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Exposition "Matisse, Paires et séries" au centre Pompidou

Pour Matisse, comme pour Van Gogh, il existe une sorte de magie inexplicable. Ses tableaux ont été reproduits à l’excès, et l’on a l’impression de connaître par cœur certaines de ses toiles, au point d’en être blasé. Mais quand, au musée, on se retrouve devant les tableaux eux-mêmes, en grand format, avec leurs couleurs, avec leurs noirs et leurs blancs hypnotiques, avec leurs lignes mystérieuses, on croit les découvrir pour la première fois. C’est un phénomène fascinant.

Ce printemps à Beaubourg, les toiles de Matisse, comme les tours de Notre-Dame, comme les poissons rouges dans leur bocal bleu, comme les yeux, comme les mains, vont par deux. (Parfois par trois, ou par série.) Elles en sont d’autant plus intenses.

Je ne sais pas si Matisse s’est inspiré de l’expérience de Baudelaire – donner une version en prose en écho à ses poèmes en vers : écrire par paires lui aussi – mais on y pense devant cette exposition. Quand il peint une toile, Matisse peint aussi à côté, et en même temps, ce qu’elle aurait pu être : ce qu’elle devient, différemment.


A gauche la version en vers, à droite la version en prose ?

Un extrait du poème de Walt Whitman "Chanson de moi-même" (texte anglais et traduction de Jacques Darras)

 
A peu près à l’époque où Baudelaire, romantique agonisant et désespéré ironique, donnait aux Français ses fleurs malades et magnifiques, de l’autre côté de l’Atlantique et du monde Walt Whitman élaborait pour les Américains une œuvre toute à l’opposé, et tout aussi magnifique. Comment ne pas adorer Whitman ? Ce serait ne pas aimer la liberté, la candeur, l’amour, un continent inconnu, les hommes, les femmes, la poésie, l’herbe vert tendre. Ce serait ne pas s’aimer soi-même. 
Comment ne pas adorer quelqu'un qui, en toute simplicité, trouve l’odeur de ses aisselles « arôme plus subtil que la prière » ? 
Je me demande si Baudelaire aurait aimé Whitman.

***
Pur produit de Manhattan, Walt Whitman : un cosmos !
Fort en gueule, charnel, sensuel, mangeur, buveur, baiseur,
Pas sentimental, pas au-dessus des autres hommes, ni des autres femmes ni à part d’eux,
Ni plus immodeste que modeste.

Qu’on dévisse les serrures aux portes !
Qu’on dévisse les portes de leurs charnières !

Si tu avilis quelqu'un c’est moi que tu avilis,
Quoi que tu dises ou fasses cela me reviendra.

/…/ Par moi toutes ces voix longtemps muettes,
Ces voix d’interminables générations de prisonniers, d’esclaves
Ces voix de désespérés, de malades, de voleurs, de nabots,
Ces voix de cycles de préparation, d’accrétion,
De fils connectant les étoiles, d’utérus, de semence de père,
De droits d’individus opprimés par d’autres,
De difformes, de laids, de plats, de méprisés, d’imbéciles,
De la brume dans l’air, du scarabée roulant sa boule de fumier.
Par moi les voix interdites,
Les voix de la faim sexuelle, voix voilées – et moi j’enlève le voile –,
Les voix indécentes, clarifiées, transfigurées par mes soins.

Je ne me comprime pas la bouche avec les doigts,
Je n’ai pas moins de délicatesse pour les intestins que pour la tête ou le cœur,
Le coït n’est pas plus sale pour moi que la mort.

Je crois à la chair, à ses appétits,
Voir, ouïr, toucher sont des miracles, pas une des particules qui ne soit miracle.

Divin je suis, dedans, dehors, sanctifie ce que je touche, ce qui me touche,
L’odeur de mes aisselles est arôme plus subtil que la prière,
Ma tête, mieux qu’églises, que bibles, que credo.

S’il y a quelque chose que je vénère plus que tout ce sera toujours la surface de mon corps, de sa plus infime part,
Oui, toujours ce moule translucide de moi-même !

Traduction: Jacques Darras, Feuilles d'herbe, Poésie Gallimard.


Walt Whitman, a kosmos, of Manhattan the son,
Turbulent, fleshy, sensual, eating, drinking and breeding,
No sentimentalist, no stander above men and women or apart from them,
No more modest than immodest.

Unscrew the locks from the doors!
Unscrew the doors themselves from their jambs!

Whoever degrades another degrades me,
And whatever is done or said returns at last to me.



/…/ Through me many long dumb voices,
Voices of the interminable generations of prisoners and slaves,


Voices of the diseas'd and despairing and of thieves and dwarfs,
Voices of cycles of preparation and accretion,
And of the threads that connect the stars, and of wombs and of the father-stuff,
And of the rights of them the others are down upon,
Of the deform'd, trivial, flat, foolish, despised,
Fog in the air, beetles rolling balls of dung.

Through me forbidden voices,
Voices of sexes and lusts, voices veil'd and I remove the veil,
Voices indecent by me clarified and transfigur'd.

I do not press my fingers across my mouth,
I keep as delicate around the bowels as around the head and heart,
Copulation is no more rank to me than death is.

I believe in the flesh and the appetites,
Seeing, hearing, feeling, are miracles, and each part and tag of me is a miracle.

Divine am I inside and out, and I make holy whatever I touch or am touch'd from,
The scent of these arm-pits aroma finer than prayer,
This head more than churches, bibles, and all the creeds.

If I worship one thing more than another it shall be the spread of my own body, or any part of it,
Translucent mould of me it shall be you!


 
Extrait de vidéo de Pipilotti Rist

Un poème en prose de Baudelaire: "Invitation au voyage"


Baudelaire, évidemment… Pour les lecteurs francophones, il constitue souvent le premier vrai choc poétique, et je ne fais pas exception.
Baudelaire, on l’a lu, relu, étudié, on le connaît par cœur, on a écrit sur les cartes postales aux amis, depuis le bord de mer estival, que « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ». On l’a laissé de côté pendant des années pour lire un peu autre chose. Et puis quand un jour on rouvre un volume de Baudelaire, le choc premier est là, intact.
(Van Gogh, c'est un peu pareil : on avait fini par détester les tournesols à force de les voir orner la pendule en porcelaine de la grand-tante ; mais un jour dans un musée, on se retrouve presque par hasard, et pour la première fois depuis des années, devant un tableau de Van Gogh – et le choc est intact, les Tournesols bouleversent, c’est à nouveau une première fois.)


L’invitation au voyage

(…)
Oui, c'est dans cette atmosphère qu'il ferait bon vivre, - là-bas, où les heures plus lentes contiennent plus de pensées, où les horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde et plus significative solennité.
Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d'une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle à manger ou le salon, sont tamisés par de belles étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise en nombreux compartiments. Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes, l'orfèvrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s'échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l'âme de l'appartement.
(…)

Charles Baudelaire, Poèmes en prose


Van Gogh, Vase avec trois tournesols