Lectures en parallèle : François Jacqmin et Bashô

Encore un peu de François Jacqmin : il faut vraiment lire ces poèmes sur le rien (ou sur l’être — on a du mal à faire la différence entre les deux).


Par hasard, j’ai commencé ce recueil en même temps que je lisais les Journaux de voyage de Bashô. Je trouve frappante la façon dont la démarche du poète belge se situe très exactement à l’opposé de celle du poète japonais, alors que somme toute, les deux auteurs fondent également leur poésie sur le rien, sur le vide — et obtiennent des objets poétiques très proches en apparence (sizains ou haïkaï).

Mais le plaisir de la lecture est à l’opposé pour chacun des recueils. Chez Bashô, on est immergé dans une simplicité désarmante – le corps en marche, le poids du sac, l’équilibre instable sur la monture, le déplacement, les compagnons et les rencontres, le repos –  le fait d’être vivant et vulnérable. On a du mal à isoler dans les textes un fragment qui brillerait plus vif que les autres. Le voyage est une expérience de fatigue et d’endurance qui lamine l’égo et le maintient au ras des choses et du dire.

Chez Jacqmin au contraire, guère d’avancée, pas plus de repos ; tout au plus une errance « sans but » ou une stagnation. Un dérobement répété. Pas de fatigue, mais des échecs. Mais c’est alors par le transport soudain et éphèmère d’une métaphore qu’on se retrouve aussi, parfois, au ras des choses et du dire. Et l’on perçoit cela comme un éclat de lumière, une étincelle inattendue.

Chez Jacqmin, cela saisit. Chez Bashô, cela dure longtemps.




Au début de la lune-sans-dieux, sous un ciel aux desseins indécis, je me sentais incertain de ma route à venir autant que feuille au vent :

Voyageur sera
mon nom je le souhaite
premières averses

Et camélias des monts
vous donneront abri

Un habitant d’Iwaki, du nom de Chôtarô, avait composé ce second verset, alors que chez Kikaku l’on m’offrait un banquet pour prendre congé.

Bashô, « Le carnet de la hotte », Journaux de voyage,
traduit par René Sieffert, Verdier, 2016





S’exprimer relève des formes archaïques
de notre être.
Nous errons mélancoliquement

dans le dire.
Nous sommes terriblement âgés lorsque
nous prenons la parole.

*

On ne peut jaillir des choses comme le geai
quitte le verger d’un coup d’aile
riche. Cette soudaine qualité n’appartient

ni à l’écriture ni à la parole. Il nous faut
demeurer avec la canaille des arts. Notre
pensée la plus sublime n’est qu’un dicton terreux.

François Jacqmin, Traité de la poussière, Le Cadran ligné, 2017


© Fabienne Verdier, Impermanence

François Jacqmin : le recueil "Traité de la poussière"


Je ne connaissais pas du tout François Jacqmin, décédé en 1992 ; c’est une amie qui m’a aimablement offert ce recueil Traité de la poussière paru au Cadran ligné.

A priori, des textes qui prennent « l’être » pour thème, je ne reste pas. Même si le titre – Traité de la poussière – me plaît. « L’être », je n’ai jamais compris ce que ça voulait dire exactement, et je ne parviens pas à m’intéresser au sujet. En fait, je crois qu’il m’a toujours semblé – même si je ne me le formule ainsi qu’aujourd’hui, à l’occasion de ce billet – que substantiver ainsi ce pauvre verbe être était un cas typique de « grandiloquence » au sens où l’entend Clément Rosset (quand « c’est le mot qui décide du vrai, en lieu et place du réel qu’il représente souverainement et sans appel » ; Le Réel, Minuit, p. 125).

La lecture du recueil me semblait donc mal partie car, comme le signale la postface très éclairante de Sabrina Parent, « Le Traité est imprégné de l’Être » ; ce sont des « poèmes d’inspiration ontologique ». – Normalement, à ce stade, ce n’est pas que je ne reste pas : je fuis. Chacun ses blocages. L’ontologie, ça me crispe.

Or justement : François Jacqmin lui-même, dès le premier poème, pose « l’être » et puis « s’enfuit » aussitôt. Ah. Voilà une façon de penser l’être qui peut m’intéresser !

A la tombée de la nuit,
l’irrémédiable
acquiert la ténacité de l’être.

Et l’on s’enfuit
sous
le couvert de la mélancolie.

C'est le dernier mot qui compte. Non, il ne s'agit pas de poèmes d’inspiration ontologique— mais d’inspiration mélancolique. Ils sont nés de l’échec auquel conduit inévitablement le désir de penser « l’être » : « c’est cet échec-là que je préfère par-dessus tout », confessait le poète. Et il avait raison car, quand on échoue à trouver l’être, on réussit peut-être à trouver le reste, même fugacement : la neige, les sentiers, la foule, un nuage, le noir, le matin, les oiseaux, la prairie.

L’échec, en dégonflant la grandiloquence de la langue, laisse la place à l’humour et à l’amour des mots. Or l’alliance de l’humour qui distancie et de l’amour qui embrasse, n’est-ce pas ce jeu de va-et-vient entre mots et choses qu’on appelle poésie ? S’il existe une voie pour que la langue – le bout de la langue – arrive à effleurer les choses – à créer une palpitation qui serait comme toucher les choses –, je crois, moi, que c’est celle-ci.

Ce qu’on trouve ne dure pas, certes, ou à peine : chez Jacqmin, cela dure le temps de sizains aux vers souvent très courts (plus un septain : "une erreur de calcul", dit le poème lui-même).

Mais, sizain après sizain, au fur et à mesure que l’être tenace se refuse, les mots sourient et parlent. Cela semble la moindre des choses. En réalité – en poésie – ce n’est pas rien. — Et ce qui n’est pas rien, c’est de l’être, non ?


Nulle part
est la plus ancienne clairière.
C’est le lieu

où vit le grand air.
Il n’y a ni distance ni horizon.
Tout y fut sauvé avant l’analyse du monde.

*

Le soir, les oiseaux repassent
comme des remords.
Ils obscurcissent le ciel

de leur futaie noire.
A première vue, il pourrait s’agir
d’un problème de connaissance.


François Jacqmin, Traité de la poussière, Le Cadran ligné, 2017


Tableau de Simon Hantaï

Murièle Modély, le recueil "Radicelles"


Un poème, une photo. C’est le principe de ce livre.
Les poèmes sont de Murièle Modély et semblent constituer comme une reprise et un prolongement, après quelques années, de son premier recueil remarquable Penser maillé. Corps, matière, enfance, île, langue, une violence sourde. Le recours au créole dans certains textes donne à ceux-ci une profondeur poignante.
Les photographies sont de Vincent Motard-Avargues et proposent, comme en écho visuel, une auscultation minutieuse de la matière, entre inquiétude et fascination.
A signaler aussi la très belle préface de Dominique Boudou.



ton poème est une tignasse crépue qui t’embrouille la tête
comment dire koman kozé
out poèm i galop i galop com in bébéte sovage
out lang
la leur
t’entraînent au fond de l’eau
dans un écheveau d’algues
out sévé sec maillé tu te demandes
où trouver tes coraux naufragés
les mots, ces gros galets,
sous les vieux bouts d’épave

Murièle Modély, Radicelles, éditions Tarmac, 2019


Photographie de Vincent Motard-Avargues