Vu hier les Gisants
du plasticien flamand Jan Fabre à la galerie Templon à Paris.
(Résumé : toute la galerie est transformée en deux chambres funéraires, une pour chaque gisant en marbre, un homme et une femme, représentant deux scientifiques ayant réellement vécu – je passe sur ces détails, d’ailleurs pas inintéressants, destinés à donner du grain à moudre aux critiques. Disposés sur des colonnes autour des catafalques, des cerveaux sur lesquels poussent des plantes et se posent des insectes.)
Comme l’œuvre n’est pas nulle, et comme Jan Fabre est un artiste très en vue, et très cher (« Ne touchez pas, ça coûte 80 000 euros », a dit l’une des galeristes à une dame s’approchant trop près d’un cerveau), je me dis que c’est une bonne occasion d’aborder un problème qui me tarabuste régulièrement.
Le problème du « métier », pour reprendre un mot cher au poète italien Cesare Pavese.
Le métier de Jan Fabre, c’est plasticien. Ce plasticien nous propose ici des sculptures. D’ailleurs, sur Wikipédia, il est présenté comme sculpteur.
(Résumé : toute la galerie est transformée en deux chambres funéraires, une pour chaque gisant en marbre, un homme et une femme, représentant deux scientifiques ayant réellement vécu – je passe sur ces détails, d’ailleurs pas inintéressants, destinés à donner du grain à moudre aux critiques. Disposés sur des colonnes autour des catafalques, des cerveaux sur lesquels poussent des plantes et se posent des insectes.)
Comme l’œuvre n’est pas nulle, et comme Jan Fabre est un artiste très en vue, et très cher (« Ne touchez pas, ça coûte 80 000 euros », a dit l’une des galeristes à une dame s’approchant trop près d’un cerveau), je me dis que c’est une bonne occasion d’aborder un problème qui me tarabuste régulièrement.
Le problème du « métier », pour reprendre un mot cher au poète italien Cesare Pavese.
Le métier de Jan Fabre, c’est plasticien. Ce plasticien nous propose ici des sculptures. D’ailleurs, sur Wikipédia, il est présenté comme sculpteur.
Or il y a un « détail » beaucoup plus intéressant
que de savoir quel scientifique représente tel ou tel gisant, et qui pourtant
n’est mentionné par aucun texte critique rassemblé par la galerie dans le
classeur de présentation : c’est que Jan Fabre n’a pas réalisé lui-même
les sculptures présentées. Evidemment ! Lequel, de nos jours, parmi les
artistes très cotés (Koons, Hirst), s’abaisse à sculpter lui-même la
matière ? Lequel d’ailleurs en serait capable ?
Dixit la galeriste aux 80 000 euros, en réponse à ma
question : Jan Fabre a fait les dessins préparatoires et les modèles en
plâtre, puis des marbriers de Carrare ont réalisé l’œuvre elle-même.
Le gros, gros problème, c’est que le discours dont Jan Fabre accompagne son œuvre revendique avec
insistance une inscription dans la tradition chrétienne des gisants, qui
remonte au Moyen-Âge. C’est-à-dire dans la tradition du « métier » le
plus abouti, le plus maîtrisé, le plus exigeant. Les références prestigieuses
pleuvent : tombeaux des ducs de Bourgogne à Dijon, gisant d’Ilaria del
Carretto par Jacopo della Quercia à Lucques, Christ voilé de Giuseppe
Sammartino à Naples… Le name dropping,
c’est censé faire bon effet, mais là, c’est une vraie catastrophe. Car ces
chefs-d’œuvre sont en effet ce qui vient immédiatement à l’esprit devant les
gisants de Jan Fabre – et c’est terrible. S’ouvre devant nous tout l’abîme qui
sépare ces réalisations bouleversantes de spiritualité des blocs de marbre de
Jan Fabre. Della Quercia ou Sammartino avaient mis toute leur âme dans le marbre.
Fabre n’y a rien mis du tout, pour l’excellente raison qu’il n’y a pas touché.
Que voit-on ? Non pas un hommage à la spiritualité si
raffinée de l’art gothique, mais plutôt un hommage au réalisme soviétique. Des
sculptures très réalistes, techniquement irréprochables, et totalement dénuées de toute âme, de toute émotion (on n’ose pas dire de toute vie…)
On reste, c’est le cas de le dire, de marbre.
Les sculptures de cerveaux s’en tirent mieux : étant
des images originales, inédites, elles ne souffrent pas d’une comparaison avec
des modèles qui les écrasent. L’exécution de type réalisme soviétique est
toujours là, mais il y a de l’idée et on se dit que, réalisé par un bon artiste,
ça aurait peut-être pu donner quelque chose de remarquable.
Pour finir, et puisqu’il s’agit ici d’un blog de poésie, je
voudrais vous demander d’imaginer ceci. Un grand poète connu, auteur de
best-sellers réputés (il s’agit d’un monde fictif), conçoit une idée de
recueil. Il élabore un cahier des charges : le recueil devra avoir tant de
parties qui auront tels titres, telles épigraphes ; telle séquence aura
tel contenu thématique et tel style, telles métaphores, telles allitérations,
commencera par tel vers, aura
telle longueur… Puis il réunit son équipe de poétriers. Il leur explique.
Attention les gars je suis très pointilleux sur les détails, c’est pas n’importe quoi
hein c’est de la poésie, je vous ai embauchés parce que vous êtes les meilleurs
soyez à la hauteur. Et donc allez-y. Allez-y poétriers, écrivez mon recueil,
tout est là c’est moi qui ai tout conçu.
Grotesque, non ?…
Jacopo della Quercia, gisant d'Ilaria del Carretto (Lucques) |