Alain Badiou est parfois
exaspérant, et souvent stimulant. Tout n’est pas convaincant dans son recueil
d’essais Que pense le poème ? —
l’essai sur « Philippe Beck : l’invention d’un lyrisme inconnu »
ou celui intitulé « Poésie et communisme » en particulier m'ont laissée sceptique. Surtout, il y a souvent chez lui, tout communiste qu’il est,
une sorte de paternalisme bienveillant de médecin de famille qui me hérisse le
poil. (Notons au passage – puisque la question m’intéresse – que bien sûr il ne
cite pas une seule poète femme dans tout l’ouvrage – ni même d’ailleurs de
philosophe femme).
Ces réserves posées, son
livre n’en est pas moins d’une grande richesse et, à ses meilleurs moments,
vraiment passionnant. Son approche de la poésie, qui reste philosophique
c’est-à-dire nécessairement extérieure, ouvre des pistes de réflexion
remarquables – et notamment sur les rapports, justement, entre
« Philosophie et poésie ». Cette approche explique qu’il privilégie un
certain type de poésie plutôt que d’autres : cela explique l’intérêt pour
Philippe Beck, par exemple, ou la place d’honneur accordée à Mallarmé, idole indétrônée
des philosophes qui lisent de la poésie. On n’est pas obligée d’avoir le même
Top 5 que lui pour apprécier ses lectures, ses rapprochements et ses synthèses
très éclairantes.
La prose de Badiou peut
être ardue, et il n’est pas facile d’en isoler un fragment. Mais voici tout de
même un extrait :
« Il se pourrait
alors que le poème déconcerte la philosophie pour autant que les opérations du
poème rivalisent avec celles de la philosophie. Il se pourrait que, depuis
toujours, le philosophe soit un rival envieux du poète. Ou, pour le dire
autrement : le poème est une pensée qui est son acte même, et qui n’a donc
pas besoin d’être aussi pensée de la pensée. Or la philosophie s’établit dans
le désir de penser la pensée. Mais elle se demande si la pensée en acte, la
pensée sensible, n’est pas plus réelle que la pensée de la pensée. (…)
Posons que la querelle est
l’essence même du rapport entre philosophie et poésie. Ne souhaitons pas la
cessation de cette querelle (…).
Luttons donc, partagés,
déchirés, irréconciliés. (…) Luttons en reconnaissant la tâche commune, qui est de penser ce qui fut impensable, de dire l’impossible
à dire. Ou encore, impératif de Mallarmé, que je crois partagé dans l’antagonisme
même entre philosophie et poésie : ‘Là-bas, où que ce soit, nier l’indicible,
qui ment.’ ».
Alain Badiou, Que pense le
poème ?, éditions Nous, 2016
Très intéressée par votre réflexion sur les réflexions d'Alain Badiou. Parallèle difficile à établir, il n'en manque pas moins d'intérêt. Où sont les points d'intersection entre philosophie et poésie? L'extrait choisi me semble très parlant. Animant un Café Philo dernièrement, explicitant les rapports entre psychanalyse, littérature et philosophie, je me suis permis de lire un de vos poèmes SANCTUAIRE, bienvenu par le concret de ses évocations intemporelles "la croyance dans les lits bien faits...les certitudes d'un siècle". M.B. RUEL
RépondreSupprimerC'est vraiment une belle chose de savoir que grâce à vous, j'ai contribué en quelque sorte à cet échange! Je suis très honorée.
SupprimerQuant à la réflexion de Badiou, elle me semble d'autant plus intéressante que, si je pense à ma propre expérience, j'ai commencé à vraiment m'intéresser à la philosophie et à en lire précisément à l'époque où j'ai commencé à écrire de la poésie. Les points d'intersection entre poésie et philosophie, cela relève à la fois du conflit et de la camaraderie...
Je vous rejoins quand je lis ou quand j'écoute Alain Badiou, tant ce qu'il soulève évoque une nouvelle expérience. Aussi,l'ardu est une épreuve soigneusement établie. Son style, s'il est difficilement envisageable de le déconstruire n'en est pas moins une charpente originale ; c'est comme un dilemme de ressentis entre les lignes inspirées et celles qui portent le jugement. Ses réflexions sont souvent tendues en force, les visions extrêmement étirées jusqu'à l'impensable. Alors dans cette charpente, la rencontre des lignes(ou points d'intersection)crée un poème manquant un peu de doutes et de tangible.
RépondreSupprimerIl y a sans conteste un peu du poème dans l'écriture de Badiou, mais en effet il me semble que cette tendance au poème est toujours sabordée par — eh bien, ce que vous dites. C'est-à-dire, finalement, peut-être un manque de confiance dans le poème ?
SupprimerJe ne pense pas qu'il s'agisse de confiance, Murièle, je pense même que c'est tout son contraire. Si j'essaie d'expliquer mon sentiment avec toute la complexité de l'instant, Alain Badiou est un bâtisseur (d'une Connaissance), pas l'éclaireur du Corps sensoriel. Et le poème se fait d'indicible sans fondements certains. Je ne sais si vous sentez cette nuance.
RépondreSupprimerOui, je pense — j'espère — saisir ce que vous voulez dire...
SupprimerOublions donc le commun(isme), " le nom archaïque d'une pensée encore toute entière à venir " quand parle Nancy de ces lignes de sens ( à l'art )et passons l'aspect abrupt d'une des facettes du dilemme. Reprenons volontiers quelques
RépondreSupprimerintervalles de Mallarmé : " Notre phase, récente, sinon se ferme, prend arrêt ou peut-être conscience : certaine attention dégage la créatrice et relativement sûre volonté. " [ Poésies, Crise de vers ]
Belle soirée, Murièle.
La poesie est de la pensée qui se pare de beauté.
RépondreSupprimerOu de la beauté qui accède à la pensée.
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