Un moment de bonheur
poétique m’a été donné en 2017 par la publication de Tous les poèmes du Grec Constantin Cavafis chez Le Miel des anges,
dans une traduction de Michel Volkovitch.
Le site Recours au poème publie ma note de
lecture sur cet ouvrage. En voici la fin. Sinon, pour la lire en entier, c’est
là.
(…) Poète non
publié de son vivant, individu périphérique, Cavafis crée un univers décalé,
insaisissable, secret, et pourtant étrangement proche. Sa langue, très simple en
apparence, donne une impression de transparence. Ses textes constituent autant
de petites histoires facilement abordables a priori. Mais paradoxalement, aucun
message clair ne nous parvient ; une opacité demeure. Quelque chose se
cache.
Dans sa
recherche du temps perdu[1]
que sont, fondamentalement, la recherche de la Grèce passée et celle des amours
enfuies, il ne faut pas lire en effet une nostalgie simpliste, encore moins une
volonté de retour à une origine réductrice. Aucun goût pour l’explicatif et l’univoque
chez Cavafis. Au contraire, il ne cesse de saisir des moments de transition,
des visions d’entre-deux.
Ainsi, les deux
derniers tiers du recueil déploient pleinement un univers du mélange, des
frontières poreuses, du va-et-vient entre des identités multiples et qui,
cependant, sont toutes grecques : mélange des religions avec le
va-et-vient entre paganisme et christianisme ; transformation des empires
ou des dominations politiques avec le passage des Grecs aux Romains, d’Antoine
à Octave, des Byzantins aux Turcs ; franchissements incessants des
frontières géographiques et temporelles (d’un port méditerranéen à l’autre, de
la ville à la campagne) ; passage d’un nom à un autre (« On n’a pas
besoin d’écrire un nouveau texte. / On n’a qu’à changer le nom[2] »).
Tout cela, bien sûr, sur fond de cette sexualité mélangée, périphérique,
« impure » qu’est l’homosexualité. Caractérisée chez Cavafis par une
fusion et un échange constant des corps, des chairs, des désirs, des
jouissances, l’homosexualité est en effet l’autre nom du mélange, du
franchissement des frontières, d’une fécondité non pas physique mais
intellectuelle, artistique et spirituelle :
L’accomplissement
du plaisir interdit
a eu lieu.
S’étant relevés,
ils se
rhabillent en hâte sans dire un mot.
Ils sortent furtivement, séparément (…).
Mais comme elle
y a gagné, la vie de l’artiste !
Demain, ou des
années plus tard, seront écrits
les vers puissants dont c’est là
l’origine[3].
« C’est là
l’origine » : non pas dans une genèse biblique ou dans une épopée
cosmogonique, non pas dans un récit unique de la séparation des éléments et des
corps, mais au contraire dans le récit très bref et trivial d’une fusion
furtive entre des corps non nommés. Ou, plus exactement, dans la répétition,
poème après poème, de ces rencontres illicites des corps et des êtres, de ces
mélanges « contre nature » d’où naît la plus haute forme de culture,
l’art.
« L’origine »
de notre civilisation, semble dire Cavafis, notre passé, il faut le chercher
dans la répétition toujours recommencée des mélanges et des échanges. — En ce
sens, la lecture de ces poèmes paraît particulièrement pertinente en ces temps
de crise identitaire de l’Occident : on y trouve des échos politiques
inattendus. Au fantasme nationaliste, qui se répand de plus en plus aujourd’hui
en Occident, d’une identité unique et excluante que justifierait un passé
mythifié, Cavafis permet d’opposer d’autres fantasmes, nourris par une lecture
historique du passé plutôt que par le recours au mythe : fantasmes d’unions
multiples, récits d’identités en circulation, poèmes des transitions fécondes
et créatrices.
S’il est un
pays, pour Cavafis, c’est la langue. La langue grecque est ce qui perdure et
unifie au-delà des époques et des territoires, ce qui donne la noblesse et la
fierté, ce qui permet la création : la « langue grecque, porteuse de mémoire[4] ».
Mais même la langue, pourtant, doit s’hybrider pour devenir créatrice. La
langue grecque elle-même doit se faire lieu d’échanges et de mélanges si elle
veut rester lieu de vie :
Ton grec est
toujours beau et musical.
Mais nous avons
besoin ici de tout ton art.
Notre amour,
notre peine passent dans l’autre langue.
Dans la langue étrangère, mets ton cœur
égyptien.
Rafaïl, ces
vers-là doivent, tu l’as compris,
être un reflet
de notre vie à nous,
et chaque
phrase laisser voir qu’ils sont écrits
sur un Alexandrin par un Alexandrin[5].
Cavafis
l’Alexandrin « devient lui-même », pour reprendre le titre de la
postface de Michel Volkovitch, en écrivant des vers grecs avec un « cœur
égyptien ». Il devient le premier poète de la modernité grecque, et l’un
des plus grands, en ouvrant son cœur, son corps et sa langue à tout ce qui,
n’étant pas grec, permet à la Grèce d’exister.
Photo © Ferrante Ferranti (série Mère Méditerranée) |
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