Trois traductions d'Emily Dickinson ("Because I could not stop...")


Emily Dickinson, c’est du grand art. Avec elle, on arpente les sommets. Oxygène raréfié, mais lavé de toute pollution.
Une traduction peut-elle respirer à la même hauteur ? Voici trois tentatives différentes, sur l’un des poèmes les plus connus – et les plus magnifiques – de la poète américaine. (Je les ai classées par ordre de préférence).


Because I could not stop for Death –
He kindly stopped for me –
The Carriage held but just Ourselves –
And Immortality.

We slowly drove – He knew no haste
And I had put away
My labor and my leisure too,
For His Civility –

We passed the School, where Children strove
At Recess – in the Ring –
We passed the Fields of Gazing Grain –
We passed the Setting Sun –

Or rather – He passed Us –
The Dews drew quivering and Chill –
For only Gossamer, my Gown –
My Tippet – only Tulle –

We paused before a House that seemed
A Swelling of the Ground –
The Roof was scarcely visible –
The Cornice – in the Ground –

Since then – 'tis Centuries – and yet
Feels shorter than the Day
I first surmised the Horses' Heads
Were toward Eternity –

 
Dessin de Léon Spilliaert

Traduction de Françoise Delphy (Flammarion, 2009) :

Puisque je ne pouvais m'arrêter pour la Mort —
Ce Gentleman eut la bonté de s'arrêter pour moi —
Dans la Voiture il n'y avait que Nous —
Et l'Immortalité.

Nous roulions lentement — Il n'était pas pressé
Et j'avais mis de côté
Mon labeur ainsi que mon loisir,
En réponse à Sa Civilité —

Nous passâmes l'École, où les Enfants s'efforçaient
De faire la Ronde — à la Récréation —
Nous passâmes les Champs d'Épis qui nous dévisageaient —
Nous passâmes le Soleil Couchant —

Ou plutôt — c'est Lui qui Nous dépassa —
Les Rosées tombèrent frissonnantes et Froides —
Car ma Robe n'était que de Gaze —
Mon Étole — de Tulle —

Nous fîmes halte devant une Maison qui semblait
Un Gonflement du Sol —
Le Toit était à peine visible —
La Corniche — Enterrée —

Depuis — ça fait des Siècles — et pourtant
Cela paraît plus court que le Jour
Où je me suis doutée que la Tête des Chevaux
Était tournée vers l'Éternité —



Traduction de Claire Malroux (Poésie Gallimard, 2007) :

Pour Mort ne pouvant m’arrêter –
Aimable il s’arrêta pour moi –
Dans la Calèche rien que Nous deux –
Et l’Immortalité.

Lent voyage – Lui était sans hâte
Et j’avais renoncé
A mon labeur, à mes loisirs aussi,
Pour Sa Civilité –

Nous passâmes l’École, où des Enfants luttaient
Dans le Cercle – à la Récréation –
Nous passâmes les Champs d’Épis aux Aguets –
Nous passâmes le Soleil Couchant –

Ou plutôt – Il Nous passa –
La Rosée perlait en gouttes Glacées –
De simple Voile, ma Robe –
De Tulle – mon Collet –

Nous fîmes halte devant une Maison
Pareille à une Saillie du Sol –
Le Toit était à peine visible –
La Corniche – Ensevelie –

Il y a de cela – des Siècles – et pourtant
Ils semblent plus brefs que ce Jour
Où je m’avisai que la Tête des Chevaux
Pointait vers l’Éternité –



Traduction de Pierre Messiaen (Aubier, 1956) :

Comme je ne pouvais m’arrêter pour la mort,
Aimablement elle s’arrêta pour moi ;
La voiture ne contenait que nous deux
Et l’Immortalité.

Nous avancions lentement, elle n’était pas pressée,
Et moi j’avais rangé
Mon travail, et aussi mon loisir,
A cause de sa politesse.

Nous passâmes devant l’école où des enfants jouaient
A lutter dans un cercle ;
Nous passâmes devant les champs de grains attentifs,
Nous passâmes devant le soleil couchant.

Ou plutôt, c’est lui qui nous vit ;
La rosée nous faisait frissonner : nous avions froid,
Les fils de la Vierge pour seul robe,
Mon tulle pour étole.

Nous nous arrêtâmes devant une maison qui semblait
Une éminence du sol ;
Le toit à peine visible,
La corniche une butte.

Depuis lors il y a des siècles ; mais chaque siècle
Paraît plus court que le jour
Où je commençai à deviner que la tête des chevaux
Se dirigeait vers l’éternité.

Vide-poche : le poète britannique Ted Hughes

« Je crois que d’une certaine façon, je pense aux poèmes comme à une sorte d’animal. Ils ont leur vie propre, comme les animaux. Je veux dire par là qu’ils semblent distincts de toute personne, même de leur auteur, et que rien ne peut leur être ajouté ou retranché sans qu’ils en soient mutilés, ou peut-être même tués. Et ils ont une certaine sagesse. Ils savent quelque chose d’unique… peut-être quelque chose que nous serions très curieux d’apprendre. Sans doute ma visée a-t-elle été de capturer, non pas spécialement des animaux ni des poèmes, mais simplement des choses qui aient par elles-mêmes une vie débordante, en dehors de la mienne. »

"In a way, I suppose, I think of poems as a sort of animal. They have their own life, like animals, by which I mean that they seem quite separate from any person, even from their author, and nothing can be added to them or taken away without maiming and perhaps even killing them. And they have a certain wisdom. They know something special… something perhaps which we are very curious to learn. Maybe my concern has been to capture not animals particularly and not poems, but simply things which have a vivid life of their own, outside mine."

Ted Hughes, “Capturing Animals”, in Poetry in the Making, Faber & Faber, 1967.



J’aime beaucoup cette image du poème en animal. Une seule chose me gêne dans la citation : le terme « capturer », trop chasseur, trop guerrier, qui ne correspond pas (à mon avis) à ce qu’est l’expérience poétique. S’il y a conquête dans l’exercice poétique, c’est uniquement sur sa propre langue et sur soi-même. 
Si le poème est un animal, l'objectif n'est pas de le capturer, mais au contraire de l'écouter et de le regarder vivre.



Albrecht Dürer, Lièvre

Un poème d'Alireza Rôshan



à la vue d'un phalène calciné
à l’envers
près d’une pierre
j’ai su
que la lumière n’était pas loin


Poète iranien contemporain, mais aussi derviche soufi, et pour cette raison emprisonné par le pouvoir iranien, Alireza Rôshan s'est d'abord fait connaître sur internet uniquement. Les éditions Eres ont publié en 2011, dans la collection Po&Psy, son premier recueil en France, Jusqu'à toi combien de poèmes : de courts poèmes d'amour et d'absence, très simples, très beaux et très accessibles.


Matisse, Jazz (Le coeur)

Non !

"Il a dégainé le premier". David Pope en hommage à Charlie Hebdo, 7 janvier 2015

Un poème de Christine de Pisan

Pour commencer la nouvelle année, un retour aux sources : Christine de Pisan, au tournant des xive et xve siècles, est la première femme de lettres française à vivre de sa plume; et la première apôtre du féminisme aussi.
Voici un original poème d’amour sur le bonheur du mariage (lorsque le mariage permet aussi le bonheur de badiner hors mariage avec « l’ami » de son choix…)



Dieu! on se plaint trop durement
Des maris. Trop ouïs médire
D’eux, et qu’ils sont communément
Jaloux, rechigneux et pleins d’ire.
Mais moi, je ne puis pas le dire
Car j’ai mari tout à mon vœu,
Bel et bon. Sans me contredire,
Il veut bien tout ce que je veux.

Ne désire qu’amusement ;
Me tance lorsque je soupire.
Beaucoup lui plaît – s’il ne me ment –
Que j’aie ami pour me déduire
Quand autre que lui pense élire ;
De ce que je fais est heureux.
Tout lui va et sans se dédire,
Il veut bien tout ce que je veux.

Je peux donc vivre gaiement
Car tel époux doit me suffire
Qui à tout mon comportement
Ne trouve jamais à redire.
Et quand vers mon ami m’attire,
Et que lui montre accueil joyeux,
Mon mari s’en rit, le doux sire,
Il veut bien tout ce que je veux.

Dieu me le sauve, s’il n’empire,
Comme lui, on n’en voit pas deux :
Que veuille chanter, danser, rire,
Il veut bien tout ce que je veux.

(Traduction en français moderne par Jeanine Moulin, éditions Seghers, 1962)


Dieux! on se plaint trop durement
De ces marys, trop oy mesdire
D'eux, et qu'ilz sont communement
Jaloux, rechignez et pleins d'yre.
Mais ce ne puis je mie dire,
Car j'ay mary tout a mon vueil,
Bel et bon, et, sanz moy desdire,
Il veult trestout quanque je vueil.

Il ne veult fors esbatement
Et me tance quant je souspire,
Et bien lui plaist, s'il ne me ment,
Qu'ami aye pour moy deduire,
S'aultre que lui je vueil eslire;
De riens que je face il n'a dueil,
Tout lui plaist, sanz moy contredire,
Il veult trestout quanque je vueil.

Si doy bien vivre liement;
Car tel mary me doit souffire
Qui en tout mon gouvernement
Nulle riens ne treuve a redire,
Et quant vers mon ami me tire
Et je lui monstre bel accueil,
Mon mary s'en rit, le doulz sire,
Il veult trestout quanque je vueil.

Dieu le me sauve, s'il n'empire,
Ce mary: il n'a nul pareil,
Car chanter, dancier vueil' ou rire,
Il veult trestout quanque je vueil.


Christine de Pisan à sa table de travail, miniature du xve siècle