Un poème de Christine de Pisan

Pour commencer la nouvelle année, un retour aux sources : Christine de Pisan, au tournant des xive et xve siècles, est la première femme de lettres française à vivre de sa plume; et la première apôtre du féminisme aussi.
Voici un original poème d’amour sur le bonheur du mariage (lorsque le mariage permet aussi le bonheur de badiner hors mariage avec « l’ami » de son choix…)



Dieu! on se plaint trop durement
Des maris. Trop ouïs médire
D’eux, et qu’ils sont communément
Jaloux, rechigneux et pleins d’ire.
Mais moi, je ne puis pas le dire
Car j’ai mari tout à mon vœu,
Bel et bon. Sans me contredire,
Il veut bien tout ce que je veux.

Ne désire qu’amusement ;
Me tance lorsque je soupire.
Beaucoup lui plaît – s’il ne me ment –
Que j’aie ami pour me déduire
Quand autre que lui pense élire ;
De ce que je fais est heureux.
Tout lui va et sans se dédire,
Il veut bien tout ce que je veux.

Je peux donc vivre gaiement
Car tel époux doit me suffire
Qui à tout mon comportement
Ne trouve jamais à redire.
Et quand vers mon ami m’attire,
Et que lui montre accueil joyeux,
Mon mari s’en rit, le doux sire,
Il veut bien tout ce que je veux.

Dieu me le sauve, s’il n’empire,
Comme lui, on n’en voit pas deux :
Que veuille chanter, danser, rire,
Il veut bien tout ce que je veux.

(Traduction en français moderne par Jeanine Moulin, éditions Seghers, 1962)


Dieux! on se plaint trop durement
De ces marys, trop oy mesdire
D'eux, et qu'ilz sont communement
Jaloux, rechignez et pleins d'yre.
Mais ce ne puis je mie dire,
Car j'ay mary tout a mon vueil,
Bel et bon, et, sanz moy desdire,
Il veult trestout quanque je vueil.

Il ne veult fors esbatement
Et me tance quant je souspire,
Et bien lui plaist, s'il ne me ment,
Qu'ami aye pour moy deduire,
S'aultre que lui je vueil eslire;
De riens que je face il n'a dueil,
Tout lui plaist, sanz moy contredire,
Il veult trestout quanque je vueil.

Si doy bien vivre liement;
Car tel mary me doit souffire
Qui en tout mon gouvernement
Nulle riens ne treuve a redire,
Et quant vers mon ami me tire
Et je lui monstre bel accueil,
Mon mary s'en rit, le doulz sire,
Il veult trestout quanque je vueil.

Dieu le me sauve, s'il n'empire,
Ce mary: il n'a nul pareil,
Car chanter, dancier vueil' ou rire,
Il veult trestout quanque je vueil.


Christine de Pisan à sa table de travail, miniature du xve siècle



2 commentaires:

  1. Prenez bonne note, Messieurs, prenez-en de la graine , Mesdames!
    Que dire de plus généreux en ce début d'année?
    Le véritable amour devrait aller de pair avec cette confiance illimitée ...
    Ainsi soit-il !

    Marie-Brigitte Ruel

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