Deux poèmes de Moëz Majed


Dans son anthologie Duos, Lydia Padellec a choisi de me mettre en « duo » (c’est le principe du livre) avec le poète tunisien d’expression française Moëz Majed. Cela me convient d’autant mieux que j’ai lu de très belles choses de lui en revue, dans Décharge ou Poésie/première notamment.
Par exemple ceci.

Raoued

A Raoued, en octobre,
Quand se lève le vent,
Vient la mélancolie.

Combien de fois encore
Me baignerai-je
A Raoued ?

Combien de fois encore
La première averse d’automne ?



Café du soir

Ici, au pied du puissant ficus,
Respire une ombre éternelle
Et le vent…
Le plus farouche de ses amants.

Et dix mille moineaux
Dressent sur l’avenue
Les étoffes du soir.


Moëz Majed, extraits de « Tunis », in Poésie/première, n° 59 (septembre 2014)


Dream city, extrait vidéo © Fakhri El Ghezal

Charles Dobzynski : "Je est un Juif, roman"

« Je est un Juif », déclare d’emblée le titre de ce bouleversant recueil. « Juif », c’est-à-dire « autre », comme chez Rimbaud – et comme chez Rimbaud, c’est cette altérité qui est à la source du poème.
Charles Dobzynski, né juif en Pologne dix ans avant la seconde guerre mondiale, raconte une vie de juif – « Juif pourquoi ? », « Etre juif, comment » – : la sienne, celle de ses parents, de sa famille. C’est à la fois le « roman » d’une vie singulière et le poème de tout être libre. « Car en tout homme un Juif émigre » : cherchant où « [s]on horizon s’arrime » tout en récusant les « prison[s] » identitaires.

— A lire aussi, la belle préface de Jean-Baptiste Para « Les horizons de la mémoire », qui se conclut par ces mots : « Car l’humanité de l’homme ne lui est pas donnée une fois pour toutes, elle est au contraire une genèse permanente, une incessante origine ».


Ai-je tué Jésus ?

Être juif ne demande
aucun record d'athlétisme
il suffit de glisser en douceur

sur la pente des négations.

Enfant on m’avertissait :
garde ton enfance
pour plus tard

Tu en auras besoin.

Rien ne menaçait
que rester pareil
à ce qu’on attendait de vous

Un visage essuie-main.

On tenait en laisse
son identité
comme un chien planté sur la route

à l’occasion des vacances.

L’innoncence me toisait
avec ses yeux de génisse
elle broutait ma jeunesse

ma jeunesse tachetée.

(…)

Charles Dobzynski, Je est un Juif, roman, Poésie Gallimard, 2017 (1e édition 2011)


Lithographie de Marc Chagall, « Profil et enfant rouge » (Chagall est mentionné à plusieurs reprises par Dobzynski dans son recueil).