Le Japon – continuation des précédents posts sur le sujet.
Le
haïku, donc (puisque ici on cause poésie).
Comme tout le monde, j’ai
été et je reste séduite par le haïku, sa simplicité, son charme, sa modestie
(son côté « le zen pour les nuls »). Et comme tout le monde, je m’y
suis essayée, bien sûr, j’en ai fait quelques-uns.
Mais j’ai aussi, dès le
début et de plus en plus, été gênée par cette même simplicité. Les haïkus qu’on
nous donne à lire en traduction sont peut-être trop simples pour ne pas rendre
évident qu’il y manque quelque chose de très important (le rythme,
les sons, une certaine syntaxe ? une certaine logique ?). Peut-on vraiment écrire des haïkus en
français ? Peut-on même en lire ? Roland Barthes se pose la
même question dans L’Empire des signes,
et sa réponse est claire : on ne peut, nous autres non-Japonais, « faire
des haïku, langage qui nous est refusé ». Il propose ainsi une analyse très
intéressante de ce genre poétique fondamentalement étranger à notre mode de
penser et d’écrire. (Dans un ouvrage pas toujours très rigoureux par ailleurs…
Barthes, malgré les précautions oratoires qu’il prend en ouverture, nage
souvent en plein fantasme quand il écrit sur le Japon, et c’est embarrassant.
Mais il s’agissait d’une autre époque…).
"Le haïku a cette
propriété quelque peu fantasmagorique, que l'on s'imagine toujours pouvoir en
faire soi-même facilement. On se dit : quoi de plus accessible à l’écriture
spontanée que ceci (de Buson) :
C’est le soir, l’automne,
Je pense seulement
A mes parents.
Le haïku fait envie […]. Tout en étant intelligible, le haïku ne veut rien
dire, et c’est par cette double condition qu’il semble offert au sens, d’une
façon particulièrement disponible, serviable, à l’instar d’un hôte poli qui
vous permet de vous installer largement chez lui, avec vos manies, vos valeurs,
vos symboles […].
L’Occident humecte toute
chose de sens, à la manière d’une religion autoritaire qui impose le baptême
par populations ; […] les voies d’interprétation, destinées chez nous à percer le sens, c’est-à-dire à le faire
entrer par effraction […], ne peuvent donc que manquer le haïku ; car le
travail de lecture qui y est attaché est de suspendre le langage, non de le
provoquer : entreprise dont précisément le maître du haïku, Bashô, semblait
bien connaître la difficulté et la nécessité :
Comme il est admirable
Celui qui ne pense pas :
« La Vie est éphémère »
En voyant un éclair !
[…] Tout le Zen, dont le haïkaï n’est que la branche littéraire, apparaît
ainsi comme une immense pratique à arrêter
le langage […]
Le travail du haïku,
c’est que l’exemption du sens s’accomplit à travers un discours parfaitement
lisible (contradiction refusée à l’art occidental, qui ne sait contester le
sens qu’en rendant son discours incompréhensible) […] ; ce qui est aboli, ce
n’est pas le sens, c’est toute idée de finalité : le haïku ne sert à aucun
des usages (eux-mêmes pourtant gratuits) concédés à la littérature : insignifiant
(par une technique d’arrêt du sens), comment pourrait-il instruire, exprimer,
distraire ? De la même façon, alors que certaines écoles Zen conçoivent la
méditation assise comme une pratique destinée à l’obtention de la bouddhéité,
d’autres refusent jusqu’à cette finalité (pourtant apparemment essentielle) :
il faut rester assis « juste pour
rester assis ». Le haïku […] n’est-il pas de la sorte écrit « juste pour écrire » ?"
Roland Barthes, L’Empire des signes,
Seuil, Poins Essais, 2007
Shubun, Lecture dans un bosquet de bambous |