Vide-poche : le poète britannique Ted Hughes

« Je crois que d’une certaine façon, je pense aux poèmes comme à une sorte d’animal. Ils ont leur vie propre, comme les animaux. Je veux dire par là qu’ils semblent distincts de toute personne, même de leur auteur, et que rien ne peut leur être ajouté ou retranché sans qu’ils en soient mutilés, ou peut-être même tués. Et ils ont une certaine sagesse. Ils savent quelque chose d’unique… peut-être quelque chose que nous serions très curieux d’apprendre. Sans doute ma visée a-t-elle été de capturer, non pas spécialement des animaux ni des poèmes, mais simplement des choses qui aient par elles-mêmes une vie débordante, en dehors de la mienne. »

"In a way, I suppose, I think of poems as a sort of animal. They have their own life, like animals, by which I mean that they seem quite separate from any person, even from their author, and nothing can be added to them or taken away without maiming and perhaps even killing them. And they have a certain wisdom. They know something special… something perhaps which we are very curious to learn. Maybe my concern has been to capture not animals particularly and not poems, but simply things which have a vivid life of their own, outside mine."

Ted Hughes, “Capturing Animals”, in Poetry in the Making, Faber & Faber, 1967.



J’aime beaucoup cette image du poème en animal. Une seule chose me gêne dans la citation : le terme « capturer », trop chasseur, trop guerrier, qui ne correspond pas (à mon avis) à ce qu’est l’expérience poétique. S’il y a conquête dans l’exercice poétique, c’est uniquement sur sa propre langue et sur soi-même. 
Si le poème est un animal, l'objectif n'est pas de le capturer, mais au contraire de l'écouter et de le regarder vivre.



Albrecht Dürer, Lièvre

Un poème d'Alireza Rôshan



à la vue d'un phalène calciné
à l’envers
près d’une pierre
j’ai su
que la lumière n’était pas loin


Poète iranien contemporain, mais aussi derviche soufi, et pour cette raison emprisonné par le pouvoir iranien, Alireza Rôshan s'est d'abord fait connaître sur internet uniquement. Les éditions Eres ont publié en 2011, dans la collection Po&Psy, son premier recueil en France, Jusqu'à toi combien de poèmes : de courts poèmes d'amour et d'absence, très simples, très beaux et très accessibles.


Matisse, Jazz (Le coeur)

Non !

"Il a dégainé le premier". David Pope en hommage à Charlie Hebdo, 7 janvier 2015

Un poème de Christine de Pisan

Pour commencer la nouvelle année, un retour aux sources : Christine de Pisan, au tournant des xive et xve siècles, est la première femme de lettres française à vivre de sa plume; et la première apôtre du féminisme aussi.
Voici un original poème d’amour sur le bonheur du mariage (lorsque le mariage permet aussi le bonheur de badiner hors mariage avec « l’ami » de son choix…)



Dieu! on se plaint trop durement
Des maris. Trop ouïs médire
D’eux, et qu’ils sont communément
Jaloux, rechigneux et pleins d’ire.
Mais moi, je ne puis pas le dire
Car j’ai mari tout à mon vœu,
Bel et bon. Sans me contredire,
Il veut bien tout ce que je veux.

Ne désire qu’amusement ;
Me tance lorsque je soupire.
Beaucoup lui plaît – s’il ne me ment –
Que j’aie ami pour me déduire
Quand autre que lui pense élire ;
De ce que je fais est heureux.
Tout lui va et sans se dédire,
Il veut bien tout ce que je veux.

Je peux donc vivre gaiement
Car tel époux doit me suffire
Qui à tout mon comportement
Ne trouve jamais à redire.
Et quand vers mon ami m’attire,
Et que lui montre accueil joyeux,
Mon mari s’en rit, le doux sire,
Il veut bien tout ce que je veux.

Dieu me le sauve, s’il n’empire,
Comme lui, on n’en voit pas deux :
Que veuille chanter, danser, rire,
Il veut bien tout ce que je veux.

(Traduction en français moderne par Jeanine Moulin, éditions Seghers, 1962)


Dieux! on se plaint trop durement
De ces marys, trop oy mesdire
D'eux, et qu'ilz sont communement
Jaloux, rechignez et pleins d'yre.
Mais ce ne puis je mie dire,
Car j'ay mary tout a mon vueil,
Bel et bon, et, sanz moy desdire,
Il veult trestout quanque je vueil.

Il ne veult fors esbatement
Et me tance quant je souspire,
Et bien lui plaist, s'il ne me ment,
Qu'ami aye pour moy deduire,
S'aultre que lui je vueil eslire;
De riens que je face il n'a dueil,
Tout lui plaist, sanz moy contredire,
Il veult trestout quanque je vueil.

Si doy bien vivre liement;
Car tel mary me doit souffire
Qui en tout mon gouvernement
Nulle riens ne treuve a redire,
Et quant vers mon ami me tire
Et je lui monstre bel accueil,
Mon mary s'en rit, le doulz sire,
Il veult trestout quanque je vueil.

Dieu le me sauve, s'il n'empire,
Ce mary: il n'a nul pareil,
Car chanter, dancier vueil' ou rire,
Il veult trestout quanque je vueil.


Christine de Pisan à sa table de travail, miniature du xve siècle



"Serments"



serments


tous les serments d’amour
qu’il ne m’a pas faits
je les ai ramassés sans serrement
de mon cœur imparfait
petits sarments secs je les ai
fait brûler à grande eau
de cette eau-de-vie – amie – sers-m’en
ça me réchauffe le dos
et soûle je saurai mieux sûrement
carboniser les fragments
de ce pauvre amour défait




Eva Hesse, Spectres

Vide-poche : la philosophe Avital Ronell

Pour faire écho à la philosophe Catherine Malabou, les paroles d'une autre philosophe, l'Américaine Avital Ronell, qui parle elle aussi de la place des femmes en philosophie et dans la société.


"Je prends au sérieux ce que Hegel avait dit par exemple sur le non-lieu de la femme dans la communauté : il la désigne comme l’ennemi absolu de la communauté – mais aussi comme l’ironie éternelle de la communauté. Donc je me suis posé cette question : c’est quoi, incarner l’ironie éternelle de la communauté ? Comme il n’y a pas vraiment de lieu, de place ou d’accueil pour, disons provisoirement, une femme dans la philosophie, il fallait que je squatte et que je joue dans les fissures, les sites condamnés (…). Donc j’essaie d’investir les marges sans les laisser devenir des lieux de pouvoir ou de puissance."

Avital Ronell entendue dans Les nouveaux chemins de la connaissance sur France Culture



Annette Messager, Chimères