"Les puces"


On ne peut pas habiter toute sa vie au paradis. Depuis quelques années, j’habite dans le 9-3 – qui a aussi ses bons côtés. Quand je sors de chez moi, je vois les puces de Montreuil qui font des métastases jusque en bas de mon immeuble.
D’où ce poème paru récemment dans Traction-Brabant.


les puces


j’en ai marre des pauvres
oui oui je sais il faut pas dire ça
c’est pas chrétien c’est pas de gauche mais
en même temps puisque c’est la vérité
j’en ai marre des pauvres
il faut pas dire ça mais excusez-moi
j’ai quand même un peu le droit de le dire
car je les vois toutes les semaines
juste en bas de chez moi
ça me donne une certaine légitimité
tous les week-ends de l’année ils sont là
les pauvres il faut dire ça pour eux
ne prennent jamais de vacances apparemment
tous les week-ends de l’année
ils viennent étaler la misère du monde
et la leur plus particulièrement
sur des bouts d’étoffe à même le trottoir
et ils revendent la misère du monde
à d’autres pauvres qui n’en ont pas assez faut croire

ce sont de vrais pauvres
des qui sont importés de l’étranger
de là où on fabrique les plus beaux pauvres
Chine Roumanie Afrique
de vrais pauvres mal habillés
et qui parlent fort et mal et qui crachent
et qui poussent devant eux
des chariots minables pleins de pauvres choses
et qui plient bagage en deux secondes
quand la police arrive
pour leur compliquer encore plus la vie
(et certains jours oserai-je le dire
c’est pas chrétien c’est pas de gauche
certains jours tant pis je le dis
j’aimerais que la police les vire
une bonne fois pour toutes)

quand ils sont là et que
j’essaie d’avancer
sur le trottoir encombré
de misères à vendre
(paire de baskets usagée
passoire en plastique
poupée Barbie défraîchie)
ou bien après leur départ
quand je marche sur le trottoir
transformé en décharge
(sac plastique
basket esseulée
passoire éventrée
Barbie démembrée
sac plastique)
je les maudis « salauds de pauvres » je leur dis
en moi-même

et puis quand j’en croise un ou une
un peu à l’écart
qui attend le bus par exemple avec son gros sac
je vois le visage inquiet la peau durcie
par les peurs et les soucis
la jeunesse vieillie d’avance
je vois les sourires aussi
j’imagine le voyage depuis la Chine
depuis la Roumanie la Mauritanie
toutes ces frontières à traverser
toutes ces routes à tracer
toutes ces langues à comprendre
jamais personne qui vous fasse la place
alors je reste sans voix


Willy Ronis, Marché aux puces


4 commentaires:

  1. Impressionnante cette liste de plaintes et de récriminations pour terminer sur cette perplexité quant à leur condition d'humains appartenant à la misère humaine ...d'ailleurs.
    Déplacés sans place qui polluent la place des autres qui légitimement devraient se sentir chez eux.
    Le tableau est bien campé comme un terrain vague criard, criant au milieu de la ville.

    Marie-Brigitte Ruel

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    1. Déplacés, oui, c'est cela qui semble le plus dur... ou en tout cas qui me touche le plus.

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  2. Ton poème me fait penser à un autre poème qui a lieu sous forme de film:
    Les glaneurs et la glaneuse, d'Agnès Varda
    Va savoir pourquoi.

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    1. Ah, je ne l'ai pas vu malheureusement. Mais c'est un honneur pour moi de faire penser à Agnès Varda !

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