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Un essai d'Anna Lowenhaupt Tsing : "Le Champignon de la fin du monde"


Je n’ai jamais goûté de matsutake, ce champignon étrange, à l’odeur et au goût paraît-il très forts, que les Japonais adorent et achètent à prix d’or et que les Occidentaux trouvent immangeable. Mais j’ai été nourrie substantiellement et durablement par les matsutake tels que me les a servis Anna Lowenhaupt Tsing dans Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme.

Son livre n’est pas un poème, c’est un essai anthropologique. Tout aussi étrange que la créature qui l’inspire (le matsutake, donc), il nous délivre une histoire de champignons, c’est-à-dire une histoire de notre monde : « ‘Notre’ monde commence avec les champignons et c’est d’eux que, avec tous les autres ‘terriens’, nous dépendrons jusqu’à la fin » (Isabelle Stengler dans l'indispensable Préface). Cela tient de l’économie, de la politique, de l’histoire, de la biologie, de l’écologie, de la sociologie, de la traduction, de la cuisine. C’est une histoire de vies, de destructions, de rencontres, de réarrangements, de tout ce qui ne dure pas : une histoire de précarités. Le livre n’est pas un poème – mais il en contient. Quand on part à la cueillette des matsutake, on trouve de tout.
« Matsutake ; et sur lui, collée,
La feuille d’un arbre inconnu ».
Ou, dans la traduction que John Cage a proposée de ce haïku de Bashô :
« Quelle feuille ? Quel champignon ? »

Anna Tsing, anthropologue, nous invite à penser, à raconter, à humer, à danser : à « faire des histoires », comme le résume sa préfacière Isabelle Stengler – dans le sens à la fois d’imaginer des parcours, des récits, et de ne pas se soumettre. L’orientation est politique, bien sûr : il ne s’agit pas de combattre le capitalisme, plutôt de ne pas le suivre. De suivre d’autres pistes (y compris lorsqu’elles croisent, parfois, celle du capitalisme). Par exemple celles qui, au cœur de forêts perturbées, ravagées, ruinées, mènent aux matsutake.



« […] la diversité contaminée est compliquée, souvent rebutante, voire intimidante. La diversité contaminée implique des survivants pris dans des histoires de cupidité, de violence et de destruction environnementale. Le paysage embrouillé que l’exploitation commerciale du bois a engendré nous rappelle les irremplaçables géants, pleins de grâce, qui existaient avant. Les vétérans nous rappellent les corps qu’ils ont enjambés – ou tués – pour venir jusque chez nous. Nous ne savons pas si nous devons les aimer ou les haïr. Les jugements moraux simplistes ne servent à rien.

[…] Ecouter et raconter des histoires qui se bousculent est une méthode. Et pourquoi ne pas oser une déclaration forte et appeler cela une science, une science à ajouter au panel de la connaissance ? Son objet de recherche est la diversité contaminée ; son unité de base est la rencontre indéterminée. Pour apprendre quoi que ce soit, elle a à revitaliser les arts de l’observation […]. »

 Anna Lowenhaupt Tsing, Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte, 2017. Traduit de l'américain par Philippe Pignarre

Land art d'Andy Goldsworthy

Lectures en parallèle : François Jacqmin et Bashô

Encore un peu de François Jacqmin : il faut vraiment lire ces poèmes sur le rien (ou sur l’être — on a du mal à faire la différence entre les deux).


Par hasard, j’ai commencé ce recueil en même temps que je lisais les Journaux de voyage de Bashô. Je trouve frappante la façon dont la démarche du poète belge se situe très exactement à l’opposé de celle du poète japonais, alors que somme toute, les deux auteurs fondent également leur poésie sur le rien, sur le vide — et obtiennent des objets poétiques très proches en apparence (sizains ou haïkaï).

Mais le plaisir de la lecture est à l’opposé pour chacun des recueils. Chez Bashô, on est immergé dans une simplicité désarmante – le corps en marche, le poids du sac, l’équilibre instable sur la monture, le déplacement, les compagnons et les rencontres, le repos –  le fait d’être vivant et vulnérable. On a du mal à isoler dans les textes un fragment qui brillerait plus vif que les autres. Le voyage est une expérience de fatigue et d’endurance qui lamine l’égo et le maintient au ras des choses et du dire.

Chez Jacqmin au contraire, guère d’avancée, pas plus de repos ; tout au plus une errance « sans but » ou une stagnation. Un dérobement répété. Pas de fatigue, mais des échecs. Mais c’est alors par le transport soudain et éphèmère d’une métaphore qu’on se retrouve aussi, parfois, au ras des choses et du dire. Et l’on perçoit cela comme un éclat de lumière, une étincelle inattendue.

Chez Jacqmin, cela saisit. Chez Bashô, cela dure longtemps.




Au début de la lune-sans-dieux, sous un ciel aux desseins indécis, je me sentais incertain de ma route à venir autant que feuille au vent :

Voyageur sera
mon nom je le souhaite
premières averses

Et camélias des monts
vous donneront abri

Un habitant d’Iwaki, du nom de Chôtarô, avait composé ce second verset, alors que chez Kikaku l’on m’offrait un banquet pour prendre congé.

Bashô, « Le carnet de la hotte », Journaux de voyage,
traduit par René Sieffert, Verdier, 2016





S’exprimer relève des formes archaïques
de notre être.
Nous errons mélancoliquement

dans le dire.
Nous sommes terriblement âgés lorsque
nous prenons la parole.

*

On ne peut jaillir des choses comme le geai
quitte le verger d’un coup d’aile
riche. Cette soudaine qualité n’appartient

ni à l’écriture ni à la parole. Il nous faut
demeurer avec la canaille des arts. Notre
pensée la plus sublime n’est qu’un dicton terreux.

François Jacqmin, Traité de la poussière, Le Cadran ligné, 2017


© Fabienne Verdier, Impermanence

Roland Barthes sur le haïku


Le Japon – continuation des précédents posts sur le sujet. 
Le haïku, donc (puisque ici on cause poésie).

Comme tout le monde, j’ai été et je reste séduite par le haïku, sa simplicité, son charme, sa modestie (son côté « le zen pour les nuls »). Et comme tout le monde, je m’y suis essayée, bien sûr, j’en ai fait quelques-uns.

Mais j’ai aussi, dès le début et de plus en plus, été gênée par cette même simplicité. Les haïkus qu’on nous donne à lire en traduction sont peut-être trop simples pour ne pas rendre évident qu’il y manque quelque chose de très important (le rythme, les sons, une certaine syntaxe ? une certaine logique ?). Peut-on vraiment écrire des haïkus en français ? Peut-on même en lire ? Roland Barthes se pose la même question dans L’Empire des signes, et sa réponse est claire : on ne peut, nous autres non-Japonais, « faire des haïku, langage qui nous est refusé ». Il propose ainsi une analyse très intéressante de ce genre poétique fondamentalement étranger à notre mode de penser et d’écrire. (Dans un ouvrage pas toujours très rigoureux par ailleurs… Barthes, malgré les précautions oratoires qu’il prend en ouverture, nage souvent en plein fantasme quand il écrit sur le Japon, et c’est embarrassant. Mais il s’agissait d’une autre époque…).



"Le haïku a cette propriété quelque peu fantasmagorique, que l'on s'imagine toujours pouvoir en faire soi-même facilement. On se dit : quoi de plus accessible à l’écriture spontanée que ceci (de Buson) :
C’est le soir, l’automne,
Je pense seulement
A mes parents.
Le haïku fait envie […]. Tout en étant intelligible, le haïku ne veut rien dire, et c’est par cette double condition qu’il semble offert au sens, d’une façon particulièrement disponible, serviable, à l’instar d’un hôte poli qui vous permet de vous installer largement chez lui, avec vos manies, vos valeurs, vos symboles […].
L’Occident humecte toute chose de sens, à la manière d’une religion autoritaire qui impose le baptême par populations ; […] les voies d’interprétation, destinées chez nous à percer le sens, c’est-à-dire à le faire entrer par effraction […], ne peuvent donc que manquer le haïku ; car le travail de lecture qui y est attaché est de suspendre le langage, non de le provoquer : entreprise dont précisément le maître du haïku, Bashô, semblait bien connaître la difficulté et la nécessité :
Comme il est admirable
Celui qui ne pense pas : « La Vie est éphémère »
En voyant un éclair !
[…] Tout le Zen, dont le haïkaï n’est que la branche littéraire, apparaît ainsi comme une immense pratique à arrêter le langage […]
Le travail du haïku, c’est que l’exemption du sens s’accomplit à travers un discours parfaitement lisible (contradiction refusée à l’art occidental, qui ne sait contester le sens qu’en rendant son discours incompréhensible) […] ; ce qui est aboli, ce n’est pas le sens, c’est toute idée de finalité : le haïku ne sert à aucun des usages (eux-mêmes pourtant gratuits) concédés à la littérature : insignifiant (par une technique d’arrêt du sens), comment pourrait-il instruire, exprimer, distraire ? De la même façon, alors que certaines écoles Zen conçoivent la méditation assise comme une pratique destinée à l’obtention de la bouddhéité, d’autres refusent jusqu’à cette finalité (pourtant apparemment essentielle) : il faut rester assis « juste pour rester assis ». Le haïku […] n’est-il pas de la sorte écrit « juste pour écrire » ?"

Roland Barthes, L’Empire des signes, Seuil, Poins Essais, 2007


Shubun, Lecture dans un bosquet de bambous

Bashô, "Le Chemin étroit vers les contrées du Nord"


Evidemment je ne peux pas faire une mini-série sur le Japon sans y mettre Bashô. Moine, marcheur, ami, contempleur de lune, écrivain de haïku et de journaux de voyage : ça devait être chouette d’être Bashô. Moi aussi j’aimerais bien arpenter le Japon du xviie siècle en semant de petits poèmes à chaque étape.

Nicolas Bouvier, un de ses disciples même si éloigné dans le temps et l’espace, a traduit en français une de ses célèbres œuvres : Le Chemin étroit vers les contrées du Nord, moitié journal de bord en prose, moitié recueil de poèmes.




[…] Nous comptions gagner la province de Dewa par la montagne, itinéraire très peu fréquenté qui éveilla les soupçons des gardes et des exempts. Finalement, ils nous laissèrent aller.

La nuit nous surprit en pleine montagne, mais nous fûmes assez heureux pour repérer la cabane d’un garde-frontière qui nous donna abri. La tempête qui ne cessa de faire rage nous confina trois jours dans ce lieu déshérité.

Puces et poux mordaient
la nuit j’entendais le cheval
pisser tout contre mon chevet.


Bashô, Le Chemin étroit vers les contrées du Nord, traduit par Nicolas Bouvier,
Editions Héros-Limite, 2006


Estampe de Hiroshige ("Homme à cheval traversant un pont")