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Un jeune auteur prometteur : Jean Racine (Phèdre)


Bon, ce que je vais dire n’est pas vraiment un scoop mais tant pis : Racine, qu’est-ce que c’est beau !

Je n’ai pas envie de chercher autre chose que le mot beau, qui ne veut rien dire peut-être, mais qui veut tout dire aussi.

Je suis allée hier soir voir Phèdre dans la mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman au théâtre des Abbesses, et je suis retombée amoureuse de ce poème extraordinaire comme au premier jour — non, beaucoup plus intensément et profondément qu’au premier jour, parce que trente ans de vie commune (eh oui) ont enrichi cet amour.

Il m’est arrivé pourtant d’être injuste avec Racine, de considérer par exemple que la comparaison avec Shakespeare n’était pas à son avantage, ce genre d’ânerie. Mais l’interprétation de Phèdre que donne Brigitte Jaques-Wajeman et ses magnifiques comédiens* révèle toute sa puissance de feu : violent, sexy, cruel, cruellement drôle aussi parfois, et puis étonnamment touchant.

Pour les Parisiens (maintenant que les transports reprennent presque normalement – et on regrette presque de ne pas avoir dû marcher deux heures dans le froid pour que ce moment de bonheur ait encore plus de prix), la pièce se joue aux Abbesses jusqu’au 25 janvier. Je crains que ce ne soit complet, mais il y a d’autres dates ensuite, ailleurs.

*Je ne mentionnerai que Phèdre ici : Raphaèle Bouchard. Mais ils sont tous excellents, et tout particulièrement Œnone et Thésée.




Œnone
Mourez donc, et gardez un silence inhumain,
Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main !
Quoi qu’il vous reste à peine une faible lumière,
Mon âme chez les morts descendra la première.
Mille chemins ouverts y conduisent toujours,
Et ma juste douleur choisira les plus courts.
Cruelle, quand ma foi vous a-t-elle déçue ?
Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté.
Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?

Phèdre
Quel fruit espères-tu de tant de violence ?
Tu frémiras d’horreur si je romps le silence.

Œnone
Et que me direz-vous, qui ne cède, grands dieux !
À l’horreur de vous voir expirer à mes yeux ?

Phèdre
Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m’accable,
Je n’en mourrai pas moins, j’en mourrai plus coupable.



Racine, Phèdre, acte I, scène 3


Phèdre dans la mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman, janvier 2020


L’exposition « I love John Giorno » à Paris


Je reste partagée au sujet des performances. En poésie aussi bien qu’en art, d’ailleurs. Le principal problème, il me semble, est qu’il s’agit d’un véritable métier – le métier de comédien, en gros, ou bien de danseur – et que ce fait est rarement pris en compte. Ainsi la spectatrice doit souvent subir des amateurs qui jamais n’obtiendraient un rôle au théâtre mais que, en art ou en poésie, curieusement, on laisse faire sans oser critiquer. La performance veut se situer hors catégorie, et de ce fait, elle se situe également hors de portée des critiques habituelles de spectacles. C’est bien commode. Mais le résultat est la médiocrité très fréquente des performances. Alors que quand la personne connaît son métier et est véritablement un ou une comédienne, on assiste souvent à des « événements » qui marquent.

Je parle de cela parce que je suis allée voir une exposition riche en performances, l’exposition « I love John Giorno » au Palais de Tokyo (qui se termine ce week-end). Le temple parisien de l’art contemporain, en consacrant toute une rétrospective à John Giorno, poète et non artiste (mais le parcours est conçu par Ugo Rondinone, un artiste), met en pleine lumière la zone frontière où se trouve une partie de la poésie actuelle : mi-art contemporain mi-poésie contemporaine.

A ce titre, l’exposition est vraiment intéressante : elle regorge de « contemporain ». Brouiller les genres, comme elle le fait, c'est indéniablement être contemporain. En d’autres termes, c’est faire plaisir aux critiques.

Pourtant, au-delà du côté « contemporain » trendy, ce qu’on retient surtout de cette rétrospective, c’est la personnalité charismatique de John Giorno : c’est sa personne. Et la conviction que le vrai brouillage des frontières, des époques et des genres, il vient précisément de ce charme que peut dégager une personne — sorte de léger miracle quotidien. Cela peut se produire indépendamment de l’âge (Giorno a 75 ans), du sexe, de l’apparence physique, et d’une quelconque « contemporanéité » ou non.

La performance sur le poème « Thanx 4 nothing » notamment, filmée et projetée en ouverture dans la première salle, est vraiment captivante (mais évidemment il est préférable de comprendre l’anglais…). On trouve aussi une lecture de ce poème sur Youtube, moins aboutie cependant que la performance mise en scène et en lumière dans l’exposition.

John Giorno n’est peut-être pas un très grand poète, mais c’est certainement un vrai comédien ; un grand charmeur, un envoûteur. Portés par sa diction de New-Yorkais allumé et par son air de petit rital sorti d’un film de Scorsese, ses textes ont le don de transporter dans une Amérique qu’on a tous fantasmée et que lui a vécue, celle de la génération beatnik et du pop art, celle des drogues et du sexe « dans tous les sens ». L’Amérique des fifties et des sixties qui contrôlait le monde et dont une partie des artistes et poètes s’est vouée à une perte de contrôle totale – souvent jusqu’à la mort.

Le charme de John Giorno lui vient d’une époque et d’un pays précis, et de ce qu’il dépasse ce pays et cette époque. Dans ce type de poésie, la performance prend tout son sens. L’œuvre d’art, c’est John Giorno lui-même plus que ses textes. 



I want to give my thanks to everyone for everything,
and as a token of my appreciation,
I want to offer back to you all my good and bad habits
as magnificent priceless jewels,
wish-fulfilling gems satisfying everything you need and want,
thank you, thank you, thank you,
thanks.

May every drug I ever took
come back and get you high,
may every glass of vodka and wine I’ve drunk
come back and make you feel really good,
numbing your nerve ends
allowing the natural clarity of your mind to flow free,
may all the suicides be songs of aspiration,
thanks that bad news is always true,
may all the chocolate I have ever eaten
come back rushing through your bloodstream
and make you feel happy,
thanks for allowing me to be a poet
a noble effort, doomed, but the only choice.

John Giorno, extrait de « Thanx 4 nothing »

Je veux remercier tout le monde pour tout,
et en gage de ma gratitude,
je veux vous offrir en retour toutes mes bonnes et mauvaises habitudes
comme des joyaux magnifiques et inestimables,
des gemmes porte-bonheur accomplissant tous vos besions et tous vos souhaits,
merci, merci, merci,
merci.

Que toutes les drogues que j’ai prises
puissent revenir et vous défoncer,
que chaque verre de vin et de vodka que j’ai bu
puisse revenir pour que vous vous sentiez bien,
pour apaiser vos terminaisons nerveuses
pour permettre à la clarté naturelle de votre esprit de s’émanciper,
que tous les suicides puissent être des chants d’aspiration,
merci pour les mauvaises nouvelles qui sont toujours vraies,
que tout le chocolat que j’ai mangé
puisse revenir pour parcourir votre flux sanguin
et vous rendre heureux,
merci pour me laisser être un poète
un noble effort, voué à l’échec, mais le seul choix.

Traduction du Palais de Tokyo

John Giorno, poème visuel