûr que non. C’est donc ce qui arrive. Car l’amour, ce n’est pas rationnel, ça ne se commande pas.

Sophie Martin n’aurait pas dû tomber amoureuse de Pierre Tisserant, Sophie Martin n’aurait pas dû écrire en vers mais en prose, pas dû faire de la poésie mais un roman.

Pour notre bonheur, elle a fait tout ce qu’elle n’aurait pas dû faire. On rigole, on se régale. On s’émeut, on s’amuse. On lit.

 

 

 

A présent nous étions dehors
Les pieds au bord de l’ombre courte de l’immeuble
Nous nous habituions à la clarté
Il remarqua : Ah vous fumez
— Parfois
Le laconisme est un des agréments du tabac
— Parce qu’on ne dirait pas
À vous voir
Qu’est-ce qu’on dirait à me voir
Voilà ce qu’il serait intéressant d’apprendre, pensais-je
Voilà ce sur quoi, chacun, nous avons peu de renseignements

Au fait notre affaire de vouvoiement, charmante, est bien ridicule
Et vice-versa
Nous nous sommes engagés ainsi et nous n’avons rien fait pour en sortir
Nous n’avons su échanger ni numéro de téléphone ni mail
Héloïse Pillayre, une amie, me disait Cette histoire
Dont tu fais un poème — Une sorte, à peine
— Tu ferais mieux d’écrire une comédie
Tu l’appellerais 
Les deux empotés

 

Sophie Martin, Classés sans suite, Flammarion, 2020

 

William Eggleston, "Paris"


Un poème de Jean Le Boël

Jean Le Boël, l’éditeur de la maison Henry, écrit, loin de la foule déchaînée, une poésie lyrique et humaniste qui vise à pouvoir être entendue de tous : et très certainement elle l’est en effet. Il est réconfortant de voir que le prix Mallarmé 2020 lui a été décerné pour son très beau recueil jusqu’au jour : reconnaissance bien méritée pour un travail de grande qualité, et de longue haleine.

 

 

c’est les autres qui nous nomment

nous n’avons pas de nom à déclarer

un être en nous est tapi

qui survit à toute lumière

qui n’attend plus

qui croit fuir les mirages

où certains s’égarent

il est absence à soi

il ne voudrait que donner

tant il a perdu

 

Jean Le Boël, jusqu’au jour, éditions Henry, 2020

 

 

Albert Bitran, Arcade


Vide-poche : Giorgio Agamben

Parfois, je me sens archaïque.

Parfois, récente.

Mais très rarement contemporaine.

Est-ce un signe ? Et de quoi ?



« La contemporanéité s’inscrit, en fait, dans le présent en le signalant avant tout comme archaïque, et seul celui qui perçoit dans les choses les plus modernes et les plus récentes les indices ou la signature de l'archaïsme peut être un contemporain. Archaïque signifie proche de l’arkè, c’est-à-dire de l’origine. Mais l’origine n’est pas seulement située dans un passé chronologique : elle est contemporaine du devenir historique et ne cesse pas d’agir à travers lui, tout comme l’embryon continue de vivre dans les tissus de l’organisme parvenus à maturité, et l’enfant dans la vie psychique de l’adulte. »

 

Giorgio Agamben, « Qu’est-ce que le contemporain », in Nudités, Payot & Rivages, 2009

 

 

Chorégraphie de Hofesh Shechter. Voir aussi en vidéo par exemple ici (et surtout, si possible, voir en vrai)


 


Vide-poche : Giorgio Agamben

Parfois, je me trouve un peu bête.

Heureusement, il existe un remède : lire Agamben.

 

 

« C’est sur cette autre et plus obscure face de la puissance que préfère agir aujourd’hui ce pouvoir qui se définit ironiquement comme ‘démocratique’. Il sépare les hommes non pas tant de ce qu’ils peuvent faire, mais avant tout de ce qu’ils peuvent ne pas faire. Séparé de son impuissance, privé de l’expérience de ce qu’il peut ne pas faire, l’homme contemporain se croit capable de tout et répète son jovial « pas de problème » et son irresponsable « ça peut se faire » au moment précis où il devrait plutôt se rendre compte qu’il a été assigné de manière inouïe à des forces et à des processus sur lesquels il a perdu tout contrôle. Il est devenu aveugle, non à ses capacités, mais à ses incapacités, non à ce qu’il peut faire, mais à ce qu’il ne peut pas ou peut ne pas faire. 

 

D’où la confusion définitive, de nos jours, des métiers et des vocations, des identités professionnelles et des rôles sociaux, qui sont tous incarnés par un figurant dont l’arrogance est inversement proportionnelle au caractère fragile et provisoire de son numéro. L’idée que chacun puisse faire ou être indistinctement chaque chose, le doute que non seulement le médecin qui m’examine pourrait se faire demain artiste vidéo, mais aussi que le bourreau qui est sur le point de me tuer est déjà en réalité, comme dans Le Procès de Kafka, un chanteur d’opéra, ne sont que le reflet de la conscience que tout un chacun se plie simplement à la flexibilité qui se trouve être désormais la première qualité que le marché exige de tous. 

 

Rien ne nous rend plus pauvres et moins libres que la séparation de notre impuissance. »

 

Giorgio Agamben, Nudités, Payot & Rivages, 2009

 


Edward Hopper, Eleven a.m.
Edward Hopper, Eleven a.m.

Anne Houdy : le recueil "mes jacques"

C'est la rentrée littéraire ! il paraît. Et bien sûr ce n'est pas de ça que je vais parler. De toute façon je ne veux pas vraiment parler. Plutôt, je veux juste penser à ce que c'est que lire, dans une vie. Comme ça élargit la vie d'un coup, quand on tombe amoureuse d'un livre. Comme ça occupe la vie. Mais sans l'encombrer, en gardant la faim intacte. C'est une amitié, c'est un amour, c'est un livre.

 

Anne Houdy fait vivre ça dans mes jacques. Dans mes jacques, une femme écrit aux livres dont elle est tombée amoureuse. Enfin, comme elle ne peut pas leur écrire directement (un livre, ça ne lit pas), elle écrit à tous les hommes qui les ont écrits. Ils s’appellent tous Jacques. Et même, Jacques Rebotier. Elle invente en fait une « altrofiction », comme le remarque le postfacier poète qui s’appelle également Jacques Rebotier.

 

Elle s’en fait tout un film, de ses jacques, ou plutôt tout un théâtre. Elle s’en fait des pages, numérotées n’importe comment. Et c’est vraiment très drôle. Inventif. Intelligent. Dégourdi. Vraiment très, très bien, ce petit livre. On en tomberait facilement amoureuse.

 

 

 

 

Des Jacques j'en connais des centaines ! Vous n'êtes pas le premier ! T'es pas tout seul. Par exemple, je connais très bien Jacques Audiberti. Jacques Tardi, Tati, Toubon, tout ça... Attali, t'as pas lu. Toi t'as pas lu au lit Attali. En vrai t'as rien lu. Tu lis que toi. Tu lis que toi. Que toi. Que toi ! Oui c'est vrai, j'ai lu vos livres... Mais faut pas croire que j'ai pris mon pied à chaque fois. Jacques, j'ai découvert un nouvel auteur que j'aime beaucoup. Je tairai son nom pour ne pas vous, te, blesser. J'ai de nouveaux projets d'écriture et vous et tu n'en fais plus partie. En plus, vous n'êtes pas si beau que ça.

 

Anne Houdy, mes jacques. Lettres à Jacques Rebotier, Harpo &, 2020

 

 

 

Andy Warhol, Nine Jackies

 

Pierre Peuchmaurd, le recueil "Le Secret de ma jeunesse"


Mais pourquoi je ne l’avais pas lu avant, Pierre Peuchmaurd ? On ne peut pas tout lire. Mais pourquoi les gens (ceux qui s’y connaissent) n’en parlent pas plus, n’insistent pas plus pour dire « Lisez-le ! » ? Vu qu’on ne peut pas tout lire et que si les gens (ceux qui s’y connaissent) n’insistent pas assez, eh bien on se dit qu’on va lire plutôt autre chose.

En tout cas moi, Murièle Camac, j’insiste : lisez-le ! – si vous ne l’avez pas déjà fait. Si vous avez été plus maline et rapide que moi, bravo.

Les poèmes du Secret de ma jeunesse sont courts et pleins d’horizons inattendus qui s’ouvrent à chaque vers. Dire qu’ils relèvent d’un certain surréalisme serait correct mais réducteur, car jamais ils n’oublient le réel. Peuchmaurd ne cherche pas une réalité autre, il déverrouille la vie et la déploie à l’intérieur de quelques rares mots qui portent. On la reconnaît : c’est elle ! c’est la vie.

Un exemple de pourquoi il faut le lire, avec deux vers tirés du poème « printemps » : « J’allais meuglant, des crics / dans le gosier, au printemps ». Pourquoi ces deux vers me ravissent ? Mon premier mouvement, dans le contexte, était de lire « cris » – « des cris dans le gosier » – ce qui serait logique, mais ennuyeux : bof. Mais l’auteur ne m'a fait craindre le pire (l’ennui de lire le mot « cris » ici) que pour mieux me saisir par un mot qui à la fois ne colle pas du tout et est exactement celui qu’il faut, « crics ». Ce sont des « crics » qu’il a dans le gosier, des cris qui n’arrivent pas à percer (trop excité) et s’arrêtent à un crissement, des « cric-cric » de criquet au printemps, des meuglements de sauterelle, tout un univers de cris inattendus, jamais entendus auparavant. Ce sont des outils à soulever qu’il a dans le gosier : des mots, de vrais mots de poème, qui me soulèvent. M'enlèvent, me ravissent.
Même si la fin du poème remet les choses à plat : « Rien à soulever, les crics ». Et c'est ce qui me va, aussi.



 
les déjeuners sur l’herbe

[…]

On déjeunait d’olives et de sentiments
à l’ombre d’un vieux rocher
et tu te demandais
s’il existait de jeunes rochers
Je ne savais pas je ne savais pas
je regardais ta bouche te poser des questions
à voix haute, dans l’été

Il y avait bien des rats des requins des retours
dans des rais de lumière
mais ça ne comptait pas
On avait soif aux fontaines
faim juste avant la chasse
et le plaisir
coulait de sources inversées,
librement inversées

[…]

Pierre Peuchmaurd, Le Secret de ma jeunesse, éditions Pierre Mainard, 2019


© Pipilotti Rist, The tender room

Note de lecture : "La Nageuse desossée" de Linda Maria Baros


Linda Maria Baros possède une qualité qu’on trouve assez rarement dans la poésie francophone contemporaine : une vraie cruauté. Pas cruauté au sens de sadisme égocentré, mais au sens où l’entend Antonin Artaud, comme le contraire du confort et de l’inertie. Linda Maria Baros est franco-roumaine, et il me semble – je me trompe peut-être – que cela relève d’une sensibilité littéraire assez caractéristique de l’Europe de l’Est. Je pense par exemple à Kafka, à Dostoïevski, à Agota Kristof…

La cruauté littéraire est une force de décentrement. Elle nous oblige à bouger, sursauter, sauter, nous écarter, regarder – et fuir peut-être. C’est une forme de folie, comme le confirment dans ce livre plusieurs allusions à l’hôpital et à la psychiatrie. Mais, transmutée ici en visions surréalistes, cette cruauté déglingue constitue une porte d’accès possible à des sphères inconnues, à un sens qui nous échappe de toute façon mais dont on peut au moins sentir, dans la douleur, la présence.

Chez Apollinaire, on trouvait des « nageurs morts » portés par la Voie lactée « vers d’autres nébuleuses ». Chez Linda Maria Baros, on a une nageuse désossée, elle aussi parcourant d’indésignables nébuleuses. (On entrevoit aussi des hommes qui « passent le pont Mirabeau »). Qui est cette « grande nageuse » perdue, quêtée, suivie, découpée en morceaux, désossée, perdue ? Qui sont ces nageuses qui se déplacent souvent en bandes ? (« D’immenses volées de nageuses passent dans le ciel »). On pourrait essayer de répondre « la poésie », bien sûr, mais ce serait certainement réducteur. C’est peut-être le sexe, peut-être la vie, peut-être la beauté. C’est une énigme : la nageuse est ce qu’on veut

Face à cette créature hybride et plurielle, on trouve un « je » et un « tu », tous deux masculins semble-t-il, peut-être identiques, ou peut-être pas. Ce sont eux qui procèdent au véritable désossage, qui est en réalité celui de la ville et de sa banlieue : « Tu passes le long / du boulevard comme parmi des carcasses de porc / accrochées dans un congélateur énorme ». Membre par membre, chapitre par chapitre, la ville est exposée : « Le macadam », « Les murs », « Les toits », « Les ponts », « Les souterrains », « Les banlieues », « Les voies périphériques ». Comment l'aborder, l'absorber autrement que par cet équarrissage ? Car réellement c’est énorme, une grande ville moderne, cela peut être à la fois terrifiant et exaltant. C’est un monstre. Est-ce qu’on s’en rend vraiment compte ? S’en souvient-on ? Quand on lit Linda Maria Baros, oui.

Voilà de la poésie qui laisse des marques. Il faudra que je relise ce recueil, dans six mois par exemple, mais il se pourrait bien qu’on ait là un livre vraiment important. Malheureusement pour lui, il est sorti en mars 2020, au début du confinement donc : il est grand temps aujourd’hui de le déconfiner et, à l’instar du locuteur de la Nageuse, de le faire descendre dans la rue.



Les gens sortent dans la rue en tranches fines

Chaque soir, je descends dans la rue
            et la rue s’enroule autour de moi
            comme le bandage sur la plaie.

Je passe le fleuve. Ses chiens infidèles
            me lèchent la main.
Par-dessous les ponts,
            coule la chair de mes ennemis,
                                    en grands quartiers, bleuâtres.

C’est ainsi que je marche à travers la ville,
                        comme un dieu paresseux et cruel.
Les rues s’enroulent, poisseuses,
                        l’une après l’autre, autour de moi,
et cet enroulement, c’est la ville même,
            sous les hardes militaires du matin.

Toujours plus mince, toujours plus lucide.
C’est ainsi que je marche à travers la ville.
Comme un doigt qui tourne dans la plaie,
                                                            qui l’élargit.

Linda Maria Baros, La Nageuse desossée, Le Castor astral, 2020

© Boris Mikhailov, Yesterday's sandwich

Le poème de Dan Pagis "Ecrit au crayon dans le wagon plombé"


C’est dans le très bon roman Le Monstre de la mémoire de l’Israélien Yishaï Sarid, paru cette année chez Actes Sud, que j’ai découvert ce poème extraordinaire. Je ne le connaissais pas. Je ne suis jamais allée à Jérusalem. Ces quelques lignes bouleversantes ont été reproduites au Mémorial de Yad Vashem dédié aux victimes de la Shoah. Leur auteur, Dan Pagis, est un survivant des camps de concentration.




Ecrit au crayon dans le wagon plombé

Suis Eve
Ici, dans ce convoi
Avec mon fils Abel
Si vous voyez mon premier-né
Caïn fils d’Adam
Dites-lui que je


Dan Pagis, extrait de « Wagon plombé », tiré du recueil Guilgoul inédit en français, 1970
(cité dans Le Monstre de la mémoire de Yishaï Sarid, 
traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Actes Sud, 2020)


Masaccio, chapelle Brancacci, Adam et Eve chassés du paradis (détail)


Mina Loy, le recueil "Il n’est ni vie ni mort"


De Mina Loy, on ne peut qu’admirer le choix courageux d’une vie libre pour une femme de son époque – l’indépendance d’esprit, la curiosité, les multiples expériences de vie et de création. Dans son œuvre, me retiennent particulièrement les poèmes satiriques, d’un impitoyable féminisme.



Le mariage réussi ou l’insipide histoire de Gina et Miovanni

[…] 

Le soir venu ils regardaient par leurs deux fenêtres
Miovanni par la fenêtre de sa bibliothèque
Gina par la fenêtre de sa cuisine
Au milieu des pots et des poêles
Où si gentiment il la gardait
Où si sagement elle s’occupait
Pots et poêles             elle y cuisinait
Toutes sortes de sialalogues
Certains disent            que ces heureuses femmes sont immatérielles

Arrivés à ce point nous pourrions nous passer d’elle
Gina étant femelle
Mais en fait elle était plus que cela
Un commencement                 un corrélatif
Une incitation à la réaction du mâle
Du tangible au transcendant
Un parfum irritant de sa fantaisie
Utile                Gina a ses habitudes
Conscience contente
Elle fleurissait dans l’Empyrée
D’où aucune femme bien-mariée ne revient jamais

[…]
Mina Loy, Il n’est ni vie ni mort. Poésie complète,
traduit par Olivier Apert, éditions Nous, 2017


Œuvre de Mina Loy : Clothesline Jesus, 1917

Un poème de Niki-Rebecca Papagheorghiou

On n’en a jamais fini avec l’Odyssée, hein. C'est comme une île au milieu de la mer, on se sent attirée, on est obligée d'y aller, d'y retourner. De s'en agacer.  De la quitter.
Surtout quand on est grecque.




Odyssée

J’errais indéterminée dans l’Odyssée. Epouse le cyclope, me disaient-ils tous. Que vous fassiez croître l’engeance des Cyclopes, que vous ayez des enfants borgnes. Que vous bâtissiez autour de votre caverne des murailles cyclopéennes. Mais moi je craignais l’infirmité et l’enfermement. Qu’elle se déroule sans moi cette Odyssée, où il n’est pas possible d’être Circé, d’être Calypso et Nausicaa.


Οδύσσεια

Πλανιόμουν απροσδιόριστη μες στην Οδύσσεια. Να παντρευτείς τον Κύκλωπα, μου λέγαν όλοι. Ν’αυξήσετε το γένος των Κυκλώπων, να κάνετε μονόφθαλμα παιδιά. Να χτίσετε τριγύρω στη σπηλιά σας Κυκλώπεια τείχη. Μα εγώ φοβόμουν το σακατιλίκι και την κλεισούρα. ΄Ας ξετυλίγεται χωρίς εμένα αυτή η Οδύσσεια, όπου δε γίνεται να είμ’ η Κίρκη, να είμ’ η Καλυψώ κι η Ναυσικά.  


Niki-Rebecca Papagheorghiou, Le Grand fourmilier. Petites proses
édition bilingue, traduit par Evanghelia Stead, Cheyne, 2017


Portrait du Fayoum

Vide-poche : Ivar Ch’Vavar / Marie-Elisabeth Caffiez


« Je croyais ne l’avoir fait – écrire – que pour emmerder Bournois ».
  
Marie-Elisabeth Caffiez, épouse Bournois

Lu dans Marie-Elisabeth Caffiez, Sous les yeux des aïeux
éditions Pierre Mainard, 2017
(ouvrage d’un hétéronyme d’Ivar Ch’Vavar)


© William Eggleston


Ivar Ch’Vavar : le recueil "La vache d'entropie"


Ça y est, j’ai lu un livre d’Ivar Ch’Vavar. Ça faisait longtemps que j’en avais envie*, ne serait-ce que pour voir ce que quelqu'un qui s’appelle Ivar Ch’Vavar peut écrire. 

Aussi parce que, même si je n’ai rien de picard ni de ch’ti, j’ai passé l’année de mes vingt-cinq ans dans le Pas-de-Calais (grâce à l’Education Nationale : premier poste), et que j’en ai gardé une tendresse indéfectible pour cette région — et pour les noms de pays qu’on y lit sur les panneaux en sillonnant ses routes. 

Dans La Vache d’entropie, je n’ai pas été décue : dès le deuxième poème « 12 janvier 2018 », l’auteur nous emmène faire un tour du pays en compagnie de Konrad Schmitt et de Dominique (enchantée de faire leur connaissance). Défilent alors les noms et les lieux de la « Grande Picardie Mentale » d’Ivar Ch’Vavar : Berck, Buire-le-Sec, Wailly-Beaucamp, Montreuil, Hesdin… Et vraiment c’est tout un univers qui prend forme dans et entre les lignes du poème. Certes cet univers paraît largement « dévasté », et le petit tour entre amis est dès le début très désabusé et sarcastique – les maisons tombent en ruine et les humains restent planqués chez eux. Mais c’est justement ce qui le rend poignant. C’est un tour de l’enfance, et l’enfance, c’est fini.

Heureusement, la poésie peut tout, y compris et surtout offrir un refuge à l’enfance. Les plus beaux parmi les poèmes d’Ivar Ch’Vavar sont ceux qui nous le prouvent, et ils le font de façon vraiment magistrale.

Contre les ravages du temps, de la mort, de la destruction ; contre les saloperies du capitalisme (saluons le premier poème qui persifle le cynisme d’un plan de durcissement des conditions de travail nommé OSER : « Oser la connerie ! Ça mar / Che presque toujours ») ; contre cette vache d’entropie, en somme, Ivar Ch’Vavar emmène ses vers justifiés (ou sa prose bizarrement disposée) courir les bois, s’exciter entre camarades, contempler le ciel. Et nous, on les suit.

Ci-dessous un extrait de « Poèmes justifiés » – mais j’ai peur qu’avec la mise en page web ils ne soient plus parfaitement justifiés…



Les grandes gens
[…]
Ça va bien. On va pouvoir se perdre dans la journée,
Dans l’entière journée la tête vide et tout à ses mains.
Tous nous levons la tête du même côté – et en même
Temps – on fait la grimace de celui qui regarde loin
Et qui voit les monticules s’échelonner et les sentiers
Tourner. On pourrait voir jusqu’à la mer, mais ça/ ne
Sert à rien. Il y a toujours des nuages grands comme
Des trônes roulants ; c’est le bon Dieu qui est dessus.
Au loin sur le canton le blé avance comme un glacier
Vert Véronèse (un effet de la distance) ; et le canton,
Certains disent la planète. Il y a des chants d’oiseaux
Qui s’agglutinent à certaines minutes en un endroit ;
Et c’est vite saturé. Sinon, qu’est-ce que l’on pourrait
Encore trouver à dire ?... On n’est pas complètement
Des idiots, on sent bien qu’on est ici – et on le sait –
Dans une grande respiration, un grand mouvement
De l’être. Même le bétail a l’air de le sentir et savoir ;
Ou ce lapin qui déboule là-bas, regardez, ou la grive
Qui frappe la coquille d’un escargot sur cette pierre.

Ivar Ch’Vavar, La Vache d’entropie, éditions Lurlure, 2018


*Si j’ai mis du temps à réaliser ce souhait somme toute pas extravagant, c’est que la production de cet auteur paraît foisonnante, en constante réécriture, dispersée sous plusieurs hétéronymes, souvent associée à celle d’autres poètes – ce qui est très bien, mais on s’y perd un peu. Avec La Vache d’entropie, publiée aux éditions Lurlure, on comprend de quoi il s’agit, c’est rassurant : trois ensembles écrits à différentes époques et réunis ici. 

Vincent Van Gogh, Les vaches


Vide-poche : Pierre Vinclair et Nicolas de Staël


[…]
La beauté seule excuse les fausses leçons
que le poète, ému par ses propres chansons,
se croit le droit de nous donner. Car notre oreille
ne cherche pas la vérité mais la merveille.
Et trouve chez de Staël une formule ad hoc :
« On ne peint pas ce que l’on voit, on peint le choc ».

Pierre Vinclair, Sans adresse, éditions Lurlure, 2018


Nicolas de Staël, Soleil peint


Thibault Marthouret : un poème du recueil "En perte impure"


Complément au post précédent : de Thibault Marthouret, il faut aussi lire le premier recueil En perte impure, de la même qualité que son deuxième Qu’en moi Tokyo s’anonyme. On y trouve déjà le même souci souvent incongru des détails associé à une prise de distance déphasée, d’où naissent à la fois l’humour et le « décalage étrange / du silence / et de la perte ».
Un exemple (parmi les plus légers et drôles) :



dur, dur à Baden-Baden

s’emmerder à Baden-Baden
comme la serviette pliée dans son verre en cristal
un ennui local
un ennui de cloître

            midi
pourtant je mange à la carte
            et soir

j’épie dans les pissotières
nourris les ânes au parc
reste assis sur l’unique banc tagué
je déborde d’activités

            midi
pourtant à Baden je me barbe
            et soir

            et midi
me barde pour une rixe qui n’arrive pas
            le soir

il faut me voir, jumelles en bandoulière,
attendre, binoculaire,
un bout de chair qui dépasse,
un pet de travers

[…]

Thibault Marthouret, En perte impure, éditions Le Citron Gare, 2013


Edouard Vuillard, L'Avenue

Thibault Marthouret : le recueil "Qu’en moi Tokyo s’anonyme"


J’ai découvert il y a peu (grâce à Patrice Maltaverne, son premier éditeur) le travail de Thibault Marthouret – et, par la même occasion, les belles éditions bordelaises Abordo.

C’est une écriture à la fois accessible et déconcertante. Une écriture au ras des détails triviaux du quotidien et en même temps reculée, distancée, perchée loin dans des considérations exprès absconses, comme le soulignent les titres de partie du recueil Qu’en moi Tokyo s’anonyme (un exemple : « J’ajuste le diamètre de l’horizon à la circonférence de l’obscurité »). Le mélange de ces perceptions a priori incompatibles engendre un univers singulier, familier mais trouble, où les choses – les mots – ne semblent pas vraiment à leur place. Un univers dans lequel on est souvent surprise de croire reconnaître ce qu’on n’avait pas remarqué…
Vous n’avez pas bien compris ? Oui, il arrive qu’on n’ait pas bien compris. Il arrive que les personnages d’un poème « donnent leur langue au chat », et nous aussi. Ça fait un drôle d’effet.



/libera me

L'océan et le ciel ont dévoré la falaise,
noyé la ligne d’horizon, la nuit en punition les a dissous et
se rétracte déjà quand un ange passe, pique, nous frôle.

Une aile nous effleure le mention et l’oreille.
Tu allumes une cigarette, la fumée désamorce l’assaut, 
l’ange vole jusqu’à l’armoire normande, se pose,

s’assoit, jambes pendantes. Dans les enceintes grises,
Fauré déchaîne son requiem. Si tu n’as rien à dire,
je te prie d’essayer quand même, on verra bien

où ça nous mène, mais l’ange se met à trompeter,
à compter ses plumes à vois haute et soulever
sa tunique. Que penses-tu des murs ?

On pourrait les tapisser, les couvrir de tableaux,
de tentures, d’attrape-rêves, d’ailes clouées ?
Livide comme le petit jour, l’ange se fait discret.
[…]

Thibault Marthouret, Qu’en moi Tokyo s’anonyme, Abordo, 2018

 
Photo Edouard Boubat